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Textes & prétextes - Page 138

  • S'envoler

    anna laura rucinska,songe de cèdre,roman,littérature française,paris,liban,pologne,exil,femme,couple,famille,culture« A chaque fois qu’elle se rendait au Liban, elle laissait en bas, derrière elle, sa vie parisienne et retournait vers celle qui l’avait précédée – une existence si différente. La Marvia de Paris et la Marvia du Liban étaient-elles la même personne ? Non, elle était persuadée qu’elles étaient différentes.  Pourquoi sa sœur ne comprenait-elle pas qu’une Libanaise soit un oiseau ? Une Libanaise doit s’envoler dans le ciel, elle doit se sentir libre, sinon elle s’enfuit. Comme leur mère, la belle Salma, la plus belle fille de la région. Marvia continuait à admirer sa mère qui avait su se révolter contre une culture où l’homme était le plus important, décidait de tout, même du bonheur et de la détresse d’une femme. Bien sûr, il y avait des femmes qui savaient régner, autrement, d’une façon perfide, avec la conscience de vouloir agir. Marvia en avait connu quelques-unes et elle enviait leurs capacités. »

    Anna Laura Rucinska, Songe de cèdre

    Photo : Institut du monde arabe à Paris, 2021 (source)

  • Songe de cèdre

    Songe de cèdre, voilà un titre qui évoque le Liban, bien que ce roman signé Anna Laura Rucinska (Rucińska) soit traduit du polonais par Krystyna Bourneuf. Un envoi des éditions Deville où il vient de paraître. Cette romancière « née à Varsovie dans les années soixante, sous le régime communiste » s’est installée à Paris en 1981 et a publié en Pologne un premier livre, Zagubieni w Paryzu (2017) où elle raconte « l’état de guerre civile en Pologne et la vie en émigration » (Notice de l'éditeur).

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    Métro, boulot, début de journée. Changer de chaussures, se maquiller, vérifier dans la glace que le rouge à lèvres donne bien l’éclat et l’assurance nécessaires pour sourire aux clients. Marvia vend des cosmétiques de luxe aux Galeries Lafayette à Paris. Déjeuner à l’extérieur avec Angelu, d’origine corse, cheveux blond platine et visage mince, « un être doté d’une grâce unique » ; il s’est encore disputé avec son père, qui n’accepte pas sa manière féminine de s’habiller et l’a traité de « travelotte de Paris ».

    Ce soir-là, « complètement vidée », Marvia est prête à se coucher tôt quand une avalanche de textos tombe sur son téléphone, de Toronto, de New York, la plupart du Liban. Le premier de Louis, son mari policier : « Marvia, allume la télé et essaie de retrouver ta fille. » Aucun message de Sarah. Des images de Saint-Denis, du Stade de France, en boucle. Ce n’est qu’à trois heures du matin que sa fille lui écrit qu’elle va bien. A son tour, Marvia répond « OK » à tous ceux qui s’inquiètent. Nuit blanche des attaques terroristes à Paris. Un texto de la direction la libère du travail le jour suivant

    Louis est rentré épuisé au petit matin et s’est mis au lit. Il sait qu’elle repense sans doute à Beyrouth. Marvia pensait avoir surmonté tout sentiment de haine, elle qui cache depuis des années ses émotions derrière ses sourires. Puis Angelu arrive chez eux, blanc comme un linge. Habitué du Bataclan, il a passé la nuit dehors sans rien avaler. Il a croisé Mme Karmelkova, la concierge, une Polonaise dont la famille a fui la Lituanie à la fin de la guerre, pour échapper à l’URSS. Cette dame est leur amie. Quand la fille de Louis est morte dans un accident de moto, elle leur préparait régulièrement des plats chauds.

    Après le récit de ces journées tragiques à Paris, Anna Laura Rucinska raconte l’histoire de Mme Karmelkova à la laverie avec sa Simca 8, celle d’Angelu qui ne supporte plus les humiliations au travail, celle de Louis qui ne cesse de penser à Claire, sa fille perdue. Un appel téléphonique du Liban ramène Marvia au premier plan du récit. Leila, sa sœur, lui annonce que leur mère, Salma, s’est enfuie de la maison de retraite. La police l’a retrouvée, mais Salma n’est pas bien et réclame constamment Marvia.

