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civilisation - Page 3

  • Une petite fontaine

    « Sous la fenêtre il y avait un potager luxuriant dont les yeux se rassasiaient, avec ses choux, ses haricots, ses planches de laitues, les grosses feuilles de ses citrouilles rampant sur le sol. Une aire de battage, ancienne et mal aplanie, dominait la vallée d’où montaient déjà les brumes légères d’un ruisseau perdu dans les profondeurs. Tout le coin de la maison de ce côté-là était enclavé dans une orangeraie. Et d’une petite fontaine rustique, à demi étouffée sous les roses trémières, coulait un mince filet d’eau tout brillant.
    – J’ai mortellement envie de cette eau-là, déclara Jacinto, très sérieux.
    – Moi aussi… On pourrait descendre au jardin, non ? Et on passerait par la cuisine, pour savoir où en est le poulet.

    Nous retournâmes sur la terrasse. Mon Prince, un peu réconcilié avec l’inclémence du destin, cueillit un œillet jaune. Et par une autre porte, basse, aux solides chambranles, nous plongeâmes dans une pièce jonchée de gravats, sans toit, couverte seulement par de grosses poutres, d’où s’envola une bande de moineaux. »

     

    Eça de Queiroz, 202, Champs-Elysées

     

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  • Aux Champs-Elysées

    « Mon ami Jacinto naquit dans un palais, avec cent neuf millions de réaux de rente en terres arables, vignoble, chênes-lièges et oliviers. » Ainsi commence 202, Champs-Elysées (A Cidade et as Serras), roman posthume de José Maria Eça de Queiroz (1845-1900), écrivain et diplomate portugais. La fabuleuse histoire d’un héritier né à Paris, protégé du mauvais sort par le fenouil et l’ambre répandus par sa grand-mère près de son berceau, doté de toutes les qualités du corps et de l’esprit, racontée par son meilleur ami, Zé Fernandez.

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    Eça de Queiroz caricaturé

    C’est au temps de l’université que celui-ci a rencontré « le Prince de Grande-Fortune », comme l’appelaient ses amis, chantre de la Civilisation : « Maximum de science x Maximum de pouvoir = Maximum de bonheur », voilà la formule de Jacinto, une idée inséparable de la Ville « dont tous les immenses organes fonctionneraient puissamment ».

    Rappelé par son vieil oncle à Guiães, Zé Fernandez y passe sept années de bonne vie campagnarde puis revient à Paris. Au numéro 202 de l’avenue des Champs-Elysées, le jardin n’a pas changé, mais à l’intérieur, que de nouveautés ! Jacinto y a fait installer un ascenseur, bien qu’il n’y ait que deux étages, avec divan, peau d’ours et étagères. Sa bibliothèque en ébène massif compte au moins vingt mille volumes reliés. Dans son cabinet de travail où tout est vert, Jacinto dispose de toutes sortes d’appareils modernes, de « pas mal de commodités » comme le téléphone et le télégraphe, un conférençophone et un théâtrophone, des plumes électriques… Eberlué, Zé observe qu’entretemps son ami a maigri, s’est un peu voûté, et a perdu l’appétit malgré son incroyable salle à manger.

     

    Après s’être installé au 202, Jacinto y tenait absolument, Zé Fernandez jouit de toutes les facilités du lieu et du service de Grillon, le valet noir de Jacinto. Jour après jour, il est initié à la vie supercivilisée et assiste aux rituels de la salle de bain équipée de toutes sortes de jets, aux coups de téléphone incessants, à la lecture d’innombrables journaux et, quand les obligations sociales de Jacinto le permettent, sort avec lui à pied dans Paris. « Quelle scie ! », répète à présent son ami, quelque peu las des « flétrissures » de la vie urbaine. Lui qui adorait « aller au Bois » se promène dans son coupé au Bois de Boulogne sans ferveur, sombre, insatisfait.

