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états-unis - Page 12

  • Un certain éclat

    Tartt Le chardonneret Plon.jpg« En bas – faible lumière, copeaux de bois par terre – on avait le sentiment d’être dans une étable, avec de grosses bêtes qui attendaient patiemment dans l’obscurité. Hobie m’a enseigné le caractère des bons meubles, parlant de chacun en termes de « il » ou de « elle », de la qualité musculaire, presque animale, qui distinguait les meubles superbes de leurs pairs rigides en forme de boîte cubiques et plus recherchés, sans parler de la manière affectueuse dont il faisait courir sa main le long des flancs sombres et luisants de ses buffets et de ses commodes comme s’il s’était agi d’animaux domestiques. C’était un bon prof et très vite, en me faisant examiner et comparer, il m’a appris à identifier une copie : cela se voyait à l’usure trop égale (les vieux meubles étaient toujours usés de manière asymétrique) ; à des bords découpés à la machine au lieu d’être rabotés à la main (un doigt sensible sentait un bord découpé à la machine, même avec peu de lumière) ; mais surtout à cause de l’aspect plat et mort du bois auquel il manquait un certain éclat, ainsi que la magie provenant des siècles durant lesquels ils avaient été touchés, utilisés, et étaient passés entre des mains humaines. Contempler les vies de ces vieilles commodes et de ces vieux secrétaires – des existences plus longues et plus douces que la vie humaine – me plongeait dans le calme comme une pierre en eaux profondes, si bien que lorsque venait l’heure de repartir je sortais de là abasourdi et clignant des yeux, pour retrouver le vacarme de la 6e Avenue en sachant à peine où j’étais. »

    Donna Tartt, Le Chardonneret

  • Un thriller énorme

    Enorme, c’est l’épithète qui convient au Chardonneret de Donna Tartt, dont j’avais dévoré Le maître des illusions. Ce roman-ci (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Edith Soonckindt), qu’on ne lâche pas sans connaître le sort du petit tableau qui lui sert de titre et de fil conducteur, gêne parfois par sa profusion – il compte près de huit cents pages.

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    Carel Fabritius, Le chardonneret, 1654, La Haye, Mauritshuis

    La catastrophe initiale est fascinante : au Metropolitan de New York où il visite avec sa mère une exposition de peinture hollandaise, à un moment où ils se sont brièvement séparés, Theo Decker, treize ans, revient à lui après une terrible explosion, dans une atmosphère de catastrophe. Près de lui, un homme tient à lui parler durant le peu de temps qui lui reste. Ce vieux monsieur qu’il avait remarqué en compagnie d’une petite fille rousse le pousse à emporter pour le sauver un petit panneau tombé près d’eux : le fameux Chardonneret de Fabritius, une des rares œuvres de ce peintre du XVIIe siècle, dont l’atelier fut détruit par l’explosion d’une poudrière.

    Le vieux Welty, avant de mourir, a donné sa bague à Theo et une adresse où la porter de sa part. En état de choc, entouré de cadavres et de décombres, sans trouver sa mère, le garçon arrive à quitter les lieux avant l’arrivée des secours. Fidèle au code habituel entre eux, il rentre chez lui, l’attend – en vain. Quand il finit par appeler le numéro d’information sur le drame, c’est pour se retrouver quasi seul au monde, sans nouvelles de son père, dont le départ a été le début d’une vie plus heureuse avec sa mère, ni de ses grands-parents hostiles.

    Pour échapper aux services sociaux qui risquent de le placer dans une institution, Theo se rend chez son copain Andy, qui habite un luxueux appartement dans un vieil immeuble chic sur Park Avenue. Par chance, la riche Mrs. Barbour, sa mère, contente de leur amitié qui fait du bien à son fils, accepte de l’abriter le temps qu’il voudra et le protège des ennuis, particulièrement attentive, malgré ses quatre enfants.

    Quand il commence à émerger du traumatisme, Theo finit par appuyer sur la sonnette verte à l’adresse indiquée par le vieil homme du musée, apparemment une obscure boutique d’antiquaire : Hobie Hobart, restaurateur de meubles réputé, vit là et veille sur Pippa, la petite fille rousse du musée, la petite-fille de Welty, gravement blessée par l’explosion, qui a survécu.

    Autour des protagonistes, la romancière américaine tisse une toile de fond : New York, les endroits que Theo et sa mère fréquentaient, la haute bourgeoisie, l’atelier de restauration ; puis, quand le père de Theo réapparaîtra, la Californie où il se fait un ami pour la vie, Boris, un Ukrainien qui lui fait partager ses recettes pour supporter les cahots de l’existence, alcool et drogue, et qui l’entraînera un jour à Amsterdam.