    Vers le milieu de Songe de cèdre, on plonge dans l’histoire tourmentée de la famille de Marvia. Dans l’avion pour Beyrouth, celle-ci fait la connaissance d’un journaliste élégant et attentionné, qui l’interroge sur son pays. Janusz se rend au Liban pour enquêter sur l’histoire polonaise au Pays du Cèdre, surtout dans les années 1943-1946 « quand s’étaient établis au Liban quelque six mille Polonais, des réfugiés en provenance de l’Union soviétique, des goulags de Sibérie. » Leur conversation le rend plus conscient de la souffrance des Libanais eux-mêmes et il souhaite la revoir pendant son séjour. A son grand étonnement, sa voisine d’avion est retenue longtemps au poste de contrôle. Il ignore qu’elle voyage avec un passeport palestinien.

    A travers l’histoire de Marvia et celle de sa mère, Anna Laura Rucinska raconte le triste sort d’un beau pays qui fut la Suisse du Proche-Orient (la Fondation Boghossian annonce une conférence intitulée « Le Liban est-il un Etat failli ? »)  Le roman déroule une spirale autour de la fuite, de l’exil, des séparations, dans un va-et-vient avec le présent où la paix reste fragile. Bien que construit de bric et de broc, il témoigne des défis de l’émigration, des difficultés rencontrées par ses personnages, habités par leur passé même s’ils ont reconstruit leur vie ailleurs.

  • Un refuge

    Appelfeld Mon père et ma mère Points.jpg« Déjà, alors, je craignais l’écriture. Au fond de moi, je savais qu’elle était liée à une observation douloureuse, mais je n’imaginais pas qu’avec le temps elle serait un abri, un refuge, où non seulement je me retrouverais, mais où je retrouverais aussi ceux que j’avais connus et dont les visages avaient été conservés en moi. »

    Aharon Appelfeld, Mon père et ma mère

     


    En couverture : Edgar Degas, Edmondo et Thérèse Morbilli, 1865, Boston, Museum of Fine Arts

  • Sur la rive du Pruth

    Coup de cœur pour un des derniers romans de Aharon Appelfeld (1932-2018), Mon père et ma mère (2013, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti en 2020). La préface d’Histoire d’une vie, autobiographie qui avait obtenu le prix Medicis étranger en 2004, donne des indications qui peuvent s’appliquer aussi à ses romans : « Les pages qui suivent sont des fragments de mémoire et de contemplation » ou « Dès mon enfance, j’ai senti que la mémoire était un réservoir vivant et bouillonnant qui me faisait palpiter. »

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    Confluent du Pruth et de la Ciuhur (Wikimedia commons)

    Voyez la phrase d’ouverture de Mon père et ma mère : « Sur mes chemins d’écriture, je retourne sans relâche dans la maison de mes parents, en ville, ou celle de mes grands-parents, dans les Carpates, ainsi que dans les lieux où nous avons été ensemble. » Appelfeld n’écrit pas des livres de souvenirs, acte antiartistique à ses yeux. Mais « la création est toujours liée au mystérieux regard de l’enfant en soi ».

    Chaque été, les parents d’Erwin, dix ans, le narrateur, louent une isba sur la rive du Pruth pour un mois à Nikolaï, un paysan méfiant envers les Juifs mais qui les juge honnêtes. Ses parents et lui passent la matinée « à nager et bronzer sur la rive ». Excellents nageurs, ils l’encouragent à se muscler et à vivre sainement. Ce qui passionne Erwin là-bas, c’est le spectacle des gens, leur comportement dans ce « paysage pastoral au pied des Carpates », villégiature appréciée de la bourgeoisie juive.

    Il y a P., « une femme qui se prélasse du matin au soir » ; l’homme à la jambe coupée ; le docteur Zeiger que tout le monde sollicite, malgré qu’il soit là pour se reposer ; l’écrivain Karl Koenig, qui reste enfermé pour écrire… Le père d’Erwin, « un homme sourcilleux », est vite agacé par la présence des autres, Juifs ou non-Juifs, il recherche la solitude. Sa mère, au contraire, est comme son fils « fascinée par le spectacle sur la rive. »

    Avec sa mère, Erwin peut parler de tout. Elle a gardé, sinon la foi de ses parents, des croyances et le goût de la communauté, alors que son père rejette la religion et déteste la faiblesse. Etonnements, peurs, chagrins, émerveillements, rêveries de l’enfance apportent à l’écrivain qu’Erwin est devenu leur vitalité. La rivière des vacances est « une mine » dont il extrait « des éclats lumineux ».

