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l'art difficile de ne presque rien faire

  • Presque rien

    Petit traité de désinvolture (2002), Rêveurs et nageurs (2005), si vous avez lu un de  ces essais, vous connaissez le ton Grozdanovitch. J’espérais bien le retrouver dans L’art difficile de ne presque rien faire (2009, préface de Simon Leys).

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    Ne presque rien faire, un art ? Cité dans la préface, Stevenson  affirme que « seuls les « oisifs » savent s’abandonner aux stimulations du hasard ; ils prennent plaisir à exercer gratuitement leurs facultés, tandis que les « gens occupés » sont sans curiosité, car ils sont incapables de paresse : « Leur nature n’est pas assez généreuse pour cela. » » (Eloge des oisifs) Le recueil de Grozdanovitch, sous un titre hommage à Jankélévitch dont il a suivi le cours de philosophie à la Sorbonne, rassemble une cinquantaine de textes « tirés pour partie d’articles ou d’essais parus dans des revues » ou encore sur son blog à Libération, « et tous très considérablement remaniés ».
     

    Des questions : « Sommes-nous plus heureux que nous le croyons ? », « L’amour aura-t-il éternellement un goût doux-amer ? », « Un poème, ça vaut bien un sandwich, non ? », « Les écureuils se sentent-ils coupables ? »… Des exclamations : « Quel dommage que le monde ne se limite pas à soixante-quatre cases ! », « La destination finale de l’Art ! », « La bourse ou la vie ! » Des billets d’humeur, des portraits, des lectures…

     

    Grozdanovitch est venu en train à Bruxelles pour flâner sur les traces de Ghelderode à Schaerbeek, cela donne « Sortilèges de l’indiscrétion ». En chemin, par la porte entrouverte d’un rez-de-chaussée, il aperçoit « un atelier d’artiste presque vide » et ne résiste pas à la curiosité, pousse la porte  personne. Une table basse, de la toile et des feuilles, des brosses, trois toiles retournées contre un mur. Le passant s’enhardit, les retourne et reconnaît, stupéfait, le décor de l’atelier lui-même « dans la manière silencieuse, calme, extralucide, d’un Morandi ». Il y retournera le lendemain... et nous voici en pleine atmosphère ghelderodienne.

     

    L’auteur qui passe la moitié de l’année à Paris, l’autre à la campagne, ne manque pas d’évoquer les ambiances de la capitale française, à l’Académie des beaux-arts près de la « fine fleur septuagénaire du milieu de la littérature d’art parisienne », sur les terrains de sport, à l’entrée du Salon du livre. « Qu’est-ce qu’un imbécile de Paris ? » propose un amusant exercice d’autodérision. Grozdanovitch ne circule en ville qu’à vélo. La mort accidentelle sur un quai d’une psychanalyste en Vélib’ renversée par un camion lui inspire un portrait émouvant de cette « femme particulièrement prévenante » (La barbarie au cœur de la cité).

     

    Dans « Une planète qui sombre », Grozdanovitch revient sur la dérive techniciste des partisans de « la civilisation quantitative opposée à celle du qualitatif » et ne cache pas son pessimisme « sur la question environnementale ». Il cite au passage, entre autres, Havelock Ellis : «  Ce que nous appelons progrès n’est que le remplacement d’un inconvénient par un autre. » (2020) Dans « toute sa naïveté », notre essayiste ne voit d’espoir que « dans une décroissance économique bien gérée » et « dans un enseignement moins académique » (« Paris-province : profond malaise résiduel du jacobinisme ? »)

     

    De texte en texte se développe une philosophie quotidienne axée sur ce qu’Alexandre Vialatte appelle « un vieux petit temps : le tissu même de tous les jours », «  parfaitement extérieur à la chronologie », à rebours du regard contemporain « sur le grand terriblement moderne ». La sieste dans un hamac y est un exercice de vertu. Une fêlure dans une vieille tasse, une réminiscence proustienne. Le sport y est amateur, comme on verra dans les commentaires de Roland-Garros : « Quatre journées perplexes au cœur du consumérisme sportif ».

     

    De très nombreux écrivains apparaissent au détour des flâneries de notre adepte du « presque rien », disciple du taoïsme et homme cultivé. Un bel article sur Michèle Lesbre (« Rêverie autour d’un canapé rouge ») Et surtout, pour clore le recueil, « Trois grands rêveurs éveillés » : Anton Pavlovitch Tchekhov, Thomas Bernhard, Remy de Gourmont. Comment ne pas se sentir de connivence avec celui qui écrit de la collection complète des nouvelles de Tchekhov, lues à la bibliothèque du lycée : « Je passais là des heures enchantées qui constituèrent mes véritables humanités. »

     

    L’état parfois jubilatoire dans lequel nous met Grozdanovitch prend sa source dans cette confidence à l’ouverture d’un texte magnifique intitulé « Plus tard c’est définitivement maintenant ! » : « Si l’on devait me demander quel a toujours été mon but secret dans l’existence, que pourrais-je répondre sinon que celui de provoquer, au moins une fois par jour, un état de furtive éternité ? » Suivent une série d’exemples intimes qui touchent à l’observation de la nature, à la musique, aux rencontres de hasard, à la peinture, au rêve, à la lecture… L’art de ne presque rien faire propose un art de vivre.

     

  • Préface

    Parfois, pour entrer en lecture, il suffit d’une préface pour vous mettre l’eau à la bouche. 

     

    Nina la chatte.jpg

     

    « J’ai tellement besoin de temps pour ne rien faire, qu’il ne m’en reste plus pour travailler. » Pierre Reverdy

     

    « Quand Saint-Pol-Roux se retirait pour dormir, il accrochait à la porte de sa chambre à coucher un écriteau portant l’avertissement Poète au travail. Denis Grozdanovitch serait en droit de suspendre une inscription semblable au hamac dans lequel il fait ses fécondes siestes.

     

    A ce propos, songez-un peu : pourquoi les poètes aiment-ils tous les chats ?

     

    Les chats passent le plus clair de leur temps à dormir, et leur sommeil est principalement employé à rêver (la chose a été très scientifiquement mesurée en laboratoire, avec des électrodes). Ceci explique pourquoi – à la différence (par exemple) des lapins ou des cochons d’Inde, lesquels, ne pouvant jamais fermer l’œil plus de trois minutes d’affilée, sont de lamentables névrosés en proie à une tremblote chronique – les chats jouissent d’un formidable équilibre : ils retombent toujours sur leur pattes ; gracieux au repos, foudroyants à la chasse, leurs réflexes sont d’une rapidité et d’une précision infaillibles. D’une certaine manière, ce double talent qu’ils ont et pour la contemplation et pour l’action les rapproche non seulement des poètes mais aussi des champions de tennis. (…) »

     

    Simon Leys, Préface à L’art difficile de ne presque rien faire de Denis Grozdanovitch