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grozdanovitch

  • L'intelligence

    Grozdanovitch La vie rêvée.jpeg« Avant d’aborder le chapitre de « l’intelligence artificielle », telle qu’on la nomme de nos jours, c’est-à-dire l’intrusion spectaculaire de l’informatique dans le domaine échiquéen, il me faut d’abord préciser que « l’intelligence conceptuelle » émanant de cervelles bien humaines m’est toujours apparue comme relevant elle-même d’une certaine artificialité, autrement dit comme quelque chose de relativement superfétatoire par rapport à ce que l’on nommait anciennement « l’entendement » - à savoir une capacité à continuer d’entendre, par-delà nos chères idées, ce qui provient du monde naturel. L’entendement se différencie de l’intelligence conceptuelle en cela que cette dernière, plus ou moins sourde au bruit du monde immédiat, ne cesse d’échafauder des hypothèses qu’elle finit par confondre avec la réalité. C’est en ce sens que Bergson a dit (utilisant le mot intelligence dans ce sens abstrait restrictif) : L’intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie. »

    Denis Grozdanovitch, La vie rêvée du joueur d’échecs

  • Notes d'un joueur

    En empruntant La vie rêvée du joueur d’échecs (2021) de Denis Grozdanovitch, j’espérais que, comme pour Le joueur d’échecs de Stefan Zweig (titre qu’il évoque, bien sûr, ainsi que La défense Loujine de Vladimir Nabokov), mon ignorance de ce jeu ne gênerait pas trop la lecture. J’aurais dû faire plus attention au sous-titre « Variantes ludiques parmi les soixante-quatre cases ». On y trouve tout de même des pages qui parlent à tous, et encore mieux si l’on a gardé de l’enfance le goût du jeu.

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    Source : echecsasaintmalo.blogspot.com

    J’ai opté sur ce blog, mon journal de lecture en quelque sorte, pour un silence total sur les livres qui me déplaisent ou m’indiffèrent, ce qui ne veut pas dire que tous les titres présentés soient forcément des coups de cœur. Qui lit beaucoup connaît les multiples nuances de l’intérêt suscité par un livre, bien plus nombreuses que les une à cinq étoiles que leur attribuent certains. Tant de paramètres entrent en jeu, ce n’est pas le sujet ici.

    Si ce dernier essai de Grozdanovitch n’est pas mon préféré – il contentera davantage les connaisseurs –, j’évoquerai tout de même quelques aspects qui m’ont plu dans les notes et digressions de ce joueur d’échecs, qui commence par confesser une période de dépendance, lorsqu’il passait tous ses après-midi au club après avoir donné des leçons de tennis le matin.

    Les expressions pour désigner les joueurs et ceux qui les regardent jouer, par exemple. Plusieurs termes tirés du yiddish sont d’usage dans ces clubs d’échecs : le « kibitzer », le commentateur assis au bord d’une table où une partie est en cours, dont les remarques sarcastiques voire désobligeantes peuvent agacer ; le « besserwisser » qui sait tout ou en tout cas « qui-sait-mieux », comme l’écrit l’auteur.

    Pourquoi du yiddish, me demandais-je, avant de lire ceci dans le chapitre intitulé « La boxe juive » : « Or il se trouve que dès la moitié du XIXe siècle – tels les deux premiers adversaires du premier championnat du monde : Johannes Zukertort et Wilhelm Steinitz –, la plupart des grands joueurs d’échecs étaient d’origine juive. » Un jour où Grozdanovitch s’en ouvre à un GMI (grand maître international) de passage dans leur club, celui-ci lui répond qu’en URSS, dans son enfance, « on appelait les échecs la boxe juive ». Une prédominance quasi disparue aujourd’hui.

