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civilisation

  • Harmonisation

    Maalouf Le naufrage.jpg« Je suis effectivement de ceux qui pensent que lorsqu’on investit intelligemment dans l’harmonisation sociale, on peut atténuer les tensions entre les différentes composantes d’une nation. Je suis même tenté de redire ici ce que j’ai dit à propos de Mandela et de sa manière de remédier aux tensions raciales dans son propre pays : il arrive que la générosité soit la moins mauvaise solution ; et il arrive qu’une bonne action soit aussi une bonne affaire. »

    Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations

  • Vers le naufrage ?

    Dix ans après Le dérèglement du monde, Amin Maalouf confirme sa grande inquiétude pour l’avenir dans Le naufrage des civilisations : sommes-nous sur le Titanic ? allons-nous vers le naufrage ? Son livre est dédié à ses parents « et aux rêves fragiles qu’ils [lui] ont transmis ». La critique du premier essai dans Le Monde m’amène à penser que l’auteur a voulu préciser ici les craintes qu’il y avait exprimées. Le prologue s’ouvre sur des vers de Cavafy : « Ce que réserve l’avenir, seuls les dieux le connaissent,/ eux seuls sont possesseurs de toutes les lumières. »

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    Amin Maalouf (photo La terrasse)

    « Je suis né en bonne santé dans les bras d’une civilisation mourante […] » Les premières pages résument la disparition de « l’univers levantin » dont Maalouf a été le témoin. « Autrefois, les hommes avaient le sentiment d’être éphémères dans un monde immuable » : ses grands-parents et leurs ancêtres depuis douze générations étaient nés sous la même dynastie ottomane. « En l’espace d’une vie, on a le temps de voir disparaître des pays, des empires, des peuples, des langues, des civilisations. » Nul doute, il le reconnaît, que sa propre expérience ne nourrisse sa vision du monde, mais il s’est efforcé de prendre de la distance pour examiner son sujet.

    « L’idéal levantin, tel que les miens l’ont vécu, et tel que j’ai toujours voulu le vivre, exige de chacun qu’il assume l’ensemble de ses appartenances, et un peu aussi celles des autres. » Des amis d’autres religions ou pays, une proximité entre les diverses communautés, voilà une mentalité qu’il a vue disparaître autour de lui. Il ne veut pas dire que c’était mieux avant, mais s’inquiète devant les nombreuses dérives contemporaines qui sapent les civilisations et réveillent la barbarie dans le monde.

    Né à Beyrouth en 1949, Amin Maalouf rappelle la situation du Liban et des pays voisins cette année-là, l’assassinat du fondateur des Frères musulmans en réponse à celui du Premier ministre égyptien. L’affrontement entre l’organisation islamiste et les autorités du Caire, qui se poursuit encore, a eu des retombées dans le monde entier. Sa mère l’emmenait souvent dans la capitale égyptienne où son père, journaliste, avait publié en 1940 « une anthologie des auteurs levantins en langue anglaise » et épousé sa femme en 1945, à l’église grecque-catholique – l’Egypte était leur seconde patrie, jusqu’à la mort de son grand-père en 1951 (il s’était installé à Heliopolis, la ville neuve fondée par le baron Empain).

    Les prémisses de la crise du canal de Suez, les émeutes antioccidentales, le grand incendie du Caire, l’émergence de Nasser qui va mettre fin à la monarchie, tout cela a affecté sa famille maternelle qui a eu « le sentiment d’avoir été injustement chassée du paradis terrestre ». Chassée ? Poussée à partir ? « Mon sentiment à ce sujet s’est modifié plus d’une fois au fil des ans. » A Nasser, « dernier géant du monde arabe », il reproche l’abolition du pluralisme, « l’arrêt de mort de l’Egypte cosmopolite et libérale ». A un autre grand homme, Churchill, victorieux contre le nazisme, il reproche sa politique en Egypte et surtout en Iran, qui a favorisé le nationalisme arabe. Il imagine pour ces grands hommes à la fois admirables et destructeurs un « Panthéon de Janus » dans un musée imaginaire de l’histoire universelle.

