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Textes & prétextes - Page 145

  • Couleur absolue

    Soutine Femme au bain.jpg« Le peintre l’avait cherchée, la couleur absolue, l’avait cajolée, mais jamais sous sa forme pure, jamais la couleur non bigarrée. La pureté ne l’a jamais séduit. Il multiplie les intrusions, y glisse subrepticement de fines stries et fibres sanglantes, des boucles et de tendres loopings, de minuscules fleurs mauves, des veinules bleues, comme si chaque vêtement blanc était une peau somptueuse. Cela lui rappelle doucement la couleur aimée du lait. 
    Le col, les poignets de chemise de l’idiot du village ? Le surplis de l’enfant de chœur, le tablier des pâtissiers de Céret et de Cagnes, la robe de cérémonie de la petite communiante ? Sa Femme au Bain, les jupons blancs remontés bien haut, absorbant en eux tous les reflets de l’eau et toutes les couleurs ? L’apogée de la couleur absolue non bigarrée ! N’y a-t-il pas un tableau de Rembrandt qu’il aime particulièrement, et qu’il imite avec envie ? Hendrickje se baignant dans une rivière. Une femme qui entre dans l’eau et remonte sa robe blanche, découvrant ses cuisses. »

    Ralph Dutli, Le dernier voyage de Soutine

    © Chaïm Soutine (1893-1943), Femme au Bain, vers 1931,
    huile sur toile, 113 x 72,5 cm

  • Soutine par la fin

    Mon dernier rendez-vous avec les toiles de Soutine, c’était à l’Orangerie en 2012. La couverture choisie par Le Bruit du temps pour Le dernier voyage de Soutine (2016), un roman de Ralph Dutli (traduit de l’allemand (Suisse) par Laure Bernardi), m’a donné envie de retrouver le peintre des blancs, des rouges, des verts. Comme Dominique Rolin l’avait fait pour Bruegel dans L’Enragé, l’auteur a choisi de raconter sa vie et de parler de son œuvre en commençant par la fin.

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    En couverture : Chaïm Soutine, Paysage avec personnage (La route blanche),
    Paris, Musée de l'Orangerie

    Le 6 août 1943, c’est dans un fourgon mortuaire que Soutine quitte Chinon, un « mort vivant » qu’il faut transporter jusqu’à Paris pour qu’on l’y opère d’un ulcère aggravé. Il faut éviter les carrefours où l’occupant contrôle les voyageurs, le peintre juif est recherché. On l’a enveloppé d’un linceul blanc sur le brancard, au cas où. Cela fait longtemps que son ventre déchiré le torture, aucun remède n’a fonctionné. Seul le lait l’apaise. Les derniers jours, son rituel de destruction des œuvres par le feu ne lui a apporté aucun soulagement. « Personne n’a compris le rituel. Pas un peintre, pas Zborowski, pas les deux femmes des dernières années, ni Mademoiselle Garde ni Marie-Berthe. Et personne ne pouvait le retenir. »

    A la clinique de Chinon, aux urgences, le médecin a voulu opérer Soutine sur-le-champ, mais son « ange noir », Marie-Berthe Aurenche, effrayée par l’intervention annoncée, veut qu’on le transfère à Paris où il aura un meilleur spécialiste qu’en province. Quand le médecin, qui a reconnu le nom de la deuxième épouse de Max Ernst, évoque Montparnasse à l’époque où il s’enthousiasmait pour les surréalistes, il a dit « ce qu’il ne fallait pas », elle ne supporte plus d’entendre prononcer son nom. Depuis trois ans, la « muse des surréalistes » est la compagne de Soutine. Elle obtient qu’on le conduise à Paris dans le XVIe, à la maison de santé Lyautey. On fait à Soutine une piqûre de morphine généreuse, pour qu’il supporte le voyage. Ma-Be reçoit une blouse blanche d’infirmière. On expliquera si nécessaire qu’il n’y avait plus d’ambulance disponible.

    C’est à partir de ce que Soutine perçoit de ce voyage interminable puis du « paradis blanc » de la clinique parisienne – la morphine l’a délivré de la douleur – que Dutli raconte les souvenirs, les rêveries du peintre, une succession d’images, de rencontres, de combats avec la toile et avec ses maux, où surgissent les personnes qui ont compté à ses yeux, les amis artistes, les femmes de sa vie, les lieux où il a vécu et où il s’est caché, ce et ceux qu’il a peints, les œuvres critiquées ou reconnues, les toiles détruites…

    Dutli écrit l’histoire personnelle de cet enfant juif, l’enfant souffre-douleur de Smilovitchi (près de Minsk), orphelin à neuf ans, qui voulait peindre malgré les interdits religieux, devenu ce peintre ami de Modigliani à La Ruche, cet artiste juif qui refuse de porter l’étoile jaune et se fait invisible en déménageant sans cesse avant de quitter Paris, la ville tant désirée et aimée. La ville sans pogroms, pensait-il. Fini de s’y cacher en buvant du lait à la poudre de bismuth et en écoutant les disques de Bach de la chanteuse Olga Luchaire.