    Donna Tartt maintient le suspense en ne parlant que par moments du petit tableau que Theo garde soigneusement caché sans oser en parler à personne, avec des sueurs froides chaque fois qu’il est question dans les médias de tableaux volés ou disparus. Quel sera son sort, se demande-t-on tout le long, et celui de son voleur ?

    La tentative de vie commune entre père et fils sera un fiasco. Theo reviendra à New York ; c’est auprès de Hobie et de Mrs. Barbour qu’il se sent chez lui. La romancière plonge son lecteur dans les dérives et les angoisses du héros durant quatorze ans, on se demande parfois comment il tient encore debout.

    Chacune des pistes ouvertes dans le roman est explorée à fond : commerce de meubles anciens, pratiques mafieuses, rituels mondains pour préparer un mariage dans la haute société... Trafics en tous genres, mensonges, coups foireux, violence, secrets, inquiétude, l’atmosphère est sombre le plus souvent. Heureusement les questions sur l’existence, les rapports entre les personnages, le goût du beau, l’érudition équilibrent le tout.

    Dona Tartt a remporté le prix Pulitzer 2014 avec Le Chardonneret : « maelström d'émotions, de sensations, de réflexions fondu dans les mots mêmes, sculpté dans une écriture violente, brutale et admirablement cinématographique » (Fabienne Pascaud, Télérama), « thriller littéraire d’une grande efficacité » (Bruno Corty, Le Figaro), « roman cathédrale » (Laurence Houot, Culturebox).

    De belles citations ouvrent chacune des parties, de « L’absurde ne délivre pas, il lie » (Camus) à « L’art et rien que l’art, nous avons l’art pour ne point mourir de la vérité » (Nietzsche). Les passages sur Le Chardonneret de Fabritius sont merveilleux, qu’il s’agisse de la peinture même ou de son sujet : un oiseau qui semble vivant, qui pourrait s’envoler, si une chaîne à la patte ne le retenait.

  • Charisme

    les-hommes-du-president-affiche.jpg« Spielberg met ici en scène le prequel du « Watergate », dans un style d’un classicisme hollywoodien à la Pollack. C’est, d’une part, le récit palpitant d’un bras de fer entre le pouvoir exécutif et la presse. Et d’autre part, c’est la trajectoire d’une femme, que les circonstances conduisent à un choix douloureux : être fidèle à ses amis ou assumer sa responsabilité.

    Spielberg Pentagon-Papers.jpgPar leur charisme, l’ampleur de la carrière, l’amour du public, Meryl Streep et Tom Hanks sont les héritiers des grands acteurs de l’âge d’or hollywoodien, la Katharine Hepburn et le James Stewart de notre époque. Ils jouent à l’ancienne mais avec leur modernité et leur profondeur, ils emportent jusqu’à aujourd’hui toute une tradition, une expérience, un idéal qui vient de Capra et communiquent la nature de leur personnage, sans avoir recours aux mots. »

    Fernand Denis, "Pentagon Papers" : L'hommage de Spielberg au journalisme, La Libre Belgique, 24/1/2018

  • Liberté de la presse

    On peut aller voir un film pour un formidable duo d’acteurs – en l’occurrence, Meryl Streep et Tom Hanks – et sortir du cinéma emballé par un puissant éloge de la liberté de la presse, ou bien l’inverse. Dans The Post (diffusé chez nous sous le titre Pentagon Papers, au Québec, Le Post, tout simplement), Spielberg raconte avec l’art et le fini qu’on lui connaît ces jours historiques pour le journal The Washington Post, en 1971. 

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    Ecœuré par les mensonges du gouvernement américain sur ses succès militaires au Vietnam, un analyste militaire est à l’origine du dévoilement de ces archives confidentielles du Pentagone : une étude sur les avancées réelles de la guerre au Vietnam dont plusieurs présidents américains, successivement, n’ont pas tenu compte, prolongeant le mensonge d’Etat et l’envoi de jeunes soldats, toujours plus nombreux, dans le bourbier vietnamien.

    C’est le New York Times qui publie en primeur ces documents secrets à la une, mais très vite, une injonction de la justice à la demande de Nixon lui interdit de continuer à porter ainsi atteinte à l’image des Etats-Unis. Le rédacteur en chef du Post, Ben Bradlee (interprété par Tom Hanks) y voit une occasion inespérée pour un journal à l’audience plus limitée et qui cherche de nouveaux moyens financiers pour se développer : il voudrait persuader la directrice du journal, Katharine Graham (interprétée par Meryl Streep) de publier ces « Pentagon Papers » s’il arrive à mettre la main dessus. Elle hésite d’autant plus qu’elle est stressée par l’entrée en bourse imminente du Post, groupe familial dont elle a pris la direction après le suicide de son mari.