    Le tournant décisif dans l’histoire de cette partie du monde, il le situe en 1967, avec la guerre israélo-arabe (il avait dix-huit ans) : une défaite que les Arabes n’ont jamais surmontée, contrairement à la Corée du Sud, par exemple, qui a su faire face en développant l’enseignement et l’économie. « La défaite est quelquefois une opportunité, les Arabes n’ont pas pu la saisir. La victoire est quelquefois un piège, les Israéliens n’ont pas su l’éviter. » Amin Maalouf examine longuement les conséquences pour les uns et les autres, et l’impossible paix due aux colonisations : « plus d’un demi-million d’Israéliens vivent sur des terres qui avaient été arabes jusqu’en juin 1967 ». Les conflits ont gagné son propre pays. « Le jour où j’ai quitté le Liban en guerre sur une embarcation de fortune, en juin 1976, tous les rêves de mon Levant natal étaient déjà morts, ou agonisants. »

    En s’efforçant de saisir « l’esprit du temps », l’auteur élargit son champ d’analyse pour comprendre la marche de l’histoire. 1979 : révolution islamique en Iran et « révolution conservatrice au Royaume-Uni » (Thatcher) qu’il rapproche de celle inaugurée en Chine en 1978 par Deng Xiaoping, l’année de l’arrivée de Jean-Paul II au Vatican. Un peu partout dans le monde, l’Etat-Providence qui modérait les inégalités sociales recule. On oppose moins les gros et les petits salaires que les gens qui travaillent et ceux qui « profitent » du système. « En particulier, il me semble qu’il y a, au sein de chacune de nos sociétés, comme au niveau de l’humanité entière, de plus en plus de facteurs qui fragmentent, et de moins en moins de facteurs qui cimentent. » La recherche de son propre intérêt, la fascination de la richesse ont pris le pas sur le principe d’égalité.

    Amin Maalouf étaye son propos de nombreux faits politiques et sociaux pour déplorer finalement la disparition d’un état d’esprit ouvert et l’expansion du mercantilisme. Il observe une « dérive orwellienne » dans la manière dont les Etats usent des nouvelles technologies pour combattre leurs ennemis, veiller à la sécurité, laissant croître en même temps Big Brother dans nos communications, nos espaces privés, sans se préoccuper des abus possibles. « Mais quelque chose se perd en route. La liberté d’aller et de venir, de parler et d’écrire, sans être constamment surveillés. Comme l’huile d’un réservoir percé, notre liberté fuit, goutte après goutte, sans que nous nous en préoccupions. »

    Vivons-nous, vivrons-nous le naufrage des civilisations ? Le pire se profile si l’on reste « dans le déni, l’aveuglement et l’irresponsabilité ». A 70 ans, Amin Maalouf, qui inclut dans sa réflexion les fabuleux progrès scientifiques et médicaux dont il se réjouit, veut avant tout éveiller les consciences. Il a écrit Le naufrage des civilisations dans le souci d’expliquer, d’exhorter, de prévenir des périls qui menacent l’humanité.

    Dans un entretien, il se défend d’être pessimiste : « Je n’ai pas le sentiment que mon livre diffuse le pessimisme. Je pense que j’ai voulu être lucide. Je crois que les choses sont tellement graves aujourd’hui qu’il ne faut pas se cacher la vérité. Il faut faire un constat juste, et à partir de là chercher des solutions. Je pense qu’il y a des solutions. Je pense que l’humanité aujourd’hui a les moyens de résoudre le problème. Ce qui lui manque, c’est la prise de conscience et la volonté de résoudre le problème. Et donc le rôle de celui qui écrit est de dire ce qui ne va pas, et d’encourager ses contemporains à réagir, à provoquer un sursaut. »