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    Paris (VIIIème arr.) L'avenue des Champs-Elysées, vers 1910 © ND / Roger-Viollet

    Eça de Queiroz, on l’a compris, propose dans 202, Champs-Elysées une satire de la vie parisienne à la fin du dix-neuvième siècle et de la foi dans le progrès technologique. Jacinto jouit de tous les privilèges, reçoit les dames du grand monde, mais un problème de canalisation, une inondation, une panne, et tout son bonheur s’écroule. Ainsi, la fête somptueuse pour son ami le grand-duc qui lui a fait livrer un poisson délicieux pêché en Dalmatie prend un tour dramatique quand Jacinto apprend que le monte-plats est bloqué, le fameux poisson inaccessible. Le grand-duc ne lui en tiendra pas rigueur, amusé par la séance de pêche improvisée (et vaine) et rassasié des mets les plus délectables. « La barbe, tout ça ! Et en plus rien ne marche ! » rugit Jacinto après coup. Et pour l’accabler encore, arrive du Portugal la nouvelle d’une catastrophe : un glissement de terrain sur ses terres a entraîné avec un pan de la montagne la vieille église où étaient enterrés ses aïeux – son régisseur attend les ordres de son seigneur. 

    Au printemps, tandis que de grands travaux sont entrepris au 202 pour le rétablir dans toute sa splendeur, Zé Fernandez, de son côté, tombe amoureux d’une « créature d’amour » stupide et triste, « Madame Colombe ». Sept semaines de fièvre. L’accablement de Jacinto le désole, il prouve à quel point la Ville, « anti-naturelle » dessèche, inquiète, détériore tout. « Et tout un peuple pleure de faim » pour l’orgueil de la Civilisation. Zé décide alors de faire un tour des villes européennes, visite cathédrales et musées – « Je dépensai six mille francs. J’avais voyagé. » A son retour, il découvre que Jacinto est passé de l’optimisme au pessimisme radical, se plaignant de tout.

     

    A la fin de l’hiver, le propriétaire du 202 usé jusqu’à la corde, « empêtré dans l’infime embarras de vivre », décide de retourner sur ses terres portugaises pour le transfert des restes de ses ancêtres dans la nouvelle chapelle qu’il y a fait construire. Les préparatifs du voyage – il faut aménager là-bas la vieille maison – provoquent un retour de passion pour la Ville et les plaisirs de la Civilisation. Malgré tous ses soins, après de fâcheux embarras de train, Jacinto et son ami arrivent à destination sans leurs bagages, égarés, dans une  maison où rien n’est prêt – les trente-trois caisses envoyées de Paris ne sont jamais arrivées.

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    La suite, on s’y attend… Dans la seconde partie du roman, Jacinto va ressusciter sur ses terres, la vie simple à la montagne va le réconcilier avec le monde. Eça de Queiroz, avec beaucoup d’humour et une plume allègre, reprend dans 202, Champs-Elysées le thème de la décadence urbaine opposée à la régénération par la nature qu’il avait déjà abordé dans une nouvelle, Civilisation. Nommé consul du Portugal à Paris en 1888, il y est resté jusqu’à sa mort. Cette satire « violemment ironique et très drôle, caricaturale » de la société parisienne fin de siècle, comme l’écrit la traductrice Marie-Hélène Piwnik dans l’introduction, et ensuite d’une campagne-modèle idyllique dans un paradis montagnard, parle encore aux lecteurs du XXIe siècle, qui peuvent y retrouver certaines de leurs préoccupations. Merci à Dominique d’avoir recommandé ce livre « incisif, enjoué, où la décadence a du charme et de l’esprit. »

  • Lanterne magique

    « Même à la lanterne magique, il ne faut pas se faire de cinéma : la plupart des liens solides se nouent au-delà de l’intellect et ne s’expriment que rarement dans les livres, mais dans les tatouages qu’on peut voir à la plage ou à la morgue, dans deux mains qui serrent une épaule sur un quai de gare et garderont – trop longtemps peut-être – cette chaleur et cette élasticité dans les doigts, dans des cartes écrites par des militaires et si mal adressées qu’elles arrivent par erreur chez de vieilles folles auxquelles on n’avait jamais dit des choses si tendres, dans le silence de deux visages qui s’enfoncent au tréfonds de l’oreiller comme s’ils y voulaient disparaître, dans ce désir si rarement comblé qu’ont les mourants de trouver le bout de l’écheveau et quelque chose à dire, dans la fenêtre qu’on ouvre ensuite, dans la tête d’un enfant qui fond en larmes, perdu dans la rumeur d’une langue étrangère.

