Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

liban

  • S'envoler

    anna laura rucinska,songe de cèdre,roman,littérature française,paris,liban,pologne,exil,femme,couple,famille,culture« A chaque fois qu’elle se rendait au Liban, elle laissait en bas, derrière elle, sa vie parisienne et retournait vers celle qui l’avait précédée – une existence si différente. La Marvia de Paris et la Marvia du Liban étaient-elles la même personne ? Non, elle était persuadée qu’elles étaient différentes.  Pourquoi sa sœur ne comprenait-elle pas qu’une Libanaise soit un oiseau ? Une Libanaise doit s’envoler dans le ciel, elle doit se sentir libre, sinon elle s’enfuit. Comme leur mère, la belle Salma, la plus belle fille de la région. Marvia continuait à admirer sa mère qui avait su se révolter contre une culture où l’homme était le plus important, décidait de tout, même du bonheur et de la détresse d’une femme. Bien sûr, il y avait des femmes qui savaient régner, autrement, d’une façon perfide, avec la conscience de vouloir agir. Marvia en avait connu quelques-unes et elle enviait leurs capacités. »

    Anna Laura Rucinska, Songe de cèdre

    Photo : Institut du monde arabe à Paris, 2021 (source)

  • Songe de cèdre

    Songe de cèdre, voilà un titre qui évoque le Liban, bien que ce roman signé Anna Laura Rucinska (Rucińska) soit traduit du polonais par Krystyna Bourneuf. Un envoi des éditions Deville où il vient de paraître. Cette romancière « née à Varsovie dans les années soixante, sous le régime communiste » s’est installée à Paris en 1981 et a publié en Pologne un premier livre, Zagubieni w Paryzu (2017) où elle raconte « l’état de guerre civile en Pologne et la vie en émigration » (Notice de l'éditeur).

    anna laura rucinska,songe de cèdre,roman,littérature française,paris,liban,pologne,exil,femme,couple,famille,culture

    Métro, boulot, début de journée. Changer de chaussures, se maquiller, vérifier dans la glace que le rouge à lèvres donne bien l’éclat et l’assurance nécessaires pour sourire aux clients. Marvia vend des cosmétiques de luxe aux Galeries Lafayette à Paris. Déjeuner à l’extérieur avec Angelu, d’origine corse, cheveux blond platine et visage mince, « un être doté d’une grâce unique » ; il s’est encore disputé avec son père, qui n’accepte pas sa manière féminine de s’habiller et l’a traité de « travelotte de Paris ».

    Ce soir-là, « complètement vidée », Marvia est prête à se coucher tôt quand une avalanche de textos tombe sur son téléphone, de Toronto, de New York, la plupart du Liban. Le premier de Louis, son mari policier : « Marvia, allume la télé et essaie de retrouver ta fille. » Aucun message de Sarah. Des images de Saint-Denis, du Stade de France, en boucle. Ce n’est qu’à trois heures du matin que sa fille lui écrit qu’elle va bien. A son tour, Marvia répond « OK » à tous ceux qui s’inquiètent. Nuit blanche des attaques terroristes à Paris. Un texto de la direction la libère du travail le jour suivant

    Louis est rentré épuisé au petit matin et s’est mis au lit. Il sait qu’elle repense sans doute à Beyrouth. Marvia pensait avoir surmonté tout sentiment de haine, elle qui cache depuis des années ses émotions derrière ses sourires. Puis Angelu arrive chez eux, blanc comme un linge. Habitué du Bataclan, il a passé la nuit dehors sans rien avaler. Il a croisé Mme Karmelkova, la concierge, une Polonaise dont la famille a fui la Lituanie à la fin de la guerre, pour échapper à l’URSS. Cette dame est leur amie. Quand la fille de Louis est morte dans un accident de moto, elle leur préparait régulièrement des plats chauds.

    Après le récit de ces journées tragiques à Paris, Anna Laura Rucinska raconte l’histoire de Mme Karmelkova à la laverie avec sa Simca 8, celle d’Angelu qui ne supporte plus les humiliations au travail, celle de Louis qui ne cesse de penser à Claire, sa fille perdue. Un appel téléphonique du Liban ramène Marvia au premier plan du récit. Leila, sa sœur, lui annonce que leur mère, Salma, s’est enfuie de la maison de retraite. La police l’a retrouvée, mais Salma n’est pas bien et réclame constamment Marvia.

    Vers le milieu de Songe de cèdre, on plonge dans l’histoire tourmentée de la famille de Marvia. Dans l’avion pour Beyrouth, celle-ci fait la connaissance d’un journaliste élégant et attentionné, qui l’interroge sur son pays. Janusz se rend au Liban pour enquêter sur l’histoire polonaise au Pays du Cèdre, surtout dans les années 1943-1946 « quand s’étaient établis au Liban quelque six mille Polonais, des réfugiés en provenance de l’Union soviétique, des goulags de Sibérie. » Leur conversation le rend plus conscient de la souffrance des Libanais eux-mêmes et il souhaite la revoir pendant son séjour. A son grand étonnement, sa voisine d’avion est retenue longtemps au poste de contrôle. Il ignore qu’elle voyage avec un passeport palestinien.

