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grozdanovitch - Page 2

  • Préface

    Parfois, pour entrer en lecture, il suffit d’une préface pour vous mettre l’eau à la bouche. 

     

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    « J’ai tellement besoin de temps pour ne rien faire, qu’il ne m’en reste plus pour travailler. » Pierre Reverdy

     

    « Quand Saint-Pol-Roux se retirait pour dormir, il accrochait à la porte de sa chambre à coucher un écriteau portant l’avertissement Poète au travail. Denis Grozdanovitch serait en droit de suspendre une inscription semblable au hamac dans lequel il fait ses fécondes siestes.

     

    A ce propos, songez-un peu : pourquoi les poètes aiment-ils tous les chats ?

     

    Les chats passent le plus clair de leur temps à dormir, et leur sommeil est principalement employé à rêver (la chose a été très scientifiquement mesurée en laboratoire, avec des électrodes). Ceci explique pourquoi – à la différence (par exemple) des lapins ou des cochons d’Inde, lesquels, ne pouvant jamais fermer l’œil plus de trois minutes d’affilée, sont de lamentables névrosés en proie à une tremblote chronique – les chats jouissent d’un formidable équilibre : ils retombent toujours sur leur pattes ; gracieux au repos, foudroyants à la chasse, leurs réflexes sont d’une rapidité et d’une précision infaillibles. D’une certaine manière, ce double talent qu’ils ont et pour la contemplation et pour l’action les rapproche non seulement des poètes mais aussi des champions de tennis. (…) »

     

    Simon Leys, Préface à L’art difficile de ne presque rien faire de Denis Grozdanovitch

  • Noceurs bohèmes

    Au MOMA, en songeant à Montmartre et à Montparnasse.

     

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    http://www.blog-habitat-durable.com/article-taures-58976887.html

    La Rotonde de la Ruche, Monument Historique, Monument restauré...

     

    « Je tentais d’imaginer ces excentriques inspirés, noceurs bohèmes, expatriés à moitié clochardisés, demi-aventuriers anarchistes, lunatiques et alcooliques, déclamant leurs poèmes, se montrant réciproquement leurs toiles, commentant et échangeant leurs œuvres, belles égéries fascinantes telles qu’on les apercevait sur les portraits de Pascin… se retrouvant le soir pour des fêtes improvisées dans leurs ateliers délabrés – ainsi qu’on pouvait le lire dans les chroniques évoquant l’atmosphère de « La Ruche » ou du « Bateau-Lavoir » (l’amitié de Chagall et de Cendrars, les amours de Modigliani et de Jeanne Hébuterne, les accès de rage de Soutine détruisant ses œuvres des jours précédents, la saga de Picasso, d’Apollinaire et de Max Jacob, la fête organisée en l’honneur du Douanier Rousseau) ; tout cela dans le vieux Paris populaire, savoureux et peu dispendieux d’alors…

    Car, restant à l’affût devant ces toiles, finissaient par chatoyer, tels des reflets à la surface d’un étang, les effluves spectraux du passé.

    (…)

    Ah ! Songer à cela depuis New York, par une journée de plein vent à la lumière marine intermittente, dansante et folle, qui courait en vagues successives sur les façades des gratte-ciels impassibles et hiératiques – aussi solennels que les sentinelles sans états d’âme du domaine du futur ! – recelait la beauté délicate, indéfinissable et mélancolique d’une après-midi de nostalgie enfantine. »

     

    Denis Grozdanovitch, Rêveurs et nageurs

  • Rêveurs et nageurs / 2

    Denis Grozdanovitch, « collectionneur d’instants », poursuit son Apologie des fantômes d’un ailleurs à l’autre. Au British Museum, devant les momies égyptiennes – selon lui, plutôt qu’un désir d’immortalité, « un vœu adressé à la vie bien vivante, une offrande concrète du plus lointain passé à l’avenir le plus éloigné », comme pour nous proposer « des modèles d’êtres accomplis ». A la cinémathèque, où il nomme ses amis cinéphiles ses « compagnons de coma merveilleux ». A Sete sur la tombe de Valéry.