    Dutli rencontre Soutine pour la première fois dans un café en 1931, pour une série d’articles qu’un homme d’affaires lui a commandés sur « les Juifs célèbres de Paris ». A ses questions, ce sont les amis du peintre qui répondent, lui ne dit rien, « perdu dans ses pensées, enveloppé dans la fumée de sa cigarette… » A la Rotonde, écoutant les conversations, il a capté un jour une proximité intéressante : « En français couleur et douleur sont si proches. »

    Dans Le dernier voyage de Soutine, ce poète et essayiste suisse de langue allemande qui a beaucoup écrit sur la poésie (il a traduit du russe Mandelstam, Tsvetaïeva, Brodsky) mélange de façon convaincante l’histoire et la fiction. L’hôpital où pour la première fois le peintre vit sans douleur est en même temps une prison ; un mystérieux médecin lui promet la guérison s’il renonce à la couleur…

    Alors que Dominique Rolin, dans L’Enragé, fait parler Bruegel à la première personne, Ralph Dutli suit les conseils d’un témoin inattendu croisé au cimetière Montparnasse, sur la tombe de Chaïm Soutine : le vieil homme prétend avoir été là pour son enterrement, le 11 août 1943, alors que seuls Picasso, Cocteau et Max Jacob y étaient, et deux femmes, Gerda Groth et Marie-Berthe Aurenche. L’homme le met en garde : « Chaque tête est différente des autres. L’homme est plein de contradictions, rien n’est prévisible. (…) Ce n’était pas lui. Il est un autre. » Surtout pas de monologue intérieur, ne rien faire dire à un homme taciturne. « Jamais de je, rien que du il. Jamais de pur passé, rien que du présent impur. »

  • Comprendre le lien

    Dans Eclaircies, dernier texte du recueil Paysages avec figures absentes, Philippe Jaccottet commente la poésie de Hölderlin et de Rilke, entre autres. J’y note ceci, à la fin d’une longue parenthèse : « Le langage le plus sobre est celui qui a le plus de chances de rendre compte des œuvres comme il sied. » Voilà qui m’encourage à tenter de partager cette lecture.

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    Près de Grignan, à la grotte de Rochecourbière 

    Les proses poétiques du poète de Grignan ouvrent un chemin de mots, ce ne sont pas des histoires. Il s’agit de « comprendre le lien qui les lie à notre vie profonde », écrit-il dans l’incipit à propos de ces cadeaux que nous font certains paysages. Jaccottet a l’art de nous accrocher à sa vision de l’instant : « Plus qu’aucune autre saison, j’aime en ces contrées l’hiver qui les dépouille et les purifie. » Puis viennent les images : les couleurs, les sols pierreux où poussent les chênes verts. « … Et sans cesse autre chose étonne » : un ciel au couchant ou « l’énigmatique luminosité du crépuscule ».

    « L’immédiat : c’est à cela décidément que je m’en tiens, comme à la seule leçon qui ait réussi, dans ma vie, à résister au doute, car ce qui me fut ainsi donné tout de suite n’a pas cessé de me revenir plus tard, non pas comme une répétition superflue, mais comme une insistance toujours aussi vive, comme une découverte chaque fois surprenante. »

    Dans ce pays de Grignan, « pays de murs », Jaccottet regarde les remparts de villages, les murets de pierres sèches le long des chemins ou autour des propriétés, décrit leur structure, dit leur beauté venue de temps anciens qui s’y dissimulent. Un lieu peut ouvrir « la magique profondeur du Temps », rappeler des monuments, des tableaux, les paysages de Cézanne. En ceux-ci, « où il n’y avait que montagnes, maisons, arbres et rochers, d’où les figures s’étaient enfuies, la grâce de l’Origine était encore plus présente (…) ».

    Sur le seuil le montre à l’écoute de l’eau, au retour de la pluie, des gouttes multipliées comme des notes – « Paroles du ciel à la terre. Comme autant de « oui » ronds, lumineux, décidés, tout près de nous, en même temps très loin, comme au-delà. La fable des sources. » L’eau est aussi ce qui le conduit dans Bois et blés, à la dérive.

    Que j’aime l’art avec lequel le poète évoque la tourterelle turque, oiseau pour moi lié aux séjours dans le Var, aux arbres d’un jardin familier, avec son « collier d’ardoise ». La terre, l’eau et l’air murmurent des secrets, tissent des correspondances : « L’eau, miroir du vent ; mais une prairie aussi, soyeusement, le dénonce. (Travaux au lieu dit l’Etang)

    Des vers viennent, par tâtonnements, variations :

    « […]
    Soudain, où étaient l’herbe et la terre
    de longues pluies aux roseaux veufs
    ont rendu leur étang.

