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Textes & prétextes - Page 148

  • Freud au quotidien

    De Lydia Flem, écrivaine et psychanalyste, paraît en 1986 (à 33 ans) La vie quotidienne de Freud et de ses patients. Freud (1856-1939) y est montré tour à tour comme un « docteur invraisemblable », un professeur dont le cabinet d’analyse attire bien des patients, un Juif viennois, un amoureux, un amateur de champignons et de fraises des bois... L’essai sur ce « maître du quotidien » – il a montré l’attention que méritent les faits de tous les jours, la vie privée – s’ouvre sur un plan de sa maison et un plan de Vienne qui permettent de situer le fameux numéro 19 de la Berggasse.

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    Les débuts de la psychanalyse se sont heurtés au scepticisme de la Société psychiatrique de Vienne. Freud invente « la réalité psychique » où lapsus, rêves, actes manqués, jeux de mots, mobiles cachés jouent dans les coulisses de la conscience. Lecteur des grands classiques de la littérature occidentale, il croit intuitivement au « pouvoir thérapeutique » des mots et renoncera peu à peu à « l’arsenal médical classique de son temps ».

    Lydia Flem raconte comment le Dr Freud, neurologue à la barbe bien taillée, aux vêtements « stricts et bien coupés », l’allure bourgeoise, le regard « vif, pénétrant et grave », se rend le premier mai 1889 dans une pension chic chez une grande dame, « Emmy von N. », qui lui demande de la laisser raconter ce qu’elle a à dire : la « scène primitive » de ce qui allait devenir la psychanalyse et initier la « règle de tout dire ».

    Des scènes de rencontre alternent avec l’histoire des différentes périodes de la vie de Freud, les chapitres suivent un ordre chronologique. On fait connaissance avec sa famille, avec ses amis, et surtout avec ses patients – ceux, celles qui font le voyage à Vienne pour s’allonger sur le divan du professeur – et bientôt ses disciples. A la fin de l’essai figurent des repères chronologiques pour situer les patients les plus connus et aussi le rythme de travail de l’analyste (onze patients par jour en 1913, six en 1924, quatre en 1938-1939, les dernières années).

    La vie quotidienne de Freud et de ses patients s’appuie sur une documentation fournie sans pour autant ressembler à un pensum. Ce pourrait être la vie d’un personnage de roman tant il y a de la matière, et des personnages secondaires hauts en couleur. Lydia Flem l’aborde de façon très concrète, propose des portraits, des dialogues, des extraits de correspondance. Le récit décrit des déménagements, des ambiances, des contextes sociaux et politiques, des séances d’analyse, des repas en famille, des vacances… Comme l’écrit Fethi Benslama dans sa préface à la réédition au Seuil en 2018, sa démarche « allie histoire et littérature ».

    Les lecteurs découvrent les statuettes collectionnées par Freud et posées sur son bureau, qui intéressent souvent ses patients ; ses rendez-vous fidèles pour jouer aux cartes avec quelques proches ; ses habitudes (cigares, promenades, cafés viennois). Les complicités et les rivalités. Ses rapports avec le judaïsme. Le goût de lire et le goût d’écrire.

    Dans le chapitre « Vienne entre deux séances », Lydia Flem s’arrête sur « Arthur Schnitzler, son double ». Comme Freud, le Dr Schnitzler a « fait sa médecine », ils ont des amis communs. Freud lit ses œuvres, envie le pouvoir des poètes. Il lui avouera l’avoir évité « par une sorte de crainte de rencontrer [son] double ». Lui-même se dévoilait peu et c’est à un visiteur, le poète Giovanni Papini qui n’est « ni un patient, ni un collègue, ni un disciple, ni un parent », qu’il confie, en 1934, être devenu un scientifique « par nécessité et non par vocation » plutôt qu’un artiste, un destin réalisé de manière indirecte en restant « un homme de lettres sous les apparences d’un médecin. »

  • Parti

    Alechinsky (125) Le temps qui nous est parti.jpgParmi les dons récents d’Alechinsky aux MRBAB, ce message tracé de droite à gauche et inversement : « Le temps / qui nous / est parti ». Ce peintre ambidextre « possède et entretient cette double dextérité de la main qui peint et de celle qui dessine », rappelle Johan-Frédérik Hel Guedj dans L’Echo.