    Grozdanovitch a observé des « mazettes », ces joueurs qui par ruse jouent d’abord mal pour mettre en confiance leur adversaire, puis les prendre au piège. Mazette ! Je ne connaissais que l’interjection qui m’a toujours semblé plaisante pour exprimer son étonnement. Le nom commun a désigné d’abord un mauvais cheval, puis, par analogie et familièrement, une mauviette ou une personne « qui manque d’adresse, d’habileté au jeu ou à tout ce qui demande de la rapidité, de l’habileté d’esprit ou de gestes ». Les joueurs inexpérimentés et naïfs sont traités, eux, de « pousseurs de bois ». (L’essai leur est dédié : « A mes camarades « pousseurs de bois » ».)

    L’auteur raconte joliment comment, un soir de printemps, il a pris conscience de sa dépendance au jeu en regardant le ciel qui « déployait, par-dessus les immeubles de la place des Ternes, une flotte de nuages aux teintes idylliques très semblables à celles de certains tableaux italiens de Corot. » « Il y eut soudain un déclic dans ma tête et je sus que j’avais failli manquer de peu cette merveille, que mon addiction m’avait fait frôler l’indifférence à la beauté persistante du monde. » Il a cessé alors de fréquenter ce club.

    La vie rêvée du joueur d’échecs comporte de nombreuses observations et réflexions sur le jeu d’échecs et le jeu en général. Le chapitre « Heureux les souples d’esprit ! » décrit la souplesse d’adaptation intellectuelle dont font preuve les  grands maîtres. Si Grozdanovitch analyse ses propres parties, avouant une tendance à surestimer sa position, il témoigne abondamment du plaisir d’assister aux grandes parties d’échecs, de découvrir le style particulier des champions, la diversité des styles de jeu.

    Dans « Intelligence artificielle ? », l’auteur évoque sa correspondance pendant douze ans avec Simon Leys et développe leur discussion subtile sur l’apologue chinois des « petits poissons », un chapitre que je vous recommande. J’y puiserai l’extrait du prochain billet, où il philosophe avec sa forme d’humour singulière, une ironie qui me paraît très saine et bienvenue quand il s’agit de choses sérieuses comme le jeu – le style Grozdanovitch.

  • Binaire

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    La petite mer des Sablettes (baie de Toulon, IX.2014)

    « De telles circonstances m’ont permis, dès l’enfance je crois, de deviner l’essence binaire des rythmes phénoménaux : l’ombre n’allait pas sans la lumière, le plaisir n’allait pas sans une dose – tempérée – de douleur, le bonheur sans l’ennui, le désir sans la satiété et le beau temps sans la pluie. »

    Denis Grozdanovitch, Petit éloge du temps comme il va 

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    Le Brusc juste avant l'orage (Le Gaou, IX.2014)

     

  • Du temps au temps

    On peut compter sur Denis Grozdanovitch (Petit traité de désinvolture, Rêveurs et nageursL’art difficile de ne presque rien faire) pour nous faire humer une atmosphère ou savourer la grâce d’un moment perdu. Son Petit éloge du temps comme il va, dans une collection que vous connaissez, s’ouvre avec Proust – « On dirait que le temps a changé. Ces mots me remplirent de joie (…) » – et les citations, les extraits plutôt ne manquent pas chez ce grand lecteur sous ses airs de dilettante, toujours à propos.  

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    La sagesse d’une vieille Russe – « Il fait mauvais temps et nous attendons qu’il change. Mais il vaut mieux qu’il fasse mauvais temps que rien du tout et que nous attendions au lieu de ne rien attendre » – amorce une réflexion sur ce mot identique en français pour désigner « le temps qu’il fait et le temps qui passe ». 

    Comme beaucoup, il me semble, Grozdanovitch ressent un lien entre météo et humeur : « A vrai dire, il m’a toujours semblé que la météorologie climatique induisait en nous-mêmes, selon les variations de l’atmosphère, une météorologie plus subtile : celle de nos états d’âme. »

     

    N’en déduisez pas qu’il privilégie une saison au détriment d’une autre, sa bienveillance accueille tous les éléments, avec une prédilection pour la pluie qu’il aime depuis l’enfance, reconnaissant à son père de lui avoir fait remarquer, lors d’une séance d’aquarelle sur le motif, « à quel point sous la pluie les couleurs s’approfondissaient alors qu’elles étaient aplanies par le grand soleil. »

