« Même à la lanterne magique, il ne faut pas se faire de cinéma : la plupart des liens solides se nouent au-delà de l’intellect et ne s’expriment que rarement dans les livres, mais dans les tatouages qu’on peut voir à la plage ou à la morgue, dans deux mains qui serrent une épaule sur un quai de gare et garderont – trop longtemps peut-être – cette chaleur et cette élasticité dans les doigts, dans des cartes écrites par des militaires et si mal adressées qu’elles arrivent par erreur chez de vieilles folles auxquelles on n’avait jamais dit des choses si tendres, dans le silence de deux visages qui s’enfoncent au tréfonds de l’oreiller comme s’ils y voulaient disparaître, dans ce désir si rarement comblé qu’ont les mourants de trouver le bout de l’écheveau et quelque chose à dire, dans la fenêtre qu’on ouvre ensuite, dans la tête d’un enfant qui fond en larmes, perdu dans la rumeur d’une langue étrangère.
Courage, on est bien mieux relié qu’on ne le croit, mais on oublie de s’en souvenir. »
(Au Seibo Hospital, Tokyo, décembre 1964-mars 1965)
Nicolas Bouvier, Chronique japonaise
Couple de fermiers; Japon central, 1964
http://www.culturactif.ch/bouviernicolas/bouvierlivre.htm
© Nicolas Bouvier
Commentaires
Grâce au nucléaire, les lanternes magiques sont recyclées en lanternes des mrts...
Malheureusement oui, Jéa, les lanternes magiques sont devenues des lanternes de morts … Merci à Tania, d’évoquer ce grand peuple en donnant la parole à un « étranger » qui veut « partager ses découvertes sans donner de leçons » … Des leçons, c’est cet héroïque peuple qui en donnait déjà en 1923, quand son empereur recommandait « d’accepter l’inacceptable et supporter l’insupportable » … Ce fut ce peuple enfermés dans un territoire étroit qui s’engagea dans la plus atroce des guerres, terminée par deux exposions atomiques, blessures restées ouvertes …
Étroitement confinés sur une île inhospitalière, les Japonais donnent au monde une grande leçon de courage dans le malheur … leur plainte infinie s’est, par atavisme, muée en dignité noble … leur désespoir s’est aligné sur celui du vieil empereur aussi responsable qu’eux devant l’histoire…
Moi, qui ait connu et souffert de ce passé de guerre dont j’ai gardé une vilaine cicatrice que la douceur et la chaleur des sentiments de ma belle-fille et de mes petits-enfants japonais atténuent, je ne peux m’empêcher de ressentir la plus grande admiration et le plus grand respect pour la dignité de ce peuple magnifique …
Passage magique, merci Tania.
Et ces liens dont on ne soupçonne pas la profondeur ou parfois l'existence participent à VIVRE... "il y a quelque chose de fondamentalement heureux dans le simple fait d'être au monde et par carence, par insuffisance d'être, on l'oublie."
@ JEA : De quoi éclairer les lanternes des gouvernements ?
@ Doulidelle : En pensée avec la famille de M. et nos amis japonais qui doivent affronter les suites de cette catastrophe. Tu leur rends très bien hommage.
@ MH : Merci pour ton commentaire, MH, c'est si vrai.