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rencontres - Page 5

  • Retour en Islande

    Lumière et ténèbres, vie et mort, rencontres amoureuses, passage du temps… Ton absence n’est que ténèbres (2020, traduit de l’islandais par Eric Boury, 2022) confirme que sur ces thèmes, Jon Kalman Stefansson est capable d’infinies variations romanesques. « Nous portons perpétuellement en nous le passé, continent invisible et mystérieux qui affleure parfois, quelque part entre le sommeil et la veille », écrit-il au début, convaincu des traces profondes imprimées dans notre patrimoine génétique par les « grands sentiments, expériences difficiles, chocs, bonheurs intenses » vécus avant nous.

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    Cette fois, c’est « sans doute » en rêve que le narrateur se retrouve assis dans une église de campagne, sans savoir ni qui il est ni comment il est arrivé là. Derrière lui, un homme assis qu’il décrit comme « svelte, la petite cinquantaine » – « svelte », un qualificatif qui revient souvent pour dessiner ses personnages – a l’air moqueur. « Je suis peut-être simplement mort », se dit le narrateur, et cet homme peut être le diable – ou le pasteur ? ou le chauffeur du bus ? Il se révélera un interlocuteur de choix.

    Sur une tombe près de la vieille église, récente et bien entretenue, celle d’une femme qui a été aimée porte en épitaphe : « Ton souvenir est lumière, et ton absence ténèbres ». Lorsque celui qui ne sait qui il est se rassied dans sa voiture, il aperçoit une femme qui descend de la colline, « svelte, ses longs cheveux noirs en bataille », en compagnie d’une brebis qui se frotte à lui comme un chien, heureuse et surprise de le voir – elle le connaît ! Elle se réjouit déjà pour sa sœur Soley qui déplorait comme elle sa disparition et l’étreint : il en déduit qu’il est en vie, même s’il ne se souvient de rien.

    Elle l’invite à pique-niquer avec elle sur la tombe de sa mère et lui raconte l’histoire de ses parents, première des nombreuses histoires qui vont se succéder et s’entremêler au long du roman. (Après coup, j’ai pensé que j’aurais dû commencer un arbre généalogique, mais ce n’est pas si important). Le jeune couple de Reykjavik (la mère et son fiancé), en balade dans les fjords de l’Ouest, avait dû demander de l’aide pour un pneu crevé. Haraldur les avait épatés, qui écoutait du Dylan sur son tracteur. La jeune femme n’avait plus cessé de penser à lui, à sa mèche de cheveux rabattue, à son regard, « bref, ferme et insolent ». Au point que sa mère lui avait dit : « Va là-bas et vois ce qui t’attend ».

    On pourrait faire une autre liste en lisant Ton absence n’est que ténèbres, celle de la bande-son. Inutile : la « Compilation de la Camarde » prend pas moins de quatre pages à la fin du livre. Elle est censée servir à une grande fête pour les vivants et les défunts annoncée assez tôt dans le roman (il faudra patienter). Dans ce fjord islandais, certains jouent de la guitare, les chansons accompagnent les rencontres, la vie quotidienne, les enterrements.

    C’est avec l’apparition du pasteur Pétur, qui a perdu sa fille cadette, et le soir, écrit à Hölderlin entre deux gorgées de vin, pour se consoler, que le roman m’a littéralement happée. Membre du comité de la revue La Nature et le Monde, Pétur est troublé par une lettre envoyée par une paysanne à la revue pour proposer un article sur le lombric – article où Gudridur écrit : « Je dirais, si j’osais, que le lombric reflète la pensée divine. » Vivant dans les ténèbres et le silence, le lombric « contribue à la vie ».

    Ces deux-là doivent se rencontrer, cela ne manquera pas. La femme du pasteur s’inquiète de le voir partir inopinément un matin sur sa jument pour aller porter des livres à Gudridur. Le mari de celle-ci, qui ne partage pas ses goûts pour la lecture et l’étude, est mécontent que le postier soit passé chez sa femme en son absence et se montre plutôt méfiant quand Pétur lui-même arrive chez eux. Le récit de cette visite est une merveille, des pages à relire certainement, avant de rendre le livre à la bibliothèque.

