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monologue

  • La mariée

    « Les cloches ont commencé à sonner et, juste devant l’église, il y avait nous et la famille de Fanny, c’est comme ça qu’elle s’appelait, la mariée. Comme on n’avait pas de mère et pas de sœur, on avait collé mon frère au bras de sa fiancée, et vlan que tu entres ensemble par la grande allée. Arthur était tout pâle, et sa Fanny, guère mieux, dans sa robe un peu trop large, m’était avis que ce n’était pas la première fois qu’on la mettait, cette robe, qu’elle avait appartenu à quelqu’un qui était entré avec plus de cœur qu’eux deux qui allaient marcher au milieu de l’église vide. Les cloches battaient à toute volée et quand notre Roger est sorti pour l’accueil, ça m’a fait du bien de voir quelqu’un sourire, rapport à la tête que chacun faisait ici, et moi qui n’osais pas découvrir mes dents de peur de recevoir une rouste. »


    Geneviève Damas, Si tu passes la rivière

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  • Un ton, une voix

    Trouver le ton, faire entendre la voix singulière d’un personnage, c’est ce que réussit d’emblée Geneviève Damas dans Si tu passes la rivière (2011). Ce roman d’une centaine de pages donne la parole à François Sorrente, le plus jeune des fils de la ferme, qui garde les cochons – et les aime. « Si tu passes la rivière, si tu passes la rivière, a dit le père, tu ne remettras pas les pieds  dans cette maison. » La menace a déjà été mise à exécution : Maryse, sa grande sœur, a filé de l’autre côté quand il était petit. Il ne l’a plus jamais revue. Son nom même n’est plus prononcé. Maryse manque à François qu’elle a si souvent rassuré, elle seule lui témoignait un peu d’affection : « Ça a été aux cochons aujourd’hui, Fifi ? » 

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    A présent, il n’y a plus que le prêtre, Roger, à lui lancer de son vélo : « Ça va, François ? » Intrigué par le sac que l’homme porte toujours en bandoulière, François lui a un jour barré le passage pour savoir ce qu’il y avait dedans. Le curé en a sorti un livre d’images, il a bien compris que le gamin avait envie qu’on lui en lise l’histoire, une histoire pieuse, c’était mieux que rien.

     

    « Mes frères, je n’en ai pas encore parlé. Jusqu’à présent, j’ai toujours dit les frères, comme s’ils formaient un lot, mais comment pourrais-tu savoir alors qu’ils sont deux si différents d’apparence, comme un grain de blé et un grain de seigle. » Jules a pris la place de Maryse à table, « il a la voix forte et les épaules qui vont avec. » Il s’occupe des machines, « ça le connaît. » François a reçu une taloche quand il a essayé de lui cacher Oscar, son cochon favori, mais Jules l’a saigné, « et le sang a commencé à battre » dans la tête de François - il a refusé d’en manger. Quelques mois plus tard, Jules lui a ramené un accordéon et François en a tiré « sa chanson de solitude et de liberté ».

     

    Le deuxième frère, le blond, Arthur, « beau comme un taureau », vend les produits de la ferme au marché. En réalité, il est le quatrième. Maryse était l’aînée, Jean-Paul, le troisième, s’est tué en tombant du toit. Même s’ils sont différents, les frères de François parlent pareil : « Moins on parle, mieux ça vaut, si tu as quelque chose à dire, tais-toi, si tu es content, tais-toi, si tu as du chagrin, tais-toi. Tais-toi, tais-toi, tais-toi. »

     

    Sa mère, François ne la connaît même pas en image, personne ne parle d’elle, même pas Maryse quand elle était encore là. Il a bien fouillé dans la chambre du père, un jour où il n’était pas là, mais il n’a trouvé que des photos des alentours de la maison, avec des fleurs partout, alors que son père n’en veut plus, et de l’autre côté de la rivière, une ferme, une grange, une étable, au lieu « des vieux murs brûlés qui branlent sans aucun toit dessus » dont personne ne lui a jamais raconté l’histoire.

