En empruntant La vie rêvée du joueur d’échecs (2021) de Denis Grozdanovitch, j’espérais que, comme pour Le joueur d’échecs de Stefan Zweig (titre qu’il évoque, bien sûr, ainsi que La défense Loujine de Vladimir Nabokov), mon ignorance de ce jeu ne gênerait pas trop la lecture. J’aurais dû faire plus attention au sous-titre « Variantes ludiques parmi les soixante-quatre cases ». On y trouve tout de même des pages qui parlent à tous, et encore mieux si l’on a gardé de l’enfance le goût du jeu.
Source : echecsasaintmalo.blogspot.com
J’ai opté sur ce blog, mon journal de lecture en quelque sorte, pour un silence total sur les livres qui me déplaisent ou m’indiffèrent, ce qui ne veut pas dire que tous les titres présentés soient forcément des coups de cœur. Qui lit beaucoup connaît les multiples nuances de l’intérêt suscité par un livre, bien plus nombreuses que les une à cinq étoiles que leur attribuent certains. Tant de paramètres entrent en jeu, ce n’est pas le sujet ici.
Si ce dernier essai de Grozdanovitch n’est pas mon préféré – il contentera davantage les connaisseurs –, j’évoquerai tout de même quelques aspects qui m’ont plu dans les notes et digressions de ce joueur d’échecs, qui commence par confesser une période de dépendance, lorsqu’il passait tous ses après-midi au club après avoir donné des leçons de tennis le matin.
Les expressions pour désigner les joueurs et ceux qui les regardent jouer, par exemple. Plusieurs termes tirés du yiddish sont d’usage dans ces clubs d’échecs : le « kibitzer », le commentateur assis au bord d’une table où une partie est en cours, dont les remarques sarcastiques voire désobligeantes peuvent agacer ; le « besserwisser » qui sait tout ou en tout cas « qui-sait-mieux », comme l’écrit l’auteur.
Pourquoi du yiddish, me demandais-je, avant de lire ceci dans le chapitre intitulé « La boxe juive » : « Or il se trouve que dès la moitié du XIXe siècle – tels les deux premiers adversaires du premier championnat du monde : Johannes Zukertort et Wilhelm Steinitz –, la plupart des grands joueurs d’échecs étaient d’origine juive. » Un jour où Grozdanovitch s’en ouvre à un GMI (grand maître international) de passage dans leur club, celui-ci lui répond qu’en URSS, dans son enfance, « on appelait les échecs la boxe juive ». Une prédominance quasi disparue aujourd’hui.
Grozdanovitch a observé des « mazettes », ces joueurs qui par ruse jouent d’abord mal pour mettre en confiance leur adversaire, puis les prendre au piège. Mazette ! Je ne connaissais que l’interjection qui m’a toujours semblé plaisante pour exprimer son étonnement. Le nom commun a désigné d’abord un mauvais cheval, puis, par analogie et familièrement, une mauviette ou une personne « qui manque d’adresse, d’habileté au jeu ou à tout ce qui demande de la rapidité, de l’habileté d’esprit ou de gestes ». Les joueurs inexpérimentés et naïfs sont traités, eux, de « pousseurs de bois ». (L’essai leur est dédié : « A mes camarades « pousseurs de bois » ».)
L’auteur raconte joliment comment, un soir de printemps, il a pris conscience de sa dépendance au jeu en regardant le ciel qui « déployait, par-dessus les immeubles de la place des Ternes, une flotte de nuages aux teintes idylliques très semblables à celles de certains tableaux italiens de Corot. » « Il y eut soudain un déclic dans ma tête et je sus que j’avais failli manquer de peu cette merveille, que mon addiction m’avait fait frôler l’indifférence à la beauté persistante du monde. » Il a cessé alors de fréquenter ce club.
La vie rêvée du joueur d’échecs comporte de nombreuses observations et réflexions sur le jeu d’échecs et le jeu en général. Le chapitre « Heureux les souples d’esprit ! » décrit la souplesse d’adaptation intellectuelle dont font preuve les grands maîtres. Si Grozdanovitch analyse ses propres parties, avouant une tendance à surestimer sa position, il témoigne abondamment du plaisir d’assister aux grandes parties d’échecs, de découvrir le style particulier des champions, la diversité des styles de jeu.
Dans « Intelligence artificielle ? », l’auteur évoque sa correspondance pendant douze ans avec Simon Leys et développe leur discussion subtile sur l’apologue chinois des « petits poissons », un chapitre que je vous recommande. J’y puiserai l’extrait du prochain billet, où il philosophe avec sa forme d’humour singulière, une ironie qui me paraît très saine et bienvenue quand il s’agit de choses sérieuses comme le jeu – le style Grozdanovitch.