    Beaucoup d’autres personnages, jeunes et vieux, hommes et femmes, mériteraient d’être présentés ; leurs amours, leurs vies sont racontées : « (…) il ne faut pas oublier que celui qui n’a jamais été blessé par l’amour ne connaît pas la vie. On peut même dire qu’il n’a pas vécu. » – « Et continuez à vivre, parce que c’est la seule manière de nous consoler, nous qui sommes défunts. » – « L’amour n’est pas un chien qui obéit. » – « Et la mélancolie est notre souvenir des bonheurs disparus. »

    Stefansson sème par-ci par là ses maximes, des lieux communs parfois qu’il renouvelle à sa manière. Il aime les répétitions, pose beaucoup de questions (parfois loufoques), remonte le cours des souvenirs. Les écrivains (comme Kierkegaard, qui signifie cimetière en danois), les poètes ont une place de choix dans ce roman où on lit, écrit, où on se soucie des êtres chers. On y cuisine aussi, on boit pas mal, on se parle ou on se tait – la vie quoi. A travers les saisons et les paysages d’Islande ou d’ailleurs.

  • Elan profond

    gérard depardieu,ca s'est fait comme ça,récit,autobiographie,littérature française,enfance,apprentissage,famille,théâtre,cinéma,rencontres,russie,france,culturegérard depardieu,ca s'est fait comme ça,récit,autobiographie,littérature française,enfance,apprentissage,famille,théâtre,cinéma,rencontres,russie,france,culture« On ne sait pas si demain on sera encore vivant. La surprise de la vie, de nouveau. Ça, c’est mon élan profond : ne pas savoir ce qui va arriver, ce que je voulais faire ou dire, mais marcher vers l’inconnu avec cet appétit pour la vie qui chaque instant me porte. Alors oui, je peux être Danton. »

     

    Gérard Depardieu, Ça s’est fait comme ça

    L'affiche du film de Wajda (1982) /  Un arbre qui me fait penser à Depardieu (parc Josaphat)

  • Un instinct inouï

    Dans Ça s’est fait comme ça (2014), récit autobiographique écrit avec Lionel Duroy, Gérard Depardieu n’enjolive pas son passé. Impressionnée par son passage à La Grande Librairie, j’avais envie d’en savoir plus sur ce comédien hors norme. « J’ai toujours été libre », répète-t-il, dès la première séquence : à Orly, où sa grand-mère était dame pipi, il aimait l’accompagner et observer les arrivées, les départs, rêver… 

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    « Dire qu’on a failli te tuer ! » Sa mère, la Lilette, lui a raconté avoir recouru aux aiguilles à tricoter pour se débarrasser de lui, troisième enfant qui tombait mal dans cette famille pauvre de Châteauroux. Son père, le Dédé, ne gagnait pas grand-chose et buvait trop. On ne mangeait pas ensemble dans leur deux-pièces, on ne se disait pas bonjour, « pas de mots, jamais ». Ses trois frères et ses deux sœurs sont « restés dans le moule », mais lui, peut-être à cause des aiguilles, était « à l’affût de la vie. »

    Son père, né en 1923 dans le Berry, ne s’exprime que par onomatopées. La Lilette, fille de pilote, d’une famille plus instruite et raffinée, l’épouse en 1944. A l’époque, elle est gracieuse – Gérard Depardieu enfant ne la voit que « grosse, enceinte ». Il a sept ans quand sa sœur Catherine naît chez eux en 1955 : il aide la sage-femme qui lui montre comment faire la prochaine fois ; il aidera sa mère à accoucher des deux suivants, en 1956 et 1957.

    « Sourire ». Son père lui a appris à toujours sourire, pour mettre en confiance. Mais ça se passe mal avec les profs et les curés, qui le poussent hors de l’école. Il se souvient de plus de bienveillance de la part des gendarmes quand il chaparde aux étalages ou qu’on l’accuse de vol. A onze ans, il souffre de son premier amour pour une blonde inaccessible. A treize, il en paraît dix-huit et réussit à se faire engager comme plagiste pour revoir la mer, qui l’a émerveillée à Monaco (quand il s’était glissé dans un car de supporters de foot).