     

    Privé d’Oscar, son confident, François choisit un autre cochon pour l’amitié, cette fois en secret, ce sera « Hyménée », une truie de presque deux ans qu’il a baptisée ainsi en souvenir d’une autre dont Maryse lui avait parlé autrefois. Il lui parle, mais, à dix-sept ans, même si les siens le traitent comme un attardé, cela ne lui suffit plus. Roger, qui l’a bien compris, lui a dit qu’il pouvait lui raconter des tas d’autres histoires un jour, s’il voulait, et un soir il se décide, va gratter à son volet. Le prêtre, torse nu, passe la tête à la fenêtre : « Pas ce soir, je suis occupé. » Le lendemain, quand il y retourne, François se surprend lui-même en répondant, quand le curé lui demande le genre d’histoire qu’il voudrait : « Pour y aller de l’autre côté de l’eau, Roger. »

     

    « J’ai dit ça, comme ça, pour me sortir d’un mauvais pas, et v’là que je me mettais dans un autre, à penser traverser la rivière, moi aussi, sans y prendre garde, contre la défense du père, et je me suis dit que les ennuis commençaient. » A l’indifférence, au silence, à la dureté, François préfère les mots de Roger, ou ceux de la vieille Lucie qu’il est allé chercher un jour où le père s’était senti mal, et que celui-ci a chassée de la maison parce qu’elle avait osé lui dire : « Tu dois lui dire la vérité, Jacques, sinon cela te poursuivra jusque dans la mort. »

     

    François prend goût à s’éloigner de la ferme, à marcher dans les rues du village où il ne s’est rendu que rarement, comme pour l’enterrement de son frère. « Ce qui est bien, quand tu te promènes, c’est que parfois tu croises des gens, et alors ils te saluent, toi tu les salues, et c’est un peu comme si tu n’étais plus un inconnu. » Il parle avec la grosse Amélie qui étend son linge sur le côté de la maison et qui l’invite à boire un coup. Il pousse la grille du cimetière, où il y a tant de noms sur les pierres qu’il ne pourra jamais trouver la tombe de son frère, lui qui ne sait pas les déchiffrer. C’est encore vers Roger qu’il se tourne alors pour qu’il lui apprenne à lire : « Je n’ai pas peur. J’ai fini d’être un crétin. »

     

    L’histoire que François voudrait qu’on lui raconte, c’est la sienne, celle de sa famille, celle de sa mère. Il veut savoir d’où il vient. Si tu passes la rivière est le récit d’une quête personnelle née d’une absence et de secrets trop longtemps gardés. Peu à peu, il va s’en rapprocher. Geneviève Damas nous fait littéralement entrer dans la tête et le cœur d’un garçon sensible qu’on traite comme un idiot et qui cherche son chemin à travers les mots. Après des nouvelles et des textes pour la jeunesse, en plus de son travail de théâtre, ce premier roman émouvant de la comédienne et metteuse en scène belge a remporté le prix Rossel 2011. Le monologue de François trouvera sans doute, un jour ou l’autre, on le lui souhaite, une voix de comédien pour le dire. Mais n’attendez pas pour aller à sa rencontre.

     

    & Bonne fête !

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  • Un fabuleux conteur

    Hrabal, « avec Milan Kundera, au premier rang des écrivains tchèques de sa génération » (notice de présentation), est décidément un fabuleux conteur ! Moi qui ai servi le roi d’Angleterre, monologue de près de trois cents pages, nous entraîne dans l’irrésistible ascension d’un petit groom apprenti dans un hôtel, A la Ville dorée de Prague. Il rêve de devenir millionnaire. Sa taille menue alimente son ambition fondamentale, celle d’être un jour traité d’égal à égal par les grands hôteliers de la capitale.