Commentaires
J'apprécie beaucoup cette note : je crois bien être de ceux et celles qui gardent le goût enfantin du jeu (même si je suis nulle aux échecs). J'ai été en outre intéressée par les explications sur vos choix d'échos de lecture, qui ouvrent sur un éclectisme fort précieux pour les lecteurs. Merci donc, Tania.
Bonjour, Ariane. C'est tout le plaisir des blogs "non professionnels" de gambader en toute indépendance sur les chemins littéraires et artistiques. Merci pour cette appréciation et vive le jeu !
Je n'ai jamais essayé de jouer aux échecs, je ne pense donc pas que ce soit un livre pour moi. Heureusement qu'il y avait de quoi "agrémenter" la lecture si je puis dire, je sais que tu aimes cet auteur.
Oui, j'aime beaucoup le style de Grozdanovitch, sa façon d'aborder les choses. Bonne journée, Aifelle.
Oui, j'ai lu Zweig et adoré son joueur d'échec et la défense Loujine de Nabokov qu'on peut lire sans savoir (bien) jouer.........Ce livre là, je ne l'ai pas lu, mais tout ton article!! Je ne joue plus à ce jeu, je n'étais pas très bonne, mes enfants m'ont battue. Je m'en suis retirée drapée dans ma dignité :-) Mais j'admire cette intelligence et stratégie; merci pour cet article nourri de références et incitative............
Mon père aimait beaucoup y jouer, mais je ne m'y suis pas assez intéressée pour entrer dans ce jeu.
j'avais tenté une initiation aux échecs il y a quelques années, je n'ai malheureusement pas persévéré, dommage! j'ai beaucoup aimé le Zweig !
Bonjour, Eimelle. Il y a aussi d'excellentes joueuses d'échecs, mais je n'en connais pas personnellement.
Je vois que tu as quand même trouvé de quoi faire ton miel dans ce livre!
Quand un texte est bien écrit, sa petite musique éclaire toujours l'une ou l'autre chose.
Belle note, merci chère Tania, et comme "grand ou gros" lecteur je partage pleinement les remarques sur les oscillations et nuances de l'intérêt des lectures et des auteurs.
Quant aux échecs, j'y ai beaucoup joué, je suis toujours prêt pour une partie, mais les occasions sont plus rares. Il y a un côté fascinant qui ne m'a jamais quitté. A bientôt.
Merci, K. Je ne suis pas trop étonnée de vous découvrir en joueur d'échecs, auteur de belles parties certainement si j'en juge par vos démonstrations en joueur de mots.
"mazette", "boxe juive", "pousseur de bois"...tu nous apprends une foule de choses dans cet article Tania, merci !
As-tu vu la série " le jeu de la dame" ? Très intéressante, un décryptage passionnant du monde des échecs dans les années 60, belle reconstitution aussi de cette époque. Belle fin de semaine et bises...plus que brumeuses ici.
Ravie que ces remarques te plaisent aussi, Claudie. Je me suis demandé, en lisant ce livre, s'il y avait autant de femmes que d'hommes à se passionner pour les échecs et mes recherches sur la Toile m'ont appris l'existence de cette mini-série, "Le jeu de la dame" - je la regarderai si elle passe un jour sur une chaîne télévisée grand public.
pas certaine de lire le livre car l'auteur ne me passionne plus vraiment mais par contre j'essaierai de lire le chapitre sur Simon Leys que j'apprécie beaucoup
Je suis allée relire ton délicieux billet sur "Quand vous viendrez me voir aux antipodes", j'ai trop peu lu Simon Leys pour ma part. Bonne soirée, Dominique.
Le plus beau des jeux selon moi, bien que je ne joue plus sinon à tenter de résoudre des problèmes des journaux (mais plus souvent la grille sudoku).
J'ai été un bon joueur (un joueur qui gagnait souvent) parce que j'avais acquis quelques ouvertures, quelques trucs comme l'importance du pion, tous petits détails que négligent la plupart des joueurs. Bref affaire de leçons bien apprises.
Jusqu'au jour où un un ingénieur d'origine asiatique m'a battu à chaque partie. Il VOYAIT. Ce que j'ai pu lire sur les grands joueurs est là : ils voient les positions comme un réseau qui leur est évident, ils voient ce qui le commun des mortels doit tenter calculer, de deviner, et qui est éprouvant, voire impossible pour moi, au-delà de trois coups à l'avance.
Ce garçon, dans la vie, manquait pourtant totalement de discernement et de sens pratique.
Merci pour ce bel éclairage d'un connaisseur. Assurément, vous trouveriez dans cet essai de Grozdanovitch matière à souvenirs et à analyse. Nous direz-vous ce que pensez-vous de l'extrait qui suit, sur l'intelligence ?
J’ai lu vos billets à rebours, d’abord l’extrait de « la vie rêvée… », puis votre billet sur le livre. Merci de vos éclairages.
Contente que ces billets vous aient plu. Vous pouvez retrouver les précédents sur Grozdanovitch en cliquant sur son nom dans les tags (ou via l'index des auteurs).