    Le vent souffle. Sur l’autre bord
    où l’eau se heurte à ces cloisons de paille
    l’écume ! où hier s’ouvraient les narcisses. »

    Ou une devise poétique :

    « Contre ce qui t’arrête
    sache fleurir, comme l’eau. »

    Une autre dans Oiseaux invisibles, texte rayonnant où les contemplatifs peuvent se reconnaître :

    « Ecoute, regarde, respire. »

    Philippe Jaccottet écoute l’eau, les oiseaux, le vent. Comme en peinture, tout nous est présent par la lumière – un paysage, même sans figures, est habité : « Chez Poussin, tout l’espace devient monument. Les mesures sont amples et calmes. La terre et le ciel reçoivent leur part juste, et dans ce monde harmonisé il y a place pour les dieux et les nuages, pour les arbres et les nymphes. Le temps ici ne joue ni ne délire. Il est pareil à la lumière qui dore les dômes de feuillage et ceux des villes lointaines, les chemins et les rochers. » (Prose ou serpent)

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    Dans Paysages avec figures absentes, le poète invite des artistes de pinceau ou de plume à l’unisson de ce monde lumineux. A la fin d’un texte intitulé « Si les fleurs n’étaient que belles… » (Senancour dans Oberman), une autre merveilleuse parenthèse débute ainsi : « Innocence et culture : on ne devrait pas les opposer comme incompatibles. » Je vous en cite aussi la fin, pour clôturer ce billet : « Les œuvres ne nous éloignent pas de la vie, elles nous y ramènent, nous aident à vivre mieux, en rendant au regard son plus haut objet. Tout livre digne de ce nom s’ouvre comme une porte, ou une fenêtre. »

  • Paysages de Jaccottet

    Paysages avec figures absentes de Philippe Jaccottet (1925-2021) – un titre choisi au hasard pour l’aborder – a paru sous le titre Paysages de Grignan en 1964, en guise d’introduction aux gravures de Gérard de Palézieux (1919-2012) à la bibliothèque des Arts de Lausanne, signale une note de Poésie/Gallimard. En voici l’incipit.

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    Je n’ai presque jamais cessé, depuis des années, de revenir à ces paysages qui sont aussi mon séjour. Je crains que l’on ne finisse par me reprocher, si ce n’est déjà fait, d’y chercher un asile contre le monde et contre la douleur, et que les hommes, et leurs peines (plus visibles et plus tenaces que leurs joies) ne comptent pas assez à mes yeux. Il me semble toutefois qu’à bien lire ces textes, on y trouverait cette objection presque toute réfutée. Car ils ne parlent jamais que du réel (même si ce n’est qu’un fragment), de ce que tout homme aussi bien peut saisir (jusque dans les villes, au détour d’une rue, au-dessus d’un toit). Peut-être n’est-ce pas moins utile à celui-ci (en mettant les choses au pis) que de lui montrer sa misère ; et sans doute cela vaut-il mieux que de le persuader que sa misère est sans issue, ou de l’en détourner pour ne faire miroiter à ses yeux que de l’irréel (deux tentations contraires, également dangereuses, entre lesquelles oscillent les journaux et beaucoup de livres actuels). Des cadeaux nous sont encore faits quelquefois, surtout quand nous ne l’avons pas demandé, et de certains d’entre eux, je m’attache à comprendre le lien qui les lie à notre vie profonde, le sens qu’ils ont par rapport à nos rêves les plus constants. Comme si, pour parler bref, le sol était un pain, le ciel un vin, s’offrant à la fois et se dérobant au cœur : je ne saurais expliquer autrement ni ce qu’ont poursuivi tant de peintres (et ce qu’ils continuent quelquefois à poursuivre), ni le pouvoir que le monde exerce encore sur eux et, à travers leurs œuvres, sur nous. Le monde ne peut devenir absolument étranger qu’aux morts (et ce n’est même pas une certitude.)

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    Pour une première rencontre avec un poète, quel bel accueil ! Lecture à poursuivre.

  • Ce qui nous manquait

    margriet de moor,au premier regard,roman,littérature néerlandaise,couple,solitude,culture« Une fois au restaurant, nous avons commencé à parler du passé, chez nous, et nous nous sommes demandé l’un l’autre ce qui nous manquait le plus. Nos plats n’étaient pas encore arrivés mais le vin était déjà débouché sur une soucoupe en argent, il a rempli mon verre et me l’a tendu, et j’ai répondu, sans aucune hésitation : « Les petites attentions ». Et lui, qui avait l’air de venir d’une famille de sept enfants, a dit : « L’intimité. »

    Margriet De Moor, Au premier regard