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vieillesse - Page 2

  • Pour te plaire

    Josse La nuit des pères.jpg« Pour être digne de toi, pour te conquérir, pour te plaire, pour que tu me remarques enfin, j’ai voulu devenir ton fils. Un autre fils que tu allais aimer. Te souviens-tu de ce jour ? Je l’avais décidé et rien n’aurait pu m’en empêcher. Un après-midi, après l’école, je m’étais glissée dans la salle de bains. J’avais approché une chaise du miroir et sorti de ma poche les ciseaux subtilisés à la cuisine le matin, en espérant que maman n’en aurait pas besoin et qu’elle ne retournerait pas toute la maison pour les retrouver. Les enfants, avez-vous pris les ciseaux ? Son inquiétude à nous imaginer blessés par les lames. C’est dangereux, les enfants, n’y touchez pas. Mais, maman d’amour, sais-tu qu’il existe des blessures bien plus terribles que celles des couteaux de cuisine ? J’ai attaqué le travail. »

    Gaëlle Josse, La nuit des pères

  • Un père et un frère

    La nuit des pères de Gaëlle Josse raconte l’histoire d’un retour : celui d’une fille près de son père, en août 2020. Première phrase : « A l’ombre de ta colère, mon père, je suis née, j’ai vécu et j’ai fui. » On apprendra plus tard le prénom de la narratrice, Isabelle. Son frère Olivier l’attend sur le quai à la gare de Chambéry. Au début de l’été, il lui avait téléphoné pour qu’elle vienne, « depuis le temps. Il faut qu’on parle de papa. Et puis, cela lui fera plaisir. »

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    « Les bras d’un frère. Olivier, le fidèle. Présent, toujours. » Kiné en ville pendant vingt ans, il est revenu au village dix ans plus tôt, à la mort de leur mère. Leur père, dont la violence a pesé sur les siens, est en bonne forme physique, à quatre-vingts ans, mais la mémoire « commence à lâcher. Il a la maladie de l’oubli. » Isabelle, tendue, sent refluer tous ses souvenirs d’enfance et en particulier, sa peur, au milieu de la nuit, quand elle entendait crier son père.

    Elle retrouve les lieux familiers, la maison où son père vit seul à présent. Heureusement la chambre en bas, celle où sa mère a fini sa vie, a été complètement transformée, il n’y reste que ses livres sur des rayonnages. A première vue, il semble apaisé, content de la revoir. Isabelle appréhendait leurs retrouvailles, elle est contente de retrouver son frère sur qui elle a toujours pu s’appuyer.

    Quand son père lui demande des nouvelles de Vincent – il a oublié que son compagnon est mort il y a un an et demi –, elle est incapable de lui répondre, choquée et engloutie dans le souvenir des circonstances du drame, un malaise fatal en plongée, en plein tournage. Isabelle réalise des documentaires sur le monde sous-marin. Un univers où elle se sent bien, à l’opposé de celui de son père, guide de montagne. Une montagne dont elle était jalouse, à laquelle il donnait tout son temps, toute son énergie,  alors qu’il n’avait aucune attention pour sa fille, jamais.

    Souvenirs d’enfance, des parents, souvenirs avec Vincent, les ombres du passé sont lourdes à porter, mais Isabelle « se lève, s’habille, mange, chie [sic], voyage, lit, dort, fait encore des projets pour ne pas tomber tout à fait ». Et puis un soir, de manière inattendue, après un repas à eux trois, son père, pour la première fois, raconte ce qui l’a tourmenté toute sa vie, ce qui s’est passé en 1960 quand il a dû servir son pays en Algérie.

    J’ai été un peu gênée par les choix narratifs : récit d’Isabelle d’abord, adressé au père, ensuite celui du père puis du frère à la première personne, ce qui déséquilibre le roman, à mon avis. La « maladie de l’oubli » (belle formule) et les décisions qu’elle entraîne pour un père et pour ses enfants, Gaëlle Josse en fait l’occasion, pour chacun des trois, d’une plongée dans les profondeurs de soi-même et des liens qui façonnent une existence, douloureuse et nécessaire.