    « Mes parents aiment les eaux du Pruth, mais ils sont plus détendus en montagne. » Nikolaï leur fournit deux chevaux et un poulain pour aller dans les bois, jusqu’à un lac noir où leurs montures s’abreuvent. Son père se radoucit au contact des animaux. En cette fin des années 1930, l’air est chargé de rumeurs de guerre et de craintes. Pour lui, ils devraient se préparer à émigrer vers l’Ouest pour échapper à la population hostile qui les entoure, mais son épouse n’est pas prête à abandonner sa maison.

    En commençant à lire Mon père et ma mère« My parents » en anglais –, j’ai repensé à la toile où David Hockney a peint sa mère souriante, tournée vers lui, tandis que son père est absorbé par sa lecture. Cela correspond assez bien aux parents d’Erwin : la mère regarde son fils et l’encourage, le père préfère s’instruire ou critiquer. « J’ai apparemment hérité de ma mère le goût de l’écriture, l’ouverture aux autres, l’émerveillement, la capacité à accepter la réalité sans se plaindre, à donner sans demander pourquoi. »

    Beaucoup des personnages qu’ils croisent sont attachants, observés par Erwin avec bienveillance, comme Yulia, sa tante qui vit éloignée du monde dans un endroit isolé de cette région, où elle s’occupe de son potager et passe son temps avec Mann, Flaubert ou Proust. Ou Gusta, une amie de sa mère – « j’aimais la mélodie de leur conversation ». Ou encore « une femme menue » si émue de retrouver le père d’Erwin avec qui elle jouait quand ils avaient cinq ans ; elle l’a tout de suite reconnu, lui pas, mais il sera très touché des souvenirs qu’elle ravive. L’amour filial irrigue la manière dont Appelfeld décrit tout cela, même si l’atmosphère du roman est celle des dernières fois, du bouleversement qui menace, de l’interrogation sur ce que c’est qu’être Juif.

    A dix ans, Appelfeld, ami de Philip Roth, était un enfant juif évadé du camp où il avait été déporté. Pris dans la tourmente de la Shoah, il avait d’abord perdu sa mère, tuée en 1940, puis connu le ghetto, la séparation d’avec son père, la déportation ; il entamait sa survie. Dans un beau portrait de l’écrivain paru dans Le Temps, Eléonore Sulser écrit après sa mort : « Mais ce qui frappe en lui, et dans chacun de ses livres, c’est cette quête ininterrompue d’humanité. Comme si, après que son monde a explosé dans une effroyable catastrophe, il s’attachait à en recueillir les fragments intacts, les moments de vie vraie, les souvenirs heureux, et surtout les instants de grâce afin de les faire briller avant de les placer en pleine lumière. Aharon Appelfeld capture des étincelles d’humanité et nous les restitue. »

  • L'intelligence

    Grozdanovitch La vie rêvée.jpeg« Avant d’aborder le chapitre de « l’intelligence artificielle », telle qu’on la nomme de nos jours, c’est-à-dire l’intrusion spectaculaire de l’informatique dans le domaine échiquéen, il me faut d’abord préciser que « l’intelligence conceptuelle » émanant de cervelles bien humaines m’est toujours apparue comme relevant elle-même d’une certaine artificialité, autrement dit comme quelque chose de relativement superfétatoire par rapport à ce que l’on nommait anciennement « l’entendement » - à savoir une capacité à continuer d’entendre, par-delà nos chères idées, ce qui provient du monde naturel. L’entendement se différencie de l’intelligence conceptuelle en cela que cette dernière, plus ou moins sourde au bruit du monde immédiat, ne cesse d’échafauder des hypothèses qu’elle finit par confondre avec la réalité. C’est en ce sens que Bergson a dit (utilisant le mot intelligence dans ce sens abstrait restrictif) : L’intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie. »

    Denis Grozdanovitch, La vie rêvée du joueur d’échecs