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philosophie - Page 5

  • Moi que je peins

    Avertissant d’emblée le lecteur des Essais qu’il écrit sans autre fin « que domestique et privée », Michel de Montaigne (1533-1592) est explicite : « C’est moi que je peins ». Voici pour ce troisième billet quelques lignes de cet autoportrait aux couleurs changeantes. « Il se produit mille mouvements de l’âme irréfléchis et capricieux chez moi. Ou l’humeur mélancolique s’est emparée de moi, ou bien c’est l’humeur colérique, et sous leur autorité particulière, à telle heure la tristesse prédomine en moi, à telle autre l’allégresse. » 

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    Montaigne vers 1580, à l'âge de 47 ans © Montaigne Studies

    Quand Montaigne entreprend de se décrire, c’est d’abord au physique : « la taille forte et ramassée, le visage, non pas gras, mais plein ; la complexion, entre le jovial et le mélancolique, moyennement sanguine et chaude (…) ». A peine écrit-il qu’il a la santé « forte et vigoureuse,  rarement troublée par les maladies jusqu’à un âge bien avancé » qu’il corrige : « J’étais tel, car je ne me considère plus [ainsi] à l’heure actuelle où je suis engagé dans les avenues de la vieillesse, ayant depuis longtemps franchi les quarante ans. » Il a 47 ans. « Ce que je serai dorénavant, ce ne sera plus qu’un demi-être, ce ne sera plus moi. Je m’échappe tous les jours, et je me dérobe à moi. » 

    Puis au moral : « rien de vif », seulement « une vigueur pleine et solide », et ne valant rien s’il a un autre guide que sa « pure et libre volonté », « extrêmement oisif, extrêmement libre et par nature et par dessein prémédité. » Montaigne ne cache pas son caractère délicat et « incapable de [supporter] l’inquiétude », à tel point qu’il préfère qu’on lui dissimule les pertes et les désordres qui le touchent. Ni sa manière d’être, « endormie et insensible (…) devant les événements malheureux qui ne (le) frappent pas directement – « manière d’être que je considère comme l’une des meilleures qualités de mon état naturel ».

     

    Il déteste les masques : « Un cœur noble ne doit pas déguiser ses pensées : il veut se faire voir jusqu’au-dedans : ou tout y est bon, ou au moins, tout y est humain. » Non qu’il faille toujours tout dire, « mais ce qu’on dit, il faut que ce soit tel qu’on le pense ; autrement, c’est de la perversité. »

     

    Le Livre III commence bien : « Personne n’est exempt de dire des sottises. Le malheur est de les dire avec sérieux. » Montaigne y répète son objectif : « J’expose une vie humble et sans gloire ; cela n’a pas d’importance : on attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie ordinaire et privée qu’à une vie de plus riche étoffe : chaque homme porte [en lui] la forme entière de la condition humaine. »

     

    De qui recherche-t-il la société ? De ceux qu’on appelle « honnêtes hommes » et « habiles hommes » (savants, talentueux). « Je reconnais les gens qui me conviennent à leur silence lui-même et à leur sourire et je les découvre  mieux, peut-être, à table que dans la salle du conseil. »

     

    Accablé à trente ans par la mort de son ami La Boétie, Montaigne s’en est distrait par l’amour et c’est pour lui l’antidote à la tristesse que de changer de pensée quand une pensée pénible l’occupe. « Toujours le changement soulage, désagrège et disperse. Si je ne veux pas combattre cette pensée, je lui échappe, et en la fuyant je m’écarte du chemin, je ruse : changeant de lieu, d’occupation, de compagnie, je me sauve dans la foule d’autres passe-temps et pensées, où elle perd ma trace et me perd. » (« Sur la diversion »)

     

    Voyageur à cheval plutôt qu’à pied – « Je réponds ordinairement à ceux qui me demandent pourquoi je fais des voyages que je sais bien ce que je fuis, mais non ce que je cherche » –, Montaigne sait que « ce plaisir de voyager porte témoignage d’inquiétude et d’inconstance. » Il le confesse : « seule la variété me contente, et la possession de la diversité, si du moins quelque chose me contente. » – « Une seule corde ne suffit jamais à me retenir. « Il y a de la vanité, dites-vous, dans ce passe-temps. » Mais où n’y en a-t-il pas ? Et ces beaux préceptes sont vanité, et vanité toute la sagesse. »

     

    Terminer la lecture des Essais dans cette version en français moderne « destinée au plus vaste public », ce n’est certes pas en avoir fini avec Montaigne, ni même avec ses trois Livres qui n’ont jamais fini de dire ce qu’ils ont à dire, pour reprendre une des définitions d’Italo Calvino (Pourquoi lire les classiques).