    A travers l’histoire de Marvia et celle de sa mère, Anna Laura Rucinska raconte le triste sort d’un beau pays qui fut la Suisse du Proche-Orient (la Fondation Boghossian annonce une conférence intitulée « Le Liban est-il un Etat failli ? »)  Le roman déroule une spirale autour de la fuite, de l’exil, des séparations, dans un va-et-vient avec le présent où la paix reste fragile. Bien que construit de bric et de broc, il témoigne des défis de l’émigration, des difficultés rencontrées par ses personnages, habités par leur passé même s’ils ont reconstruit leur vie ailleurs.

  • Harmonisation

    Maalouf Le naufrage.jpg« Je suis effectivement de ceux qui pensent que lorsqu’on investit intelligemment dans l’harmonisation sociale, on peut atténuer les tensions entre les différentes composantes d’une nation. Je suis même tenté de redire ici ce que j’ai dit à propos de Mandela et de sa manière de remédier aux tensions raciales dans son propre pays : il arrive que la générosité soit la moins mauvaise solution ; et il arrive qu’une bonne action soit aussi une bonne affaire. »

    Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations

  • Vers le naufrage ?

    Dix ans après Le dérèglement du monde, Amin Maalouf confirme sa grande inquiétude pour l’avenir dans Le naufrage des civilisations : sommes-nous sur le Titanic ? allons-nous vers le naufrage ? Son livre est dédié à ses parents « et aux rêves fragiles qu’ils [lui] ont transmis ». La critique du premier essai dans Le Monde m’amène à penser que l’auteur a voulu préciser ici les craintes qu’il y avait exprimées. Le prologue s’ouvre sur des vers de Cavafy : « Ce que réserve l’avenir, seuls les dieux le connaissent,/ eux seuls sont possesseurs de toutes les lumières. »

    maalouf,le naufrage des civilisations,essai,littérature française,liban,orient,occident,idéal,civilisation,société,évolution,histoire,culture
    Amin Maalouf (photo La terrasse)

    « Je suis né en bonne santé dans les bras d’une civilisation mourante […] » Les premières pages résument la disparition de « l’univers levantin » dont Maalouf a été le témoin. « Autrefois, les hommes avaient le sentiment d’être éphémères dans un monde immuable » : ses grands-parents et leurs ancêtres depuis douze générations étaient nés sous la même dynastie ottomane. « En l’espace d’une vie, on a le temps de voir disparaître des pays, des empires, des peuples, des langues, des civilisations. » Nul doute, il le reconnaît, que sa propre expérience ne nourrisse sa vision du monde, mais il s’est efforcé de prendre de la distance pour examiner son sujet.

    « L’idéal levantin, tel que les miens l’ont vécu, et tel que j’ai toujours voulu le vivre, exige de chacun qu’il assume l’ensemble de ses appartenances, et un peu aussi celles des autres. » Des amis d’autres religions ou pays, une proximité entre les diverses communautés, voilà une mentalité qu’il a vue disparaître autour de lui. Il ne veut pas dire que c’était mieux avant, mais s’inquiète devant les nombreuses dérives contemporaines qui sapent les civilisations et réveillent la barbarie dans le monde.

    Né à Beyrouth en 1949, Amin Maalouf rappelle la situation du Liban et des pays voisins cette année-là, l’assassinat du fondateur des Frères musulmans en réponse à celui du Premier ministre égyptien. L’affrontement entre l’organisation islamiste et les autorités du Caire, qui se poursuit encore, a eu des retombées dans le monde entier. Sa mère l’emmenait souvent dans la capitale égyptienne où son père, journaliste, avait publié en 1940 « une anthologie des auteurs levantins en langue anglaise » et épousé sa femme en 1945, à l’église grecque-catholique – l’Egypte était leur seconde patrie, jusqu’à la mort de son grand-père en 1951 (il s’était installé à Heliopolis, la ville neuve fondée par le baron Empain).

    Les prémisses de la crise du canal de Suez, les émeutes antioccidentales, le grand incendie du Caire, l’émergence de Nasser qui va mettre fin à la monarchie, tout cela a affecté sa famille maternelle qui a eu « le sentiment d’avoir été injustement chassée du paradis terrestre ». Chassée ? Poussée à partir ? « Mon sentiment à ce sujet s’est modifié plus d’une fois au fil des ans. » A Nasser, « dernier géant du monde arabe », il reproche l’abolition du pluralisme, « l’arrêt de mort de l’Egypte cosmopolite et libérale ». A un autre grand homme, Churchill, victorieux contre le nazisme, il reproche sa politique en Egypte et surtout en Iran, qui a favorisé le nationalisme arabe. Il imagine pour ces grands hommes à la fois admirables et destructeurs un « Panthéon de Janus » dans un musée imaginaire de l’histoire universelle.