  • Deux extraits

    « J’avais noté comme une maxime : L’écriture peut naître d’une révolte, devenir un engagement, être une protestation.

    C’est alors que je m’étais dit, n’oublie pas : ou bien on se bat, ou bien on se couche. Comment se bat un écri-vain ? Et une écri-vaine, comment elle se bat, puisqu’on fait la différence ? Ses armes sont-elles différentes de celles d’un écri-vain ? Je veux dire ses livres ? » (pp. 169-170)

    Claudie Hunzinger couverture Grasset.jpeg

    « Le matin, j’ouvrais la porte sur le pré et sur une sorte de bourdonnement mental, non, les abeilles. Une incandescence sonore. Celle du monde. Il était toujours là. Scintillant. Je me disais, personnellement, je ne me sens pas assez déprimée pour manier l’ironie, pas encore assez disjointe de ses débris, même si c’est vraiment classe d’être sans illusions. L’ironie, qu’est-ce que c’est classe. J’aurais aimé être une ironique contestataire. Mais pour moi, il y avait encore un écho, un éclat, un frisson qui se manifestait dans le monde, comme le palimpseste d’un paradis à déchiffrer entre ses débris. Auxquels je tenais, profondément imbriquée.

    A chaque fois, dehors, je n’ai pas honte de trouver, malgré l’évidence, que le monde est une perfection. » (pp. 245-246)

    Claudie Hunzinger, Un chien à ma table

    * * *

    Au moment de programmer ce billet, j’apprends que Coumarine, dont le blog était en pause depuis un an et demi, a pris son dernier envol ce 7 juin 2023.
    Ces extraits auraient pu plaire, il me semble, à cette passionnée d’écriture qui signait ses livres de son nom, Nicole Versailles. En guise d’hommage.

    Tania

  • Un chien à sa table

    En apprenant le prix Femina attribué à Claudie Hunzinger pour Un chien à ma table, j’ai pensé à Bambois, la vie verte, lu dans les années septante, première lecture « écolo ». Une dizaine de livres ont été publiés depuis lors chez Grasset, parmi lesquels La Survivance (2012) paraît proche de ce roman-ci. Je m’attendais à y trouver une bonne dose de radicalité, mais pas autant de désespoir ou, disons, de divorce avec la société. Comme la perception du monde a changé en un demi-siècle !

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    Hunzinger vue par Françoise Saur (2 juin 2012) © Claudie Hunzinger, Françoise Saur

    Dès le début, chaque mot est posé au plus juste : une femme « assise au seuil de la maison face à la montagne de plus en plus violette », ressent la présence des végétaux, des roches, de l’air annonçant la pluie, tandis qu’une ombre approche au crépuscule. « Il y a un chien, ai-je crié à Grieg qui se trouvait dans son studio situé à côté du mien, à l’étage. Chacun son lit, sa bibliothèque, ses rêves ; chacun son écosystème. Le mien, fenêtres ouvertes sur la prairie. Le sien, rideaux tirés jour et nuit sur cette sorte de réserve, de resserre, de repaire, de boîte crânienne, mais on aurait pu dire aussi de silo à livres qu’était sa chambre. »

    Ils sont deux à se tenir compagnie depuis près de soixante ans, deux à observer le chien haletant et tremblant qui s’est réfugié à ses pieds, roulant sur le dos, le ventre « piqueté de tétons ». Un nom lui vient « en un éclair » : « Yes ». La chienne, une race de berger selon Grieg, a été salement maltraitée. Pas de tatouage, des tiques, un bout de chaîne métallique cassée autour du cou. Elle vide une assiette, une gamelle d’eau, en vitesse, puis file au dehors.

    Claudie Hunzinger décrit peu à peu l’endroit où Grieg et Sophie se sont installées trois ans plus tôt, aux Bois-Bannis : une ancienne bâtisse sur un replat, là où la moraine s’est immobilisée « des millénaires auparavant ». Forêts, lisières, clairières offrent « des réservoirs de baies, de moelles, de sèves et de sucs puissants ». Pour le reste, le supermarché de temps en temps.