     

    Comment ne pas y revenir ? Montaigne dans sa « librairie » se peint de façon si vivante qu’il nous entraîne à réfléchir sur mille et un aspects de notre vie, de notre condition. Compagnon, témoin, penseur, il écrit pour lui, pour nous, ni juge ni moraliste sinon de lui-même : « La peste de l’homme c’est de penser qu’il sait. »

  • Binaire

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    La petite mer des Sablettes (baie de Toulon, IX.2014)

    « De telles circonstances m’ont permis, dès l’enfance je crois, de deviner l’essence binaire des rythmes phénoménaux : l’ombre n’allait pas sans la lumière, le plaisir n’allait pas sans une dose – tempérée – de douleur, le bonheur sans l’ennui, le désir sans la satiété et le beau temps sans la pluie. »

    Denis Grozdanovitch, Petit éloge du temps comme il va 

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    Le Brusc juste avant l'orage (Le Gaou, IX.2014)

     

  • Du temps au temps

    On peut compter sur Denis Grozdanovitch (Petit traité de désinvolture, Rêveurs et nageursL’art difficile de ne presque rien faire) pour nous faire humer une atmosphère ou savourer la grâce d’un moment perdu. Son Petit éloge du temps comme il va, dans une collection que vous connaissez, s’ouvre avec Proust – « On dirait que le temps a changé. Ces mots me remplirent de joie (…) » – et les citations, les extraits plutôt ne manquent pas chez ce grand lecteur sous ses airs de dilettante, toujours à propos.  

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    La sagesse d’une vieille Russe – « Il fait mauvais temps et nous attendons qu’il change. Mais il vaut mieux qu’il fasse mauvais temps que rien du tout et que nous attendions au lieu de ne rien attendre » – amorce une réflexion sur ce mot identique en français pour désigner « le temps qu’il fait et le temps qui passe ». 

    Comme beaucoup, il me semble, Grozdanovitch ressent un lien entre météo et humeur : « A vrai dire, il m’a toujours semblé que la météorologie climatique induisait en nous-mêmes, selon les variations de l’atmosphère, une météorologie plus subtile : celle de nos états d’âme. »

     

    N’en déduisez pas qu’il privilégie une saison au détriment d’une autre, sa bienveillance accueille tous les éléments, avec une prédilection pour la pluie qu’il aime depuis l’enfance, reconnaissant à son père de lui avoir fait remarquer, lors d’une séance d’aquarelle sur le motif, « à quel point sous la pluie les couleurs s’approfondissaient alors qu’elles étaient aplanies par le grand soleil. »

     

    Longues lectures des jours de pluie dans lesquelles ils s’embarquaient, sa sœur et lui, « chacun à un bout de la pièce », temps propice au recueillement, plaisir de regarder le ciel se transformer, la lumière changer, d’un endroit bien protégé, parfois en compagnie d’un chat complice « clignant doucement des yeux ». Jours pluvieux à écrire en rythme. Attente des éclaircies pour retourner sur le terrain de tennis, de quoi former « de fins météorologues amateurs, rompus à scruter et à interpréter les moindres variations du ciel. »

     

    Observant les formes des nuages, décelant dans leurs incessantes transformations quelque signe révélateur sur le monde ou sur lui-même, il redécouvre sans le savoir la néphomancie, ancienne forme de divination. Excellent antidote, écrit-il, « à tout excès de rationalité, tant la matière vaporeuse, presque onirique, de ce que nous avons sous les yeux est propre à nous rappeler la consistance essentiellement impondérable de la plupart de nos aspirations, ambitions, prospectives et autres plans tirés sur la comète. »

     

    Grozdanovitch évoque « l’adorable grisaille parisienne », des souvenirs pluvieux de Londres, New York, Venise… Puis viennent le vent et ses sortilèges, « l’heure soyeuse » des jours de neige – le soleil est peu présent, en réaction sans doute au diktat commercial d’éternel été. Quant au vieux rêve de l’humanité, « suspendre le temps », les poètes et les philosophes ne cessent de l’aborder, c’est l’occasion pour l’auteur de revenir à Proust et à d’autres qui ouvrent la voie à la « conquête du temps essentiel, synonyme de libération intérieure ».

     

    Ernst Jünger, dans Le mur du temps (1963) : « L’homme qui n’a pas le temps, et c’est là une de nos caractéristiques, ne saurait guère avoir de bonheur. Nécessairement, de grandes sources se ferment à lui, de grandes forces comme celles du loisir, de la foi, de la beauté dans l’art et la nature. » Grozdanovitch s’exerce à « ralentir certains moments », ce qui requiert « stratégie et tactique » et nous vaut de belles pages sur la danse, le sport, l’écriture, la musique. 