    « Parti » n’est pas seulement le participe passé de partir au sens de s’en aller, il signifie aussi, dans un usage archaïsant, partagé ou divisé en parties ; « imparti » est plus courant aujourd’hui. Avons-nous assez conscience du temps qui nous est accordé ? La question se pose à chacun, la question se pose à tous.

    alechinsky-A la ligne.jpg

    Pour partager un peu de bleu, en plus des sinuosités à partir du « A » (initiale vue aussi dans « Mesure battue »), voici une eau-forte qui m’a également retenue à l’exposition : elle s’intitule « A la ligne ». Point.

    © Pierre Alechinsky / Sabam,
    Le temps / qui nous / est parti, 2004,
    Gomme du Sénégal, encre et lavis sur vergé du XVIIIe siècle, Bruxelles, MRBAB

    © Pierre Alechinsky / Sabam, À la ligne, 1973,
    Eau-forte couleur sur papier Japon fait main, Bruxelles, MRBAB

    Exposition Pierre Alechinsky, Carta canta > 01.08.2021

     

  • Alechinsky, encres

    « Aujourd’hui, Pierre Alechinsky a 93 ans et continue à faire « chanter le papier » », écrit Géraldine Barbery dans le Guide du visiteur (source des citations) de  « Carta canta », l’exposition proposée aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique jusqu’au premier août prochain. Ou « comment un artiste qui aura maintes fois réinventé l’art graphique au fil de son exploration créative, ouvre le chant de tous les possibles », peut-on lire sur le site des MRBAB.

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    A consulter ou télécharger ici

    Près de 150 œuvres ont été choisies dans les collections qui comportent « plus de 270 dessins, tableaux, estampes, sans compter les livres illustrés », rappelle Michel Draguet. On découvre en trois temps ces œuvres sur papier : au rez-de-chaussée, en bas des escalators et au niveau -3. Plus de noir et blanc que de couleur, peu de grands formats (aux dimensions précisées sous les illustrations), mais une diversité qui rend compte du parcours d’un gaucher magnifique dont une belle rétrospective a eu lieu ici en 2008. Ne pas manquer les deux œuvres monumentales exposées dans le forum, dont « Passerelle II ».

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    © Pierre Alechinsky, Coiffeur, 1948, Eau-forte sur papier Arches, Bruxelles, MRBAB
    (Photos prises sans flash)

    Neuf eaux-fortes de 1948 figurant des métiers sont les premières œuvres exposées et les plus anciennes : des bonshommes faits d’objets assemblés, « à la fois enfantins et sophistiqués ». « Soleil » relève déjà d’un geste plus souple, comme celui de Walasse Ting (1929-2010) qui apprend à Alechinsky « la manière chinoise » de dessiner au pinceau, « le papier au sol, le bol d’encre à la main, le corps entier mobilisé ». Dès lors, la création spontanée s’éloigne de la représentation sans pour autant devenir abstraite.

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    © Pierre Alechinsky, Soleil, 1950, lithographie sur vélin d’Arches, Bruxelles, MRBAB

    « Cadeau » : le peintre a peint son fameux pinceau trésor, en « poils de chèvre soyeux sur bambou de première qualité », un cadeau reçu du grand calligraphe Shyriu Morita (1912-1998) à Kyoto. Alechinsky est revenu bouleversé d’un voyage au Japon en 1955 : « L’encre prend bientôt définitivement la place de l’huile, le papier, posé à plat dans l’atelier, remplace désormais la toile sur châssis et chevalet. Le pinceau prolonge le corps […] ».

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    © Pierre Alechinsky, Cadeau, 1993, Encre de Chine sur vergé du XIXe siècle, Bruxelles, MRBAB

    Partages artistiques, participation au mouvement CoBrA, tout concourt à la grande puissance expressive de « La Nuit polaire », le premier grand format de l’exposition. Cette « nuit d’encre » peinte sur papier (marouflé sur toile) impressionne par sa noirceur, son dynamisme, ses figures monstrueuses, comme un « magma » monumental.