     

    Longues lectures des jours de pluie dans lesquelles ils s’embarquaient, sa sœur et lui, « chacun à un bout de la pièce », temps propice au recueillement, plaisir de regarder le ciel se transformer, la lumière changer, d’un endroit bien protégé, parfois en compagnie d’un chat complice « clignant doucement des yeux ». Jours pluvieux à écrire en rythme. Attente des éclaircies pour retourner sur le terrain de tennis, de quoi former « de fins météorologues amateurs, rompus à scruter et à interpréter les moindres variations du ciel. »

     

    Observant les formes des nuages, décelant dans leurs incessantes transformations quelque signe révélateur sur le monde ou sur lui-même, il redécouvre sans le savoir la néphomancie, ancienne forme de divination. Excellent antidote, écrit-il, « à tout excès de rationalité, tant la matière vaporeuse, presque onirique, de ce que nous avons sous les yeux est propre à nous rappeler la consistance essentiellement impondérable de la plupart de nos aspirations, ambitions, prospectives et autres plans tirés sur la comète. »

     

    Grozdanovitch évoque « l’adorable grisaille parisienne », des souvenirs pluvieux de Londres, New York, Venise… Puis viennent le vent et ses sortilèges, « l’heure soyeuse » des jours de neige – le soleil est peu présent, en réaction sans doute au diktat commercial d’éternel été. Quant au vieux rêve de l’humanité, « suspendre le temps », les poètes et les philosophes ne cessent de l’aborder, c’est l’occasion pour l’auteur de revenir à Proust et à d’autres qui ouvrent la voie à la « conquête du temps essentiel, synonyme de libération intérieure ».

     

    Ernst Jünger, dans Le mur du temps (1963) : « L’homme qui n’a pas le temps, et c’est là une de nos caractéristiques, ne saurait guère avoir de bonheur. Nécessairement, de grandes sources se ferment à lui, de grandes forces comme celles du loisir, de la foi, de la beauté dans l’art et la nature. » Grozdanovitch s’exerce à « ralentir certains moments », ce qui requiert « stratégie et tactique » et nous vaut de belles pages sur la danse, le sport, l’écriture, la musique. 

    Petit éloge du temps comme il va distille mine de rien un appel à résister aux injonctions hyperactives de notre époque et à s’éloigner des lieux communs du bonheur médiatique. La lecture de cet essai porte à siffloter, quel que soit le temps qu’il fait, et ouvre des fenêtres dans le temps qui passe. C’est une question d’attitude, donc un choix, et si l’auteur explore des manières inédites de prendre le temps « comme il va », nous pouvons aussi y reconnaître certaines des nôtres – « Une intense décélération se produit invariablement lorsque je franchis la porte d’un musée. »

  • Presque rien

    Petit traité de désinvolture (2002), Rêveurs et nageurs (2005), si vous avez lu un de  ces essais, vous connaissez le ton Grozdanovitch. J’espérais bien le retrouver dans L’art difficile de ne presque rien faire (2009, préface de Simon Leys).

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    Ne presque rien faire, un art ? Cité dans la préface, Stevenson  affirme que « seuls les « oisifs » savent s’abandonner aux stimulations du hasard ; ils prennent plaisir à exercer gratuitement leurs facultés, tandis que les « gens occupés » sont sans curiosité, car ils sont incapables de paresse : « Leur nature n’est pas assez généreuse pour cela. » » (Eloge des oisifs) Le recueil de Grozdanovitch, sous un titre hommage à Jankélévitch dont il a suivi le cours de philosophie à la Sorbonne, rassemble une cinquantaine de textes « tirés pour partie d’articles ou d’essais parus dans des revues » ou encore sur son blog à Libération, « et tous très considérablement remaniés ».
     