    Et les voilà à se raconter les chiens de leur vie, de Perlou, la première, jusqu’à Babou, morte trois ans plus tôt. Grieg avait aimé les chiens « à responsabilité, nobles, dressés à la conduite des troupeaux », devenus ensuite « des amis désœuvrés qui logeaient à la maison ». – « Alors, comme ça, tu aurais voulu un chien à toi, a repris Grieg, un secrétaire pour écrire la biographie de Sophie Huizinga ? »

    Il adore l’appeler « écri-vaine », avec un « tiret subliminal », pour la titiller, ou « ma Biche » dans les bons jours. Son affaire à lui, c’est la lecture – « habitant dans les livres, survivant grâce à la littérature ». Elle, elle écrit, et surtout elle sort : « je voulais le dehors, sans cesse aller dehors, pleuvoir, neiger, pousser, tourbillonner à gauche, à droite. »

    Son sac, sa parka, ses Buffalo aux pieds pour la première fois, elle se rend à Lyon où on l’a invitée à parler de son dernier livre, Les Animaux. Passé, présent, le récit ne s’encombre pas de transitions, le puzzle d’une vie se dessine, de la découverte de la maison et de la prairie en fleurs – « fragment d’holocène négligé par le capitalisme » – au TGV où elle se prépare à parler pour les arbres et pour les bêtes, de son « histoire vue par une femme qui déplace le centre vers les marges et les caches profondes sur le point de s’effondrer elles aussi ».

    Pas d’altérité, pour elle, face au monde animal, une « connexion immédiate et totale » : « née comme ça », Sophie s’est ressentie longtemps « comme une anomalie, pas née dans la bonne espèce ». Consciente, à la fin de la rencontre littéraire, d’avoir brouillé les frontières en portant ces « grolles monstrueuses » (les mêmes que celles de Brigitte Fontaine), elle se sent au début d’un processus de réveil, après quelques mois à traîner, et se réjouit d’explorer encore la montagne, malgré les limites de l’âge. Au retour, Grieg l’attend devant la maison, la petite chienne hirsute à ses pieds : Yes est revenue, joyeuse, joueuse.

    Un chien à ma table est le roman d’un compagnonnage entre elles deux, entre eux trois, sans compter l’ânesse, de jour et de nuit, puisque Grieg qui jusqu’alors dormait dans sa chambre lui a proposé de dormir ensemble. Elle leur a fabriqué en bas un sommier avec des paquets de journaux (Le Monde) empilés entre quatre planches, énorme lit conjugal où Yes, très vite, trouve sa place.

    Leur maison est un abri où affronter le chaos du monde et aussi leur vieillesse. Un centre autour duquel explorer tout ce que vivent la flore et la faune, en ces temps où « la sixième extinction animale de masse est en cours ». Observer la terre et le ciel, épier voire accueillir les rares passants. Un mode de vie ramené à l’essentiel, à l’écart, dans une grande méfiance de la société. Ecrire pour dire ce que signifie « être au monde intensément ». Les livres comptent énormément pour eux deux.

    Nourri de vécu, de lectures, d’immersion dans le monde vivant, Un chien à ma table (titre inspiré par Un ange à ma table de Janet Frame) est un roman déroutant, provocateur, magnifique. La vie s’y réinvente au contact d’une chienne attachante, en liberté.

  • Vieux

    Rupasinghe Bayan VO.jpg« Maintenant que je suis vieux, je ne me soucie pas de la façon dont la société me juge, car rien dans ma vie n’est déterminé par la façon de comment les gens pensent et parlent de moi. C’est la force mentale que j’ai acquise au fur et à mesure que s’est effacée ma jeunesse. Tant que votre peau brille, vos muscles restent forts et vos cheveux sont bruns, vous vivez selon les règles de ceux qui vous entourent. Mais le jour où les signes d’usure commencent à apparaître sur votre peau, alors c’est là que votre existence voit vraiment le jour : vous allez vivre désormais selon vos propres règles. »

    Pramudith D. Rupasinghe, L’ami ukrainien – Bayan.