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    © Pierre Alechinsky, La Nuit polaire, 1964, Encre sur papier marouflé sur toile, 151 x 236, Bruxelles, MRBAB

    Une autre rencontre inspirante se produit quand il travaille avec son ami le sculpteur Reinhoud dans l’Oise. « Sur une table, ce dernier abandonne des pelures d’oranges « scalpées » d’une seule venue. Sculptures à part entière, volutes naturelles, leurs lignes serpentines serviront de modèles aux deux artistes. » On en trouve de nombreuses variations, dont ces pelures en grand format dans « Rein comme si de rien », encre entourée de taches de couleurs (ci-dessous), comme dans « De toutes parts » avec sa bordure « all-over ».

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    © Pierre Alechinsky, Rein comme si de Rien, 2004-2007,
    Encre sur papier marouflé sur toile, bordure à l’acrylique, 189 x 185, Bruxelles, MRBAB
    (Reinhoud est décédé en 2007)

    Beaucoup d’humour aussi dans cette expo, voyez « Profil couchant, soleil levant » avec une tête au chapeau qui disparaît peu à peu dans le haut. A New York en 1965, Alechinsky a vu dans Central Park, du cinquantième étage, « une gueule débonnaire de monstre » prêt à dévorer ce qui l’entoure, et il a décidé de nourrir ce monstre des histoires dessinées autour : ce sont ses premières « remarques marginales »,  sa première acrylique dans l’atelier de Walasse Ting et son premier marouflage. Avant-après : une « nouvelle impulsion » est donnée à son travail. Il va faire peau neuve.

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    © Pierre Alechinsky, Central Park, 1965, Encre et lavis sur papier du XIXe, Bruxelles, MRBAB

    Au bas des escalators, de grandes eaux-fortes verticales témoignent de choix divers : « Case par case » ou en deux parties, inégales, ou encore laisser courir le « pinceau voyageur » sur toute la feuille. Chacune de ces œuvres comporte, tel un cachet de calligraphe sur une estampe, un peu de rouge qui fait signe : lignes ou petit motif circulaire.

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    © Pierre Alechinsky, Sphinge se demandant quoi, 1980, Lithographie et eau-forte (couleur) sur papier Japon, Bruxelles, MRBAB
    (à droite et détail ci-dessous)

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    © Pierre Alechinsky, A propos de Binche (II), 1967, Encre de Chine et lavis sur vergé ancien, Bruxelles, MRBAB

    Peu à peu, on reconnaît les motifs de prédilection d’Alechinsky : la spirale, le serpent, la pelure d’orange – et voici le chapeau de plumes d’autruche du Gille de Binche, qui deviendra volcan à l’occasion, dans la dernière partie de l’exposition.

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    © Pierre Alechinsky, Labyrinthes d’apparat, 1973, cinq lithographies sur vélin d’Arches, Bruxelles, MRBAB

    Des couleurs acryliques, des lithographies, des estampages… On y montre des peintures à l’encre sur ces vieux papiers qui passionnent le peintre, ce qui me rappelle la splendide exposition de La Louvière, « Palimpsestes ».

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    © Pierre Alechinsky, Parfois c’est l’inverse, 1970, Acrylique sur papier collé sur toile ;
    le papier de la prédelle provient d'un registre du XVIIe siècle, 183 x 298, Bruxelles, MRBAB

    « Parfois c’est l’inverse », une œuvre-phare de la collection des MRBAB, peinte à l’acrylique, comporte une prédelle à l’encre sur un registre ancien, le tout marouflé sur toile. Sous l’illustration de cette peinture-encre, à la fin du Guide du visiteur, Géraldine Barbery reprend la définition du dessin par Christian Dotremont : « C’est de l’écriture dénouée et renouée autrement. »