     

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    Monet, Le chêne de Bodmer, Fontainebleau (Metropolitan)

     

    En écho au « Que faire pour honorer les morts, sinon bien vivre ? » de Jean Prévost, il rappelle l’épitaphe d’une jeune fille romaine relevée par Marguerite Yourcenar dans La Couronne et la Lyre : « J’ai vécu et avant moi ont vécu d’autres jeunes filles. Mais c’est assez. Que celui qui a lu cette inscription dise en s’en allant : Crocine que la terre te soit légère. Et vous qui vivez sur terre, soyez heureux ! »

     

    Un bref périple aux Indes occidentales – « il faut toujours s’embarquer pour les Indes occidentales inexistantes pour découvrir l’Amérique » (Romain Gary) – est un autre chapitre important de Rêveurs et nageurs. Le carnet de notes d’un voyage aux Etats-Unis à l’invitation d’un ami, Simon Karpinsky, dans son petit appartement du quartier juif de l’East Side à New York. Grozdanovitch en profite pour visiter les grands musées américains où les vigiles surveillent de près ce visiteur qui reste un quart d’heure au moins devant les œuvres pour mieux les voir. Monet, Le Greco, Rodin, Maillol, Monet, Courbet, Van Gogh, Soutine, les paysagistes américains si habiles parfois pour « rendre la lumière des beaux jours », Picasso, Kandinsky, Hopper… Admirations, détestations, commentaires.

     

    Dans la gigantesque fourmilière humaine, Grozdanovitch fait de belles rencontres. Lampshade, un vieil érudit noir pilier de la grande bibliothèque publique de la quarante-deuxième rue, l’invite chez lui et le présente à son chat Thelonius : « C’est mon nouvel ami français, qui aime les livres autant que nous. » Sue, une étudiante en anthropologie, l’accompagne à Philadelphie. Quand il y marche dans la banlieue huppée, il se découvre seul piéton, quasi suspect. Chez Alex de Montmorency, il participe à une fête d’anniversaire pour les quatre-vingts ans de l’« ancien fils de famille devenu impécunieux » et lui porte secours quand Sid, le clochard qui les a apostrophés sur le trottoir et qu’Alex a invité dans la foulée à se joindre à eux, « à la russe », fait un tapage tel que les voisins débarquent, et finalement les pompiers ! Autre personnage étonnant, le jeune Elias, fils surdoué de cousins de son ami Simon, qui l’attire dans sa chambre-laboratoire pour un entretien confidentiel de haute volée.

     

    La Prison de l’idée unique, où il est question de Knut Hamsun, trouvera sans difficulté son application dans l’actualité politique. Sur le danger de mettre à la tête d’un Etat une personnalité « psychorigide » (ceux qui, aveuglés par le bien-fondé de leur point de vue, n’envisagent jamais « que la réalité puisse se distribuer entre des centaines de vérités circonstanciées »), l'auteur reprend cette réponse de Nietzsche à un ami adepte du régime végétarien : « il est toujours plus facile de se réfugier dans les attitudes radicales que de s’engager sur le périlleux chemin du juste milieu. »

     

    Humaniste sans prétention, Grozdanovitch trouve « marrantes » les vaches qui empêchent sa voiture de passer sur une route de campagne et attendrissant le regard de l’âne Socrate promu animal de compagnie, « comme si, malgré tout, une certaine candeur pouvait s’entêter à persister dans le monde ». Ses Rêveurs et nageurs, je vous l’assure, peuvent vous donner « du plaisir parmi les difficultés ».

  • Ne pleure pas

    « Heureux les morts qui oublient l’amertume de la vie

    Quand le soleil se couche et que l’ombre envahit la terre,

    Quelle que soit ta douleur, ne pleure pas les morts.

    C’est l’heure où ils ont soif et vont boire

    A la source cristalline de l’oubli.

    Mais si une seule larme coule en leur mémoire

    Des yeux de ceux qui sont vivants, l’eau se trouble ;

    Et si les morts boivent de cette eau troublée,

    Eux aussi, transitant par les champs d’asphodèles,

    Se rappellent l’ancienne douleur.

    Si tu ne peux t’empêcher de pleurer,

    Que tes larmes ne coulent pas sur les morts, mais sur les vivants :

    Ceux-ci voudraient oublier mais ne le peuvent. »

    Lorenzo Mabili in Denis Grozdanovitch, Rêveurs et nageurs

  • Rêveurs et nageurs / 1

    Rêveurs et nageurs ou du plaisir parmi les difficultés (2005) : retour à Grozdanovitch dont j’avais tant aimé le Petit traité de désinvolture (2002). Le titre est magnifique – et encore plus quand on en découvre le texte sous-jacent. Le sous-titre est emprunté à Henry James en culottes courtes, poussé sur une balançoire grinçante par sa sœur Alice une après-midi d’automne, et remarquant : « Je crois qu’on peut appeler ça du plaisir parmi les difficultés. » Un essai dédié fraternellement par Denis Grozdanovitch aux personnes sensibles à l’humour poétique et à la gravité de cette phrase, à ceux « dont les forces faiblissent… mais qui restent encore capables d’éprouver d’intenses minutes de plaisir parmi les difficultés croissantes d’un monde bouleversé et parfois tellement infernal qu’on pourrait le croire au bord du désastre ».