    Puis c’est « l’Eldorado » de la base américaine à Châteauroux où il se fait des amis et entre comme chez lui pour acheter et revendre du « made in USA ». Des trafics en tous genres lui rapportent de quoi vivre. Du même coup, il apprend l’anglais, découvre le cinéma américain. Il fait la connaissance d’un des fils d’une famille cultivée, dont les parents artistes le reçoivent volontiers, avec gentillesse : une vie différente, où on mange et parle ensemble. A seize ans, il finit par se faire prendre et se retrouve en prison. Là, le psy lui voit des mains « de sculpteur » : ces mots le bouleversent, comme une révélation. Il ne sera pas voyou, mais artiste.

    Autre rencontre décisive, à la gare, lieu des « petites combines », celle de Michel Pilorgé. Ce fils de médecin, son premier véritable ami, veut faire du théâtre. Par curiosité, Depardieu se glisse un jour derrière une scène où se joue Dom Juan. « On ne m’avait jamais dit que des mots pouvait jaillir une musique et c’est une découverte qui me plonge dans des abîmes de réflexion. » Quand son ami prend le train pour Paris, à la fin de l’été 1965, il l’invite à venir le rejoindre là-bas, chez son frère.

    A l’école du TNP où Gérard accompagne Michel, le prof le remarque, lui propose d’étudier une fable de La Fontaine. Le lendemain, il ne connaît pas son texte, mais se met à rire si bien qu’il fait rire les autres. On lui trouve « de la présence ». Les étapes de l’apprentissage du jeune comédien, ses fréquentations, ses premiers cachets, c’est une aventure formidable à lire pour se rendre compte du parcours de celui qui est devenu, dixit Busnel, le dernier « monstre sacré » du théâtre et du cinéma.

    Comme son père, il ne sait pas parler au début, il bégaie, il manque d’instruction. Des personnes vont le faire progresser. De Jean-Laurent Cochet, ancien de la Comédie-Française, metteur en scène au théâtre Edouard VII, il écrit : « C’est cet homme qui va me révéler à moi-même et faire de moi un comédien, un artiste. » Il est le premier à déceler sa « part féminine », son « hypersensibilité ».

    Depardieu raconte les rencontres essentielles : Élisabeth Guignot épousée en 1970, Claude Régy qui l’envoie chez Marguerite Duras (pour Nathalie Granger), le succès des Valseuses qui lui permet d’obtenir un crédit pour une maison à Bougival, Handke… Ses enfants, Guillaume et Julie, d'abord, et lui qui ne sait pas être leur père. Ses joies et ses souffrances. Jouer, jouer surtout. Avec « un instinct inouï ».

    Si son amour de la Russie est sincère, il m’est impossible de le suivre dans ses jugements sur la France ou sur Poutine qu’il ne considère pas comme un dictateur le pense-t-il encore depuis l’entrée de l’armée russe en Ukraine ? « La Russie et l’Ukraine ont toujours été des pays frères. Je suis contre cette guerre fratricide. Je dis : Arrêtez les armes et négociez ! », a-t-il déclaré le 1er mars à l’AFP. Bluffant, cru, désarmant parfois, alternant brutalité et finesse, il parle franco, Depardieu. Un texte de Handke offert en héritage donne le mot de la fin : « Dédaigne le malheur, apaise le conflit de ton rire. »

  • Somnambule

    modiano,chevreuse,roman,littérature française,mémoire,espace,temps,rencontres,souvenirs,culture« Mais pourquoi s’en serait-il inquiété, lui qui depuis des années avait l’habitude de vivre sur une frontière étroite entre la réalité et le rêve, et de les laisser s’éclairer l’un l’autre, et quelquefois se mêler, tandis qu’il poursuivait son chemin d’un pas ferme, sans dévier d’un centimètre, car il savait bien que cela aurait rompu un équilibre précaire ? A plusieurs reprises, on l’avait traité de « somnambule », et le mot lui avait semblé, dans une certaine mesure, un compliment. Jadis, on consultait des somnambules pour leur don de voyance. Il ne se sentait pas différent d’eux. Le tout était de ne pas glisser de la ligne de crête et de savoir jusqu’à quelle limite on peut rêver sa vie. »

    Patrick Modiano, Chevreuse

  • Un mot, Chevreuse

    Chevreuse attendait, parmi les derniers emprunts à la bibliothèque, et après La femme au carnet rouge où Modiano se promène, son dernier roman s’est imposé dans le prolongement. Il suffit d’une phrase, comme la première – « Bosmans s’était souvenu qu’un mot, Chevreuse, revenait dans la conversation » – pour franchir le seuil et se sentir chez Modiano. Des noms, le passage du temps qu’implique le souvenir, comme une conversation rappelle une rencontre.