    Courage, on est bien mieux relié qu’on ne le croit, mais on oublie de s’en souvenir. »

    (Au Seibo Hospital, Tokyo, décembre 1964-mars 1965)

     

    Nicolas Bouvier, Chronique japonaise

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    Couple de fermiers; Japon central, 1964

    http://www.culturactif.ch/bouviernicolas/bouvierlivre.htm

    © Nicolas Bouvier

     

     

     

  • Bouvier au Japon

    « La façon dont un peuple s’explique son existence en apprend parfois aussi long que celle dont il la vit », écrit Nicolas Bouvier au début de Chronique japonaise. Si rien, dans ces notes rédigées dans les années soixante, ne se veut un commentaire de l’actualité, tout ce qu’observe ou rapporte le grand voyageur curieux de voir, en 1964, qui du Japon ou de lui aura le plus changé, huit ans après son premier séjour, porte de façon particulière en ce moment critique pour les Japonais aux prises avec une conjonction de catastrophes : séisme majeur, tsunami, désastre nucléaire. 

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    Ecrivain suisse, voyageur, photographe et poète, Bouvier (1929-1998) rapporte pour commencer les mythes fondateurs d’un peuple « tombé du ciel », d’un pays né de l’union de deux esprits divins créateurs, Izanagi (celui qui invite) et Izanami (celle qui invite), union assistée par une bergeronnette « qui, de sa queue, leur bat gracieusement la mesure ». Fondé en 660 avant notre ère, l’Etat nippon s’appuie sur une mythologie qui ne connaît ni péché, ni mortification, ni morale, ni doctrine, le peuple japonais étant d’essence divine, mais son ciel, son sol et sa mentalité sont imprégnés par des « Kami » (esprits) « omniprésents, rustiques et bonasses, avec lesquels il faut partager. »

     

    Surnommé l’île des Wo ou des Wa (des nains) par les Chinois qui y débarquent au IIe siècle avant Jésus-Christ pour y faire du commerce, le Japon fera prendre conscience à son puissant voisin qu’il n’est pas né de la dernière pluie. En 607, l’empereur Shotoku-Taïshi fait porter à l’empereur chinois une lettre adressée « De l’empereur du Soleil-Levant à l’empereur du Soleil-Couchant ». L’apport chinois est indéniable : écriture, pensée de Confucius, bouddhisme. D’abord repoussé, ce dernier fusionne avec la religion shintoïste, ce sera le ryobu-shinto. « Depuis quinze siècles qu’ils coexistent, jamais le Bouddha et le Shinto n’ont été en conflit ouvert, et, dans le jardin d’un temple bouddhique, vous trouverez toujours – dans un buisson, derrière le puits, à côté de la remise du jardinier – un petit sanctuaire shinto décoré de fleurs encore fraîches, signe que l’Ancien propriétaire n’a jamais véritablement quitté les lieux. »

     

    A plusieurs reprises, dans Chronique japonaise, Nicolas Bouvier transcrit « Le cahier gris » (Kyoto, 1964) où il a noté ses impressions. Au temple du Ryo-an-ji, dont le fameux jardin – « une des manifestations les plus parfaites de l’esthétique du Zen » – voit passer des groupes scolaires qui n’ont pas le temps de s’attarder, des étrangères (françaises) qui ont eu froid à l’île de Sado et « soupçonnent en outre leurs cicerones de ne pas leur avoir livré « l’âme du Japon ». » A un spectacle de no dont la musique « possède un tel pouvoir incantatoire, une magie si souveraine que l’auditeur étranger, à peine revenu de sa stupeur, est proprement « emballé », emporté par plus fort que lui dans l’espace nocturne et raréfié du no. »

     

    Bouvier raconte l’histoire, commente les premiers contacts européens avec le Japon (vente d’armes, tentatives d’évangélisation), souligne l’engouement pour la musique occidentale de jeunes chrétiens japonais envoyés en Europe dans un autre but – « Mais c’est le propre des longs voyages que d’en ramener tout autre chose que ce qu’on allait y chercher. » Il rend hommage au jeune empereur Matsuhito qui ouvre l’ère « Meiji » (gouvernement éclairé) et déclare à ses sujets, en 1868, que « pour le salut de l’empire, le Savoir sera recherché partout où il se trouve. »

     