    Humour et mélancolie se côtoient dans ce recueil de réflexions. Un sourire monte aux lèvres en lisant Un choc culturel : Archie, son hôte anglais, éprouve ce choc en mettant le nez dans le moteur d’une DS en panne. L’auteur narre avec délectation les tentatives de dépannage sans résultat, et la floraison d’un discours furieux contre les ingénieurs français, en contraste avec les propos que tiendra plus tard le garagiste, M. Cazalis, intarissable d’éloges pour une voiture formidable qui ne demande tout au plus que de menus réglages, tout en plongeant délicatement les mains dans cette belle mécanique. Une vieille sympathie cynique – l’évocation des chiens de sa vie – et De la difficile légèreté de l’être – à l’ombre de Cioran – appartiennent au versant mélancolique de la pensée grozdanovitchienne (je suppose).

    A propos d’une émission sur France Culture à propos du philosophe allemand, Carl Schmitt, le chat et la petite souris s’étonne de l’incompréhension des orateurs par rapport à la dérive de Schmitt, si intelligent, vers le national-socialisme. Oubliaient-ils que la logique verbale et la pratique dans les faits ne correspondent pas toujours chez les êtres humains ? Grozdanovitch subodore chez ces universitaires l’angoisse devant « le foisonnement du réel » et un esprit de système comme « un solide blockhaus à l’épreuve de la moindre surprise ». Pathétique absence d’humour et de bon sens des grands esprits cartésiens.

    Viennent ensuite une centaine de pages, Apologie des fantômes, où Grozdanovitch a rassemblé ses méditations sur la vie et la mort, inspirées par des enterrements, des lectures, des anecdotes, des films, des tombes, et c’est là qu’on entre dans le vif de Rêveurs et nageurs. « Souvent la nuit, au cours de rêves profonds et compliqués, mes morts m’apparaissent… » Leur image est confuse mais proche, leurs paroles ne sont que « broutilles », comme s’il ne leur était permis que de passer « en transit » dans les songes des vivants. C’est Emmanuel Berl racontant à la radio comment il a découvert en rangeant des papiers dans le grenier de la maison familiale de vieilles lettres non cachetées, à lui adressées, et portant sur l’enveloppe l’écriture de Marcel Proust ! C’est une nouvelle de Buzzati, Les bosses ; un film de Rosi, Cadavres exquis. Ce sont les souvenirs d’un père, d’une sœur ; des vers de Valéry Larbaud à l’occasion de la Toussaint.

    Dans une conférence d’anthropologie au Collège de France, Maurice Bloch retourne la question de la plupart des spécialistes (« Comment peut-on encore croire aux fantômes de nos jours ? ») : étant donné que 95% des gens croient aux revenants et à leur influence dans notre vie quotidienne, « Comment certains d’entre nous font-ils pour ne pas croire aux fantômes ? » Grozdanovich abonde en citations littéraires pour en témoigner. « Où se rencontrent les morts si ce n’est sur les lèvres des vivants ? » (Samuel Butler, Ainsi va toute chair)  

    Grozdanovitch ne rappelle pas la belle phrase de Victor Hugo : « Les morts sont les invisibles, mais ils ne sont pas les absents » mais il a plus d’une fois ressenti la présence de disparus. Ainsi cette carte envoyée du Chili par son plus vieil ami d’enfance, perdu de vue depuis vingt-cinq ans, arrivée le lendemain de la nouvelle de sa mort. Sur son cercueil, il choisit de déposer non la rose rituelle mais une balle de tennis. Ainsi ce vieil homme rencontré à la librairie de Rodez et qui tient à lui raconter l’histoire de Janine et Jean, « enfants immortels », la fille de l’ingénieur des chemins de fer et le fils du cafetier. Fantômes de notre jeunesse. Séance de spiritisme et rencontre d’un jumeau astral.

    Le sommet de l’Apologie des fantômes a pour cadre la Bourgogne, où ses parents louaient la moitié d’une ferme pour l’été. Enfant, il s’est lié d’amitié avec Petit-Louis, le propriétaire de la ferme, et puis avec son copain forgeron, Anselme. Longtemps après la disparition inexpliquée de Petit-Louis à 78 ans, Anselme confie un jour son secret à l'auteur. Il sait où il est, mort mais « pas vraiment enterré », et lui raconte comment il a découvert l’endroit où Petit-Louis disparaissait régulièrement avant de disparaître pour de bon. C’est là que vous aurez un magnifique rendez-vous, si vous lisez Grozdanovitch, avec des rêveurs et des nageurs.