  • Lucidité

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    « Pourtant, il y a une lucidité qui nous vient parfois dans ces moments-là, quand on se surprend à regarder le monde à travers ses larmes, comme si elles servaient de lentilles pour rendre plus net ce qu’on regarde. »

    Jean Hegland, Dans la forêt

  • Entrer dans la forêt

    Dans la forêt, le roman de Jean Hegland (1996, traduit de l’américain par Josette Chicheportiche, 2017), a déjà touché de très nombreux lecteurs, et pas seulement les amateurs de « Nature Writing ». Ce succès, une réputation fameuse gêne parfois l’entrée en lecture, pas ici. « C’est étrange, d’écrire ces premiers mots, comme si je me penchais par-dessus le silence moisi d’un puits, et que je voyais mon visage apparaître à la surface de l’eau – tout petit et se présentant sous un angle si inhabituel que je suis surprise de constater qu’il s’agit de mon reflet. »

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    Cette première phrase est de Nell, à qui sa sœur Eva a offert un cahier vierge pour Noël, leur premier Noël depuis qu’il n’y a plus ni électricité, ni téléphone, ni internet, ni essence pour aller à la ville, ni marchandises dans les magasins, ni écoles, ni banques – un Noël d’orphelines « qui ont fait naufrage ». Un Noël de souvenirs : le Messie de Haendel dans le lecteur CD, la promenade avec leurs parents dans la forêt verte, les lumières du sapin, les cartes de vœux… Puis leur mère est tombée malade, le cancer l’a emportée, et leur père est devenu « distant et silencieux ».

    A Eva, Nell a offert des chaussons à pointes qu’elle a réparés comme elle pouvait. Elle aurait préféré lui offrir de l’essence pour faire fonctionner le groupe électrogène et « qu’elle puisse laisser la musique la pénétrer à nouveau jusque dans ses os », la musique qui lui manque tellement – Eva n’a plus que le métronome pour s’exercer dans le studio de danse aménagé par son père.

    Comment vivre au quotidien sans toutes ces choses dont elles n’ont pas appris à se passer ? Heureusement, dans la maison familiale près d’une clairière, elles ont un toit et leurs poules et des réserves de nourriture dans le garde-manger, « plus qu’il n’en faut pour tenir » jusqu’à ce que cette période de bouleversements se termine, pensent-elles.

    Nell, 17 ans, s’apprêtait à entrer à Harvard ; en guise d’apprentissage, privée d’ordinateur, elle entame la lecture complète de l’Encyclopédie, de A à Z. Eva, un an plus âgée, devait entrer dans le corps de ballet de San Francisco, elle s’exerce tous les jours pour garder ses acquis. Les coupures de courant ont d’abord été brèves, puis de plus en plus fréquentes, et peu à peu leur vie d’avant a disparu et elles ont pris de nouvelles habitudes pour faire face et survivre.

    Leur mère était danseuse, sa carrière a été brisée par un accident. Leur père estimait que la jouissance de la forêt et de la bibliothèque municipale, leur mère à la maison pour les nourrir et leur expliquer les mots nouveaux, valaient mieux que l’école et les heures perdues en trajets : « Eva et moi étions donc libres de nous promener et d’apprendre à notre guise. »

    Jean Hegland, par la voix de Nell, raconte une vie imprégnée de l’éducation reçue et des souvenirs en même temps qu’un train-train quotidien qui s’adapte aux saisons, aux besoins, aux manques. Les deux sœurs sont très différentes : « La question que je pose sans fin à mon reflet, c’est : Qui es-tu ? Mais cela ne viendrait jamais à l’esprit d’Eva de se demander qui elle est. Elle se connaît jusque dans les moindres os de son corps, les moindres cellules, et sa beauté n’est pas un ornement ; c’est l’élément dans lequel elle vit. »

    Au début, elles avaient l’impression de manquer de tout, puis elles ont s’y sont habituées. « Ta vie t’appartient », répétait sans cesse leur mère, ou quand elles se disputaient : « Sa vie lui appartient. Et la tienne aussi. Un jour tu comprendras. » Elle les aimait, mais les laissait souvent seules. « Père gardait tout et ne triait rien » – « Quelle ironie de penser que tout son bazar est peut-être aujourd’hui notre plus grand trésor. »

    De mois en mois, de lettre en lettre dans l’Encyclopédie, le temps passe, et des vers apparaissent dans la farine – que leur père leur a appris à tamiser. Mettre le surplus des légumes du potager en conserve, récolter les fruits, tous ces gestes qui permettent de vivre autonomes, il leur en a donné l’exemple jour après jour jusqu’à sa mort.