    Flash-back. En 1955, Nicolas Bouvier débarque à Yokobama-Tokyo pour la première fois. Cuisinier à bord du MM Cambodge après un voyage en Inde, il éveille l’intérêt de journalistes japonais toujours à l’affût de personnalités étrangères et particulièrement intéressés par la culture française. Répondre à leurs questions est plus facile que trouver une chambre pas chère. Il s’installe pour un an dans le quartier d’Araki-Cho, « un morceau de village oublié dans la ville », autrefois célèbre pour ses geishas. Un veilleur de nuit accepte de lui louer une chambre. Bouvier apprend à s’y retrouver dans les rues sans nom pour la plupart (les maisons, elles, sont numérotées selon leur année de construction, ce qui n’est pas très commode non plus). L’étranger suscite la méfiance et c’est la surprise quand il utilise tout à coup à bon escient un des nombreux proverbes japonais qu’il s’applique à retenir. « Une autre façon de montrer patte blanche est d’être très soigneux de sa personne. » Une bonne part de ses maigres ressources (il prend des photos, vivote grâce à l’un ou l’autre magazine japonais) couvre les soins du corps et des vêtements – l’homme qui ne va pas aux bains tous les soirs est un homme perdu.  

     

    Les pages consacrées à l’île d’Hokkaïdo (littéralement le chemin de la mer du Nord), la plus septentrionale, m’ont particulièrement frappée. Dans la province de Sendaï – nom depuis peu connu chez nous –, Bouvier découvre Matsushima, « un des « Trois Paysages » du Japon ». Un site dévoré par le tourisme, mais heureusement la lumière de l’aube est belle, et le touriste rarement matinal. Bouvier se rend dans la réserve des Aïnous dont le sort n’a rien à envier aux Indiens d’Amérique du Nord. Au cap Erimo, un paysage « fait exclusivement d’herbe, de lumière, de remous, pauvre, obstiné », le voyageur comprend enfin dans le brouillard ce qu’il est venu chercher dans cette île. Dans le train omnibus qui le ramène, la conversation entre vieilles personnes, des colporteurs aux visages tannés et ridés – « la compagnie la plus chaude et la plus libre que j’aie rencontrée au Japon » – s’interrompt quand, par la fenêtre, on peut voir « un oiseau d’une élégance et d’une blancheur indicibles posé au milieu des roseaux comme un vase Ming ». « Apercevoir une grue c’est mille ans de bonheur. »

     

    Nicolas Bouvier est allé au Japon à la rencontre d’un peuple. « Je mettrais volontiers Kyoto au nombre des dix villes du monde où il vaille la peine de vivre quelque temps. » Dans un beau texte d’adieu (en 1966) à cette ville où il a eu la chance d’habiter avec femme et enfants dans l’enceinte d’un temple, le voilà qui s’emballe : « je parle comme un contestataire de Kyodaï (l’université impériale de Kyoto). Me voilà bien Japonais !… » Ni carnet de voyage ni essai académique, Chronique japonaise offre des récits, des réflexions, des visages, des instants. L’auteur de L’usage du monde n’y donne pas de leçons, il partage simplement ses découvertes.

     

    Confronté à des épreuves exceptionnelles, le Japon a plus d’une fois écouté la voix de son empereur : « Il faut accepter l’inacceptable et supporter l’insupportable ». Phrase prononcée après les incendies déclenchés à Tokyo en 1923 par un tremblement de terre – cent mille morts. Reprise après Hiroshima (« Yuji parle ou une leçon de « rien » »). Mars 2011, à nouveau, pose aux Japonais, dans leur malheur, des questions cruciales.

     

  • A chaque moment

    « A chaque moment du temps, à côté de ce que les gens considèrent comme naturel de faire et de dire, à côté de ce qu’il est prescrit de penser, autant par les livres, les affiches dans le métro que par les histoires drôles, il y a toutes les choses sur lesquelles la société fait silence et ne sait pas qu’elle le fait, vouant au mal-être solitaire ceux et celles qui ressentent ces choses sans pouvoir les nommer. Silence qui est brisé un jour brusquement, ou petit à petit, et des mots jaillissent sur les choses, enfin reconnues, tandis que se reforment, au-dessous, d’autres silences. »

    Annie Ernaux, Les années

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