    Des questions : « Sommes-nous plus heureux que nous le croyons ? », « L’amour aura-t-il éternellement un goût doux-amer ? », « Un poème, ça vaut bien un sandwich, non ? », « Les écureuils se sentent-ils coupables ? »… Des exclamations : « Quel dommage que le monde ne se limite pas à soixante-quatre cases ! », « La destination finale de l’Art ! », « La bourse ou la vie ! » Des billets d’humeur, des portraits, des lectures…

     

    Grozdanovitch est venu en train à Bruxelles pour flâner sur les traces de Ghelderode à Schaerbeek, cela donne « Sortilèges de l’indiscrétion ». En chemin, par la porte entrouverte d’un rez-de-chaussée, il aperçoit « un atelier d’artiste presque vide » et ne résiste pas à la curiosité, pousse la porte  personne. Une table basse, de la toile et des feuilles, des brosses, trois toiles retournées contre un mur. Le passant s’enhardit, les retourne et reconnaît, stupéfait, le décor de l’atelier lui-même « dans la manière silencieuse, calme, extralucide, d’un Morandi ». Il y retournera le lendemain... et nous voici en pleine atmosphère ghelderodienne.

     

    L’auteur qui passe la moitié de l’année à Paris, l’autre à la campagne, ne manque pas d’évoquer les ambiances de la capitale française, à l’Académie des beaux-arts près de la « fine fleur septuagénaire du milieu de la littérature d’art parisienne », sur les terrains de sport, à l’entrée du Salon du livre. « Qu’est-ce qu’un imbécile de Paris ? » propose un amusant exercice d’autodérision. Grozdanovitch ne circule en ville qu’à vélo. La mort accidentelle sur un quai d’une psychanalyste en Vélib’ renversée par un camion lui inspire un portrait émouvant de cette « femme particulièrement prévenante » (La barbarie au cœur de la cité).

     

    Dans « Une planète qui sombre », Grozdanovitch revient sur la dérive techniciste des partisans de « la civilisation quantitative opposée à celle du qualitatif » et ne cache pas son pessimisme « sur la question environnementale ». Il cite au passage, entre autres, Havelock Ellis : «  Ce que nous appelons progrès n’est que le remplacement d’un inconvénient par un autre. » (2020) Dans « toute sa naïveté », notre essayiste ne voit d’espoir que « dans une décroissance économique bien gérée » et « dans un enseignement moins académique » (« Paris-province : profond malaise résiduel du jacobinisme ? »)

     

    De texte en texte se développe une philosophie quotidienne axée sur ce qu’Alexandre Vialatte appelle « un vieux petit temps : le tissu même de tous les jours », «  parfaitement extérieur à la chronologie », à rebours du regard contemporain « sur le grand terriblement moderne ». La sieste dans un hamac y est un exercice de vertu. Une fêlure dans une vieille tasse, une réminiscence proustienne. Le sport y est amateur, comme on verra dans les commentaires de Roland-Garros : « Quatre journées perplexes au cœur du consumérisme sportif ».

     

    De très nombreux écrivains apparaissent au détour des flâneries de notre adepte du « presque rien », disciple du taoïsme et homme cultivé. Un bel article sur Michèle Lesbre (« Rêverie autour d’un canapé rouge ») Et surtout, pour clore le recueil, « Trois grands rêveurs éveillés » : Anton Pavlovitch Tchekhov, Thomas Bernhard, Remy de Gourmont. Comment ne pas se sentir de connivence avec celui qui écrit de la collection complète des nouvelles de Tchekhov, lues à la bibliothèque du lycée : « Je passais là des heures enchantées qui constituèrent mes véritables humanités. »

     

    L’état parfois jubilatoire dans lequel nous met Grozdanovitch prend sa source dans cette confidence à l’ouverture d’un texte magnifique intitulé « Plus tard c’est définitivement maintenant ! » : « Si l’on devait me demander quel a toujours été mon but secret dans l’existence, que pourrais-je répondre sinon que celui de provoquer, au moins une fois par jour, un état de furtive éternité ? » Suivent une série d’exemples intimes qui touchent à l’observation de la nature, à la musique, aux rencontres de hasard, à la peinture, au rêve, à la lecture… L’art de ne presque rien faire propose un art de vivre.