    Au comité d’administration, les conseillers sont nombreux à préférer la prudence, surtout en ces circonstances où il vaudrait mieux ne pas affoler les banquiers. Spielberg filme à de nombreuses reprises la directrice du Post entourée d’hommes en costume et cravate, seule présence féminine dans un monde majoritairement masculin – il fallait du cran. Certains n’hésitent pas à la mettre en cause, à dévaloriser ses compétences, d’autant plus qu’elle est arrivée à son poste parce qu’elle était l’épouse du directeur précédent.

    Plusieurs scènes montrent bien l’attention de Spielberg à cette question du genre : lorsqu’elle fait son discours pour l’entrée officielle en bourse ; lorsqu’elle donne une réception et se retire avec les dames à l’heure où celles-ci laissent les messieurs discuter entre eux ; lorsqu’elle quitte le tribunal à la fin, après que le Post et le New York Times ont gagné devant la Cour Suprême des Etats-Unis – laissant le patron du New York Times pavoiser devant les micros des journalistes, la patronne du Washington Post descend les marches de son côté, entre de nombreuses jeunes filles levant vers elle un regard admiratif.

    Le thème majeur du film est la liberté de la presse, et en particulier, la liberté de critiquer la politique gouvernementale. Le début du film illustre parfaitement le décalage entre la réalité du terrain (les soldats morts au Vietnam) et le discours de propagande des responsables politiques, pour le prétendu bien du pays, alors même qu’ils viennent d’être informés de défaites calamiteuses.

    Spielberg montre la proximité entre les journalistes et la sphère politique : la directrice du Post considère Robert McNamara comme un ami. Quand son rédacteur en chef soulève la question de son indépendance réelle, elle riposte en lui rappelant ses propres liens avec le président Kennedy et sa femme. Le film souligne également le rôle crucial de la justice pour protéger les droits des uns et des autres. Désobéir à l’injonction d’un magistrat peut conduire en prison, le journal risque gros dans l’aventure – et tous ses employés. Spielberg a construit « un haletant suspense uniquement avec des discussions, des réunions et des échanges téléphoniques » (Marcos Uzal, Libération)

    Pentagon Papers a été présenté comme un film « anti-Trump » : Tom Hanks est un opposant notoire au président actuel des Etats-Unis, celui-ci n’a pas hésité à dévaloriser la réputation de Meryl Streep, récemment récompensée par un Oscar pour son premier rôle dans The Post. Le journalisme est un métier de passion, c’est ce qu’incarnent parfaitement Meryl Streep et Tom Hanks dans les rôles principaux, et aussi Bob Odenkirk dans le rôle de Ben Bagdikian décidé à tout risquer pour cette cause juste, comme Matthew Rhys dans celui de Daniel Ellsberg, le lanceur d’alerte.

    Où en est la grande presse presque cinquante ans plus tard ? Quelle est son indépendance par rapport aux gouvernants dont elle ne fait trop souvent que répéter le discours, au détriment de l’analyse et de la critique ? On mesure aussi, devant les superbes images des salles de rédaction, de la composition des articles au plomb, de l’impression, des rotatives, de l’empaquetage, à quel point le travail technique a changé, sans parler du recul actuel de la presse papier au profit du numérique.

    Pentagon Papers de Spielberg, qui nous plonge littéralement dans l’époque et le décor des années septante, m’a passionnée de bout en bout. Je laisse la conclusion à Armelle Barguillet : « Ce film tombe au bon moment pour deux raisons : primo, il rend compte du devoir de vérité d’une presse indépendante et courageuse ; secundo, il se glisse dans l’actuel débat féministe sur les inégalités de traitement faites aux femmes, les humiliations quotidiennes qu’elles subissent en affirmant leurs convictions, leur intelligence et leur perspicacité, y compris dans les décisions historiques de la nation. » (La Plume et l’Image)

  • Cloche

    patti smith,glaneurs de rêves,récit,littérature anglaise,etats-unis,enfance,poésie,nature,culture,woolgathering,traductionPuis-je t’offrir cette cloche
    marchande le murmure
    Elle est extrêmement précieuse,
    une pièce de collection, qui n’a pas de prix
    Non merci, répondis-je
    je ne souhaite pas de possessions
    Mais c’est une cloche fabuleuse
    une cloche de cérémonie
    une belle cloche
    Ma tête est une cloche
    chuchotai-je
    entre mes doigts bandés
    déjà endormie

    Patti Smith, Rubis indien (Glaneurs de rêves)

    Photo de couverture : Patti Smith, CM1, 1955, New Jersey