    Petit éloge du temps comme il va distille mine de rien un appel à résister aux injonctions hyperactives de notre époque et à s’éloigner des lieux communs du bonheur médiatique. La lecture de cet essai porte à siffloter, quel que soit le temps qu’il fait, et ouvre des fenêtres dans le temps qui passe. C’est une question d’attitude, donc un choix, et si l’auteur explore des manières inédites de prendre le temps « comme il va », nous pouvons aussi y reconnaître certaines des nôtres – « Une intense décélération se produit invariablement lorsque je franchis la porte d’un musée. »

  • Salle de cours

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    « Dans sa salle de cours, et celle-ci était toujours bondée, il toussait, bégayait, fumait, braillait, riait. Il faisait lever ses étudiants et débattait avec eux, les provoquait en combat singulier, les examinait et les éreintait. Il ne demandait pas : « Où passerez-vous l’éternité ? », comme le faisaient les vigiles de l’apocalypse, mais plutôt : « Comment, en cette démocratie moderne, allez-vous satisfaire aux nécessités de votre âme ? » » 

    Saul Bellow, Ravelstein

  • Bellow & Ravelstein

    De la littérature américaine encore, au plein sens du terme, avec un écrivain génial que je découvre peu à peu – de vrais bonheurs de lecture. Dernier roman de Saul Bellow (1915-2005), Ravelstein (2000, traduit de l’américain par Rémy Lambrechts) est le portrait d’un homme – et d’une amitié. Les romans de Bellow sont « une commedia dell’arte de la parlerie », peut-on lire dans lEncyclopedia Universalis et celui-ci, centré sur les échanges entre Ravelstein, professeur de philosophie politique à Chicago, et son ami romancier, Chick, est un condensé de vitalité intellectuelle.  

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    Paris, hôtel Crillon : Ravelstein s’extasie devant la vue dont il jouit depuis sa suite, lui qui l’année précédente croulait encore sous les dettes. Avant de « toucher le gros lot », ce dandy aimait déjà le luxe. Devenu très riche grâce à un livre « belliqueux, spirituel et intelligent », il a l’impression d’avoir commis une énorme blague : « ce n’est pas rien de devenir riche et célèbre en disant exactement ce qu’on pense – en le disant dans ses propres termes, sans faire de compromis. »

    Chick, qui est son invité, avec sa femme, à un autre étage, vient lui tenir compagnie pour le petit déjeuner. Nikki, le jeune compagnon d’Abe, dort encore. La conversation porte sur Keynes, Ravelstein l’a poussé à écrire sur l’économiste de Bloomsbury. « Ravelstein, avec sa puissante tête chauve, était à l’aise avec les déclarations tonitruantes, les grandes idées et les hommes célèbres, avec les décennies, les ères, les siècles. » 

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    Par ses anciens élèves qui lui téléphonent fréquemment, il se tient au courant de ce qui se passe à Washington, à Londres ou au Kremlin ; les idées et les faits le passionnent. Ce qu’il attend de son ami Chick à présent, c’est qu’il écrive sur lui une biographie sans complaisance. Chick, quoique plus âgé, pressent que la mort dont ils rient ensemble prendra Ravelstein avant lui.

    Dîners, soirées, lèche-vitrines dans la rue Saint-Honoré qui enchante ce juif américain raffiné, toutes les occasions sont bonnes aux deux amis pour discuter histoire, littérature, idées. La thèse de Ravelstein dans son livre à succès, c’est que « si on pouvait acquérir une excellente formation technique aux USA, la formation générale s’était réduite au point de disparaître. » Il n’a cessé de pousser ses étudiants à la lecture des classiques. 

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    Ravelstein s’est toujours intéressé de près à la vie de Chick, à ses épouses successives, à sa manière de passer l’été à la campagne, loin du « théâtre des hommes. » Le mariage, la politique, la religion, la culture, la société, la judéité, la mort, ce sont les thèmes de prédilection des deux amis, mais quand Ravelstein doit de plus en plus souvent quitter son bel appartement pour des séjours à l’hôpital, la tonalité de leurs conversations change, devient plus grave.

    Jusqu’au bout, Ravelstein reste l’homme « brillant et charmeur » avec qui Chick peut parler de tout. « Quand il est mort, je me suis aperçu que j’avais pris l’habitude de lui raconter tout ce qui s’était passé depuis notre dernière rencontre. » Rosamund, secrétaire de Chick avant de devenir son épouse, l’encourage à écrire son livre sur Ravelstein et veille sur sa santé, également chahutée. Mais Chick n’a qu’une obsession : comment rendre compte de ce personnage hors norme qu’était Abe Ravelstein ?  

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    Avant la publication de son dernier roman, Saul Bellow avait laissé entendre qu’il s’inspirerait du philosophe Allan Bloom, son grand ami, et la révélation dans cette fiction de son homosexualité discrète a déclenché une grosse polémique aux Etats-Unis. « Saul Bellow a-t-il trahi son ami ? » a titré L’Express à son tour. Quoi qu’il en soit, Ravelstein est un formidable hommage à l’intelligence et à la culture. « Il y a des romans d’amour. On devrait aussi parler des romans d’amitié », a écrit très justement Mathieu Bock-Côté.