    Le culte de l’argent lui vient de la fréquentation des voyageurs de commerce – l’un deux tapisse le plancher de sa chambre des billets gagnés pendant la semaine pour les compter, les contempler - et de la découverte des femmes, les jolies hôtesses de l’Eden avec qui, dès qu’il le peut, il dépense ses économies comme un prince. M. Walden, le gros représentant qui  place partout ses balances de précision et sa trancheuse qui débite en une pyramide impressionnante de fines tranches de salami hongrois, lui procure bientôt une nouvelle place dans un hôtel féerique, le Relais du Silence, à la campagne. Son propriétaire aux allures de bonhomme Michelin y mène tous ses employés à la baguette en sifflant, assis dans sa voiturette. Peu de clients, mais des plus chic, pour qui l’on monte comme au théâtre un décor chaleureux. Les pourboires somptueux rendent très supportable le calme des longues journées d’attente, avant que l’arrivée des clients en soirée réveille l’hôtel comme la Belle au Bois dormant.

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    Mais c’est de retour à Prague, à l’Hôtel de Paris, que le groom va vraiment prendre du galon, formé par un maître d’hôtel hors pair, qui a servi un jour le roi d’Angleterre. A son contact, le garçon apprend à deviner la personnalité des clients et leurs goûts. Dans le « pavillon de visite » où s’attardent les libidineux, le voilà bientôt promu « roi de ces dames » que les agaceries de riches clients ont mises en appétit. S’ouvre alors une ère d’élégance. Il s’offre de fines chemises et arbore des cravates raffinées dérobées dans une penderie de l’hôtel. Monsieur parade en ville après s’être fait placer dans les règles de l’art au magasin une « pochette blanche, qui montrait des bouts d’oreille conquérants et pointus comme l’ourlet d’une feuille de tilleul ». Un extraordinaire banquet offert par l’empereur d’Ethiopie au président tchèque – il leur faut absolument des couverts en or pour trois cents personnes – fournit au héros l’occasion de s’illustrer et d’être décoré.

    Rien ne semble plus pouvoir l’arrêter, lorsqu’il tombe, lui, « le blond filasse aux grands yeux bleus de veau », amoureux d’une belle Allemande, Lisa, la première femme qu’il  trouve vraiment à sa taille. L’Allemagne vient d’annexer les Sudètes, les Tchèques s’en méfient. Mais fasciné par Lisa, heureux de se faire valoir en faisant ami-ami avec les nouveaux maîtres de Prague, le garçon d’hôtel si doué et aryen vérifié ne mesure pas encore où cela va le mener. Il est prêt à tout pour cesser d’être « le petit groom, le petit loufiat condamné à rester petit jusqu’à la fin de ses jours en se laissant traiter de nabot, de minus ou d’autres sobriquets du même genre ».

    Moi qui ai servi le roi d’Angleterre décrit les coulisses de l’hôtellerie, mais aussi l’occupation nazie, l’eugénisme, les soubresauts de l’histoire tchèque vue par les yeux naïfs et avides d’un petit homme qui veut réaliser son rêve coûte que coûte. Les scènes cocasses ne manquent pas, comme celle d’un Enfant Jésus de Prague en or que des Boliviens veulent absolument faire bénir par l’archevêque ou les cours de littérature française d’un vieux professeur devenu ouvrier forestier à une jeune ouvrière de chocolaterie. La faconde de Bohumil Hrabal surprend par les trouvailles de l’intrigue, les images inattendues, les leitmotivs ironiques, la profusion, l’humour.

    Lorsque l’ancien groom, qui a servi l’empereur d’Ethiopie, sort de ses rêves de grandeur et rencontre la vraie beauté du monde, le récit entre en résonance, comme cette espèce rare d’épicéa qu’on abat précautionneusement pour en faire des instruments à cordes – « il fallait conserver à tout prix cette musique des sphères vibrant dans ses fibres ». Dans la solitude, dans le dialogue avec soi-même et avec  la nature, une autre conception du bonheur se fait jour.