    Le tournant décisif dans l’histoire de cette partie du monde, il le situe en 1967, avec la guerre israélo-arabe (il avait dix-huit ans) : une défaite que les Arabes n’ont jamais surmontée, contrairement à la Corée du Sud, par exemple, qui a su faire face en développant l’enseignement et l’économie. « La défaite est quelquefois une opportunité, les Arabes n’ont pas pu la saisir. La victoire est quelquefois un piège, les Israéliens n’ont pas su l’éviter. » Amin Maalouf examine longuement les conséquences pour les uns et les autres, et l’impossible paix due aux colonisations : « plus d’un demi-million d’Israéliens vivent sur des terres qui avaient été arabes jusqu’en juin 1967 ». Les conflits ont gagné son propre pays. « Le jour où j’ai quitté le Liban en guerre sur une embarcation de fortune, en juin 1976, tous les rêves de mon Levant natal étaient déjà morts, ou agonisants. »

    En s’efforçant de saisir « l’esprit du temps », l’auteur élargit son champ d’analyse pour comprendre la marche de l’histoire. 1979 : révolution islamique en Iran et « révolution conservatrice au Royaume-Uni » (Thatcher) qu’il rapproche de celle inaugurée en Chine en 1978 par Deng Xiaoping, l’année de l’arrivée de Jean-Paul II au Vatican. Un peu partout dans le monde, l’Etat-Providence qui modérait les inégalités sociales recule. On oppose moins les gros et les petits salaires que les gens qui travaillent et ceux qui « profitent » du système. « En particulier, il me semble qu’il y a, au sein de chacune de nos sociétés, comme au niveau de l’humanité entière, de plus en plus de facteurs qui fragmentent, et de moins en moins de facteurs qui cimentent. » La recherche de son propre intérêt, la fascination de la richesse ont pris le pas sur le principe d’égalité.

    Amin Maalouf étaye son propos de nombreux faits politiques et sociaux pour déplorer finalement la disparition d’un état d’esprit ouvert et l’expansion du mercantilisme. Il observe une « dérive orwellienne » dans la manière dont les Etats usent des nouvelles technologies pour combattre leurs ennemis, veiller à la sécurité, laissant croître en même temps Big Brother dans nos communications, nos espaces privés, sans se préoccuper des abus possibles. « Mais quelque chose se perd en route. La liberté d’aller et de venir, de parler et d’écrire, sans être constamment surveillés. Comme l’huile d’un réservoir percé, notre liberté fuit, goutte après goutte, sans que nous nous en préoccupions. »

    Vivons-nous, vivrons-nous le naufrage des civilisations ? Le pire se profile si l’on reste « dans le déni, l’aveuglement et l’irresponsabilité ». A 70 ans, Amin Maalouf, qui inclut dans sa réflexion les fabuleux progrès scientifiques et médicaux dont il se réjouit, veut avant tout éveiller les consciences. Il a écrit Le naufrage des civilisations dans le souci d’expliquer, d’exhorter, de prévenir des périls qui menacent l’humanité.

    Dans un entretien, il se défend d’être pessimiste : « Je n’ai pas le sentiment que mon livre diffuse le pessimisme. Je pense que j’ai voulu être lucide. Je crois que les choses sont tellement graves aujourd’hui qu’il ne faut pas se cacher la vérité. Il faut faire un constat juste, et à partir de là chercher des solutions. Je pense qu’il y a des solutions. Je pense que l’humanité aujourd’hui a les moyens de résoudre le problème. Ce qui lui manque, c’est la prise de conscience et la volonté de résoudre le problème. Et donc le rôle de celui qui écrit est de dire ce qui ne va pas, et d’encourager ses contemporains à réagir, à provoquer un sursaut. »

  • L'écoute

    maalouf,amin,les désorientés,roman,littérature française,exil,amitié,liban,culture« Il est vrai que j’ai, depuis l’enfance, l’habitude de faire raconter aux gens leurs histoires sans leur dire grand-chose en retour. C’est là un défaut que je reconnais d’autant plus volontiers qu’il procède d’une qualité. J’ai plaisir à écouter les autres, à m’embarquer par la pensée dans leurs récits, à épouser leurs dilemmes. Mais l’écoute, qui est une attitude de générosité, peut devenir une attitude prédatrice si l’on se nourrit de l’expérience des autres et qu’on les prive de la sienne. »

    Amin Maalouf, Les désorientés    

    Ferdinand Schirren, Conversation au jardin