  • Détours

    Yoshimura le-convoi-de-l-eau,M20409_1.jpg« Ce chemin qui serpentait, accroché à flanc de montagne, était entièrement exposé aux regards de la vallée, et une ombre y aurait-elle couru ramassée sur elle-même qu’il aurait été impossible de ne pas la remarquer. Ainsi, la route, ayant perdu tout espoir de descendre directement dans la vallée, faisait-elle pas mal de détours en suivant le chemin de la montagne. Qui plus est, cette route était terriblement sinueuse et étroite. Il va sans dire qu’elle était parfaitement adaptée pour affronter les intrus constituant une menace. »

    Akira Yoshimura, Le convoi de l’eau

  • Au-dessus du hameau

    Akira Yoshimura (1927-2006), considéré au Japon comme l’égal de Mishima, a vu ses récits et nouvelles traduits en français de son vivant. Je découvre ce grand écrivain avec Le Convoi de l’eau (1976, traduit en français par Yutaka Makino. Marine Landrot, qui a rencontré sa veuve, Setsuko Tsumura, également romancière, a fait son portrait dans Télérama.

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    Akira Yoshimura, Mizu no soretsu  水の葬列

    Ce roman court (moins de deux cents pages) débute sans préalable : « De l’avant de la file nous parvint un joyeux tumulte. Les voix qui s’élevaient dans la pénombre de la forêt déclenchèrent les cris aigus et les battements d’ailes d’oiseaux sauvages. Nous avions tous attendu cet instant avec impatience. » Au bout de cinq jours de marche au lieu des trois prévus, l’équipe du barrage K 4 découvre avec joie le ravin et le hameau au-dessus desquels ils vont devoir travailler.

    Ils observent les constructions « extraordinairement grandes » et leurs toits « fortement pentus » couverts de mousses vertes, les terres cultivées à proximité et « une étendue de pierres tombales absolument inimaginable », presque un tiers de la vallée, sur des terrains plats qu’on réserve d’ordinaire aux cultures. C’est vers la fin de la guerre que l’armée japonaise avait repéré ce hameau isolé en pleine montagne, vieux de plusieurs siècles, près de l’endroit où un bombardier américain s’était écrasé. La zone en amont de la rivière K avait été jugée intéressante pour une exploitation d’électricité.

    Le narrateur s’est fait embaucher dans l’équipe de treize ingénieurs et soixante ouvriers chargée « d’arpenter les lieux et de vérifier la nature du terrain ». Tous sont déçus de devoir monter les tentes à l’arrivée, ils espéraient dormir dans les maisons du hameau. Le narrateur se sent différent des autres parce que lui, il fuit. Il entend encore la voix du directeur de prison lui dire à sa sortie : « Puissiez-vous vivre des jours paisibles… ». Dans une petite boîte au fond de son sac, il transporte « cinq petits morceaux d’os des doigts du pied de [sa] femme ».

    Le fracas de trombes d’eau sur la toile de tente les réveille, les hommes en veulent au chef de chantier d’avoir cédé aux conditions du hameau : ne pénétrer « ni dans les maisons, ni dans le cimetière, ni sur les terres cultivées ». Ils sont considérés comme des intrus et souffrent du rejet des habitants tout en partageant leur angoisse, même s’ils seront indemnisés lors de l’expropriation, avant que le hameau soit enseveli sous l’eau.

    Dans Le convoi de l’eau, Akira Yoshimura suit plusieurs pistes en même temps : le déroulement de ce chantier hors du commun avec ses aléas divers, les relations dans l’équipe et les drames, le comportement des quelque deux cents personnes qui habitent le hameau, les tourments secrets du narrateur hanté par son crime. Les descriptions de la montagne, de la nature, du climat humide sont magistrales. La violence et la mort (et même les dépouilles humaines) ont leur place dans cet univers très sombre.

    Le récit offre un véritable suspens psychologique. Chaque camp guette les réactions de l’autre. Que les gens du hameau poursuivent tranquillement leurs activités sidère l’équipe du barrage, jusqu’au jour où des événements imprévus se produisent et que le destin des uns et des autres soit scellé. Dans une atmosphère de plus en plus tendue, le lecteur se retrouve du côté des travailleurs qui observent jour après jour les étranges préparatifs du grand départ. Fascinant.