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    Source : La República

    A l’époque de « cet automne-là », environ cinquante ans plus tôt, Bosmans fréquentait un petit restaurant vietnamien en compagnie de Camille. Des détails lui reviennent, une chanson de Serge Latour, le nom d’Auteuil, des « éclats de souvenirs qu’il tâchait de noter le plus vite possible », des images de son passé qui échappent à l’oubli. Et surtout, Chevreuse. « Ce nom attirerait peut-être à lui d’autres noms, comme un aimant. »

    « A la sortie de Chevreuse, un tournant, puis une route étroite, bordée d’arbres. Après quelques kilomètres, l’entrée d’un village et bientôt vous longiez une voie ferrée. Mais il ne passait que très peu de trains. » Il est passé dans cette région à diverses périodes de sa vie. Les distances, Bosmans s’en rend compte, diffèrent dans ses souvenirs et sur une vieille carte d’état-major où il a retrouvé la rue du Docteur-Kurzenne, celle d’une maison qu’il connaît. Une rue « marquant la lisière d’un domaine, ou plutôt d’une principauté de forêts, d’étangs, de bois, de parcs, nommée : Chevreuse. »

    Il se rappelle plusieurs trajets, l’un d’eux en voiture, au départ d’un appartement « aux alentours de la porte d’Auteuil », où se réunissaient des gens en fin de journée « et souvent dans la nuit ». Un homme y habitait, avec son petit garçon et une jeune gouvernante ; il l’avait reconnu quinze ans après, dans un restaurant des Champs-Elysées, sans se souvenir de son nom.

    C’est Camille qui l’avait entraîné un soir dans l’appartement d’Auteuil où elle lui avait parlé d’un « réseau » et présenté une amie, Martine Hayward. A eux trois, ils avaient fait un aller-retour en voiture dans la vallée de Chevreuse, jusqu’à une ancienne auberge où elle avait pris une valise avant de revenir à Paris. En route, Bosmans avait reconnu des noms, des bâtiments, un jardin public : « Il eut envie de leur confier qu’il avait vécu par ici, mais cela ne les regardait pas. » Les deux femmes s’étaient encore arrêtées pour visiter la maison familière de la rue du Docteur-Kurzenne avec une dame de l’agence immobilière – lui n’y était pas entré et n’en avait rien dit.

    « Jusque-là, sa mémoire concernant ces personnes avait traversé une longue période d’hibernation, mais voilà, c’était fini, les fantômes ne craignaient pas de réapparaître au grand jour. » Pourquoi ce silence, ces mystères ? « Et ne pouvant revivre le passé pour le corriger, le meilleur moyen de les rendre définitivement inoffensifs et de les tenir à distance, ce serait de les métamorphoser en personnages de roman. »

    Jean Bosmans mène l’enquête : les personnes, les lieux, l’appartement en particulier – « si différent le jour et la nuit, au point d’appartenir à deux mondes parallèles ». Les noms de personnes réveillent des silhouettes observées, écoutées, croisées. Certaines d’entre elles sont amicales, d’autres semblent un peu trop attentives à ses paroles, à ses réactions et puis il y en a sur qui il se renseigne sans avoir envie de les rencontrer, comme s’il craignait un règlement de comptes.

    « L’Art de se taire. Depuis son enfance, il avait toujours essayé de pratiquer cet art-là, un art très difficile, celui qu’il admirait le plus et qui pouvait s’appliquer à tous les domaines, même à celui de la littérature. » Aussi apprécie-t-il ce que disent les objets : une photo, un agenda, du papier à lettres à en-tête, une boussole…

    On aimerait parfois que le romancier nous indique le nord de son histoire, mais ce n’est pas son genre. Parmi les souvenirs d’une vie vécue ou rêvée, lui-même hésite parfois, il préfère nous entraîner avec lui dans le labyrinthe de la mémoire, tout en semant des cailloux au passage. Chevreuse, « une vie recomposée », écrit Fabrice Gabriel dans Le Monde. Un roman finement analysé par Norbert Czarny, qui le relie à d’autres œuvres de Patrick Modiano – à lire plutôt après lecture.