    L’arrivée d’Eli dans leur maison près de la forêt, le garçon dont Nell était tombée amoureuse au temps où elles allaient encore passer des soirées en ville, vient bouleverser l’équilibre construit depuis qu’elles sont seules. Eva l’évite autant que possible, met sa sœur en garde – ce n’est pas le moment de se retrouver enceinte – et Nell chavire, à la fois « nerveuse et vulnérable » et heureuse qu’il s’intéresse vraiment à elle, qu’il fasse même des projets pour eux deux.

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    Un film dramatique canadien de Patricia Rozema 
    basé sur le roman de Jean Hegland (2015)

    En plaçant ses personnages dans une situation qui les prive de tous les biens et bienfaits de la civilisation, près de la forêt avec ses dangers mais aussi ses ressources, Jean Hegland, qui vit « au milieu des forêts de Caroline du Nord et partage son temps entre l’apiculture et l’écriture » (quatrième de couverture), réussit à nous captiver par une intrigue pauvre en péripéties, riche en apprentissages et en choix de vie.

    J’ai peu parlé de la forêt même, omniprésente dans le récit, c’est pour vous laisser y entrer, à votre tour, par la grâce de ce roman qui va à l’essentiel. « De la beauté à l’état pur, de la poésie, une écriture incomparable. Et une lucidité sur l’état de notre monde qui fait presque peur. » (Bonheur du jour)

  • Art crétois

    « L’art crétois confirme cette impression. C’est certainement le plus original de tout le monde oriental, celui qui nous touche le plus directement par sa fantaisie, son goût de la vie et du bonheur, les libertés qu’il prend avec les formes et les couleurs, au profit de l’expression. A la grande époque de l’art crétois – celle des seconds palais –, avant la période mycénienne qui figera toute cette liberté, le naturalisme est triomphant : bêtes et plantes sont partout sur les murs ou aux flancs des vases de céramique ; un brin d’herbe, une touffe de crocus ou d’iris, un fer de lys blancs sur l’ocre d’un vase ou sur le rouge pompéien d’un stuc mural, des roseaux qui se marient en un motif continu, presque abstrait, un rameau d’olivier fleuri, les bras tordus d’un poulpe, des dauphins, une étoile de mer, un poisson bleu ailé, une ronde d’énormes libellules, autant de thèmes en soi, mais jamais traités avec la minutie botanique des herbes ou des violettes de Dürer. 

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    Jarre à la pieuvre, vers 1500-1450,
    Musée archéologique d'Héraklion

    Ils sont le décor irréel d’un monde irréel où un singe bleu cueille des crocus, un oiseau bleu se perche sur des églantiers ; un chat sauvage guette à travers des branches de lierre aériennes un oiseau innocent qui lui tourne le dos, un cheval vert traîne le char de deux jeunes déesses souriantes… La céramique se prête comme la fresque à cette fantaisie inventive. Il est curieux de voir le même thème végétal ou marin traité de mille façons différentes, sur tant de vases multipliés par le tour du potier et exportés par centaines. Comme si le peintre, chaque fois, exigeait le plaisir de la création. »

    Fernand Braudel, Les Mémoires de la Méditerranée 

    Fresque Knossos.jpg
    Fresque de Cnossos

    Pour les deux semaines qui viennent,
    que je passerai dans le Midi,
    je vous ai préparé un peu de lecture.
    Merci pour votre fidélité
    & à bientôt.

    Tania