J’avais capté ici ou là ce nom sonore, Grozdanovitch, et j’avoue avoir été séduite, d’emblée, par son Petit traité de désinvolture (2002). En regard d’une illustration de Zhang Sheng, Rivière en automne au milieu des montagnes, la page de titre comporte un sous-titre – « Où il est question du dilettantisme et de la désinvolture, du temps et de la vitesse, des îles et du bonheur, du sport et de la mélancolie… mais aussi des chats, des tortues et des Chinois. » – et une citation de Cingria : « Il n’y a rien de plus fructueux ni de plus amusant que d’être distrait d’une chose par une autre chose » (les internautes la reprendront volontiers à leur compte).
Il y a d’abord le style, sa musique : « Un violent orage d’arrière-saison s’abat à l’instant sur la Porte de Saint-Cloud. Le tonnerre ébranle, des éclairs zèbrent l’habituelle grisaille parisienne de novembre. Enfin, une volée de gros grêlons vient gifler la façade. » C’est l’incipit de L’infiniment singulier. Une longue plume qui descend paisiblement « au milieu du maelström des airs tourbillonnants » crée « l’Insolite » du jour, « minuscule prodige » contemplé à la fenêtre, une tasse de thé à la main – « tandis que dans mon dos les livres sagement rangés sur les rayons creusent la tranquille impunité de mon microcosme privé ».
Denis Grozdanovitch, poète philosophe, cultive l’art de « jouir au jour le jour des petits plaisirs (…) à l’écart du train du monde » comme ces « tueurs de temps » (Restif de la Bretonne) qui se réunissent à la cinémathèque de Chaillot à la séance de l’après-midi, de vieux cinéphiles, comme ces joueurs d’échecs ou de pétanque ou encore ces « inactifs » assis des heures dans les cafés. Il existe, écrit Grozdanovitch, une association de « Banalyse », dont les membres se retrouvent à l’endroit et au moment convenus « sans avoir aucun motif précis pour se rencontrer ni rien de spécial à se dire » (Les Tueurs de temps).
« Dis-toi bien, fiston, qu’au cours de toutes les circonstances de l’histoire, il y a toujours eu des pêcheurs à la ligne » lui répétait son père quand il le voyait, adolescent, préoccupé par la tournure des événements. Leitmotiv que l’auteur associe à cette peinture chinoise ancienne où l’on découvre, à l’écart des scènes de bataille, « dans un coin du rouleau, généralement dissimulé derrière un rideau d’arbres, un étang à moitié couvert de nénuphars », une barque « dans laquelle un petit personnage coiffé d’un chapeau de paille pêche sans se soucier de rien » – « le plus parfait symbole de la sagesse ».
Je me garderai de citer les plus merveilleux exemples de « l’amateurisme désinvolte » que Grozdanovitch raconte avec délectation ; ils sont, de texte en texte, les perles de rosée que le lecteur peut toucher du doigt, le sourire aux lèvres. La mort de Perdita, chat parisien, ravive le souvenir d’une après-midi au musée d’art de Philadelphie devant un Chagall, Trois heures et demie, le poète (ci-dessus) : à la tête verte posée à l’envers sur le buste du poète correspond le chat vert qui lui lèche la main. « Les poètes : ces êtres qui n’ont rien de mieux à faire à trois heures et demie de l’après-midi que de noter leurs précieuses émotions dans de petits carnets, tout en buvant du thé, la tête perdue dans les nuages, et à qui les chats tiennent compagnie !… », consigne-t-il dans son carnet tandis que Perdita, roulée en boule, dort profondément sur le sofa près de sa table.
« Rien n’est plus drôle que le malheur » (Beckett) : cela vaut pour l’histoire de Titi, la marionnette au sourire espiègle offerte à sa grand-mère devenue folle, qui en fera un usage inattendu à l’hospice. S’il évoque avec grâce le commun des mortels ou Paul Léautaud, esprit libre (Un héros solipsiste), Grozdanovitch écrit aussi sur Ted, le champion de squash, ou sur le fair-play, la prime de l’élégance du geste revenant sans conteste au joueur de tennis (Le futur champion) qui s’entraîne inlassablement contre un mur. Autant le compte rendu d’une soirée entre artistes, « tumultueux méli-mélo constitué d’une dizaine de prétendus dialogues vociférés » est hilarant, autant Au musée de Bruxelles par un jour de pluie en hiver… qui commente quelques toiles anciennes représentant l’homme dans la nature se mue en interrogation philosophique non exempte de mélancolie.
En lisant, en visitant – voilà la démarche de ce Petit traité de désinvolture de haut vol où l’on rencontre tantôt Nietzsche tantôt le satyre du cimetière anglais de Corfou, « le bonheur de l’été » et aussi des sentiments disparus, où l’on songe gaiement à l’ennui, sur un vélomoteur le long de la Seine (en imaginant un « Club des Amis du temps perdu ») ou seul en forêt, dans le lit de Proust (Le Robinson de la chambre en liège) ou même dans les rêves d’un homme à la riche existence nocturne (Portrait de l’artiste en vieux songe). Ce livre est un cadeau du ciel, n’hésitez pas à vous l’offrir.
Commentaires
La moto est prête, le casque est vissé sur la tête du motard montagnard, qui va débouler bientôt dans une librairie et demander d'un ton désinvolte: "vous avez le petit traité de ... de ce monsieur Groz...Grods..." Jamais entendu le nom de cet écrivain, merci Tania. J'ai juste peur de ne pas me souvenir de son nom.
Damien des Iles, cette phrase apéritive de D.G. repérée pour votre blog :
"Pourquoi sommes-nous donc à ce point gagnés par le bien-être dès que nous abordons et séjournons, ne fût-ce que pour quelques heures, dans les îles ?"
Je ne vous donne pas la réponse.
Moi non plus, pas de réponse...surtout ne pas entacher les rêves d'autrui.
Pour moi, ce cadeau du ciel viendra par la poste, merci amie.
Avec de telles lueurs dans leurs doux yeux de tueurs, ils offrent des sueurs au temps tenté par une reddition-perdition en rase campagne non publicitaire.
Merci Tania, je vais la mettre en lieu sûr, cette citation. Quant à la réponse, j'ai cherché et je cherche encore.
Une petite chose à s'offrir avec désinvolture et puis rejoindre joyeusement ce club des amis du temps perdu... l'adresse ?
j'ai un faible pour ce type de livre où l'on saute du coq à l'âne où l'on se réjouit, on ironise, j'ai beaucoup aimé ce premier volume, un peu moins les 2 suivants ( mais c'est bien, juste un peu moins bien que le premier)
comme dirait Montaigne, encore un auteur qui écrit à sauts et à gambades !!
Comment résister à un tel billet ? Je me le procure au plus vite.
J'aime bien votre blog : ses commentaires, son ton, sa pertinence. J’ai beaucoup apprécié me balader au fil des pages. Merci pour cette pause détente.