Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

philosophie - Page 6

  • Anachronique

    le breton,marcher,éloge des chemins et de la lenteur,esssai,littérature française,marche,marcheurs,flâneurs,philosophie,culture« Anachronique dans le monde contemporain, qui privilégie la vitesse, l’utilité, le rendement, l’efficacité, la marche est un acte de résistance privilégiant la lenteur, la disponibilité, la conversation, le silence, la curiosité, l’amitié, l’inutile, autant de valeurs résolument opposées aux sensibilités néolibérales qui conditionnent désormais nos vies. Prendre son temps est une subversion du quotidien, de même la longue plongée dans une intériorité qui paraît un abîme pour nombre de contemporains dans une société du look, de l’image, de l’apparence, qui n’habitent plus que la surface d’eux-mêmes et en font leur seule profondeur. 

    David Le Breton, Marcher. Eloge des chemins et de la lenteur

  • Façons de marcher

    Dix ans après son Eloge de la marche, David Le Breton revient sur le sujet dans Marcher, Eloge des chemins et de la lenteur (2012). C’est une lecture vivifiante pour tous, et pour ceux qui marchent régulièrement, ces pages réveillent des sensations, des souvenirs, donnent envie de sortir de chez soi, en ville ou à la campagne, ici ou ailleurs.

    le breton,marcher,éloge des chemins et de la lenteur,marche,marcheurs,flâneurs,philosophie,culture
    Chemins de Majorque

    Cet essai sociologique manque un peu d’ossature, mais on suit volontiers l’auteur qui cite abondamment les écrivains voyageurs, ses « compagnons de route » (Basho, Nicolas Bouvier, Bernard Ollivier… 9 pages de bibliographie où l’on ne trouve que quelques noms féminins, moins d’une dizaine, j’y reviendrai.) Le Breton constate que la marche a gagné beaucoup d’adeptes en dix ans, sans doute parce que cette « méthode tranquille de réenchantement de l’espace et de la durée dans l’existence » fait sortir le marcheur ou la marcheuse « des ornières où se dissipe parfois le goût de vivre. »

    Bien sûr, il s’agit ici d’une activité choisie, volontaire – « Si elle est imposée, la marche est plutôt signe de misère ou d’épreuve personnelle. » Elle implique une santé suffisante : « La marche coule de source, elle est l’eau qui se mêle à l’eau, mais quand elle n’est plus possible, toute l’existence vacille. » Elle ne se limite pas au mouvement physique. « Elle amène à se défaire du fardeau d’être soi, elle relâche les pressions qui pèsent sur les épaules, les tensions liées aux responsabilités sociales et individuelles. »

    Sur les chemins de randonnée, les sentiers de promenade, on se libère des « impératifs de vitesse, de rendement, d’efficacité » : on ne marche pas pour « gagner du temps », mais pour « le perdre avec élégance » et affirmer tranquillement « que le temps n’appartient qu’à soi ». Tous les sens sont en éveil, dans la marche on se sent « passionnément vivant », et lorsqu’on s’arrête, la halte pour manger « est toujours un moment de félicité ».

    Après avoir évoqué les marcheurs à la belle étoile, ceux qui se déplacent la nuit ou qui trouvent un refuge de fortune en route – l’expérience de l’obscurité est ambivalente, elle peut apaiser le voyageur ou le livrer à l’effroi – David Le Breton soulève « une terrible question de parité entre hommes et femmes », il faudrait plutôt dire d’inégalité. Si les femmes sont moins nombreuses à raconter leurs voyages à pied, c’est lié à l’insécurité pour elles davantage que pour les hommes de certains sentiers, certains quartiers, surtout le soir, une « limitation de leur liberté de mouvement » dénoncée par Rebecca Solnit dans L’art de marcher. C’est pourquoi souvent elles préfèrent marcher en groupe, pour réduire leurs craintes.

    « Paysage », « Méditerranée », « Blessures »,… David Le Breton varie les angles d’approche pour décrire la relation des marcheurs au monde et à eux-mêmes. Sous le titre « Illuminations », il fait remarquer que l’émotion ressentie devant « la sérénité d’un lieu, sa beauté » dépend du regard, de la disponibilité et même « d’une volonté de chance ».

    Loin d’idéaliser, il rappelle que « la marche est une école de patience, en aucun cas de la résignation, au contraire, mais elle apprend à ne pas se précipiter et à s’ajuster aux circonstances, qu’elles soient heureuses ou porteuses de complications. » Il a cette jolie formule : « Le marcheur est un artiste des occasions. »

    Marcher ne parle pas que des grands marcheurs, il y est aussi question de la promenade, et de la marche en ville. Les trottoirs ne sont pas des sentiers, mais il dépend du piéton de ne plus voir son parcours comme un trajet mais comme un cheminement : lever les yeux sur les façades, flâner pour le plaisir, observer les passants, admirer les places laissées au végétal. Flâneurs et flâneuses en ville cheminent dans l’espace mais aussi dans le temps : superposition des époques, aménagements nouveaux, noms des rues. 

    Marcher, Eloge des chemins et de la lenteur se termine par un chapitre très porteur, « La marche comme renaissance ». En voici un passage : « Marcher, c’est retrouver son chemin. Une manière de progresser parfois à pas de géant. La volonté est de prendre congé de soi pour devenir autre au fil de l’avancée en usant la maladie et les tristesses. »

     

  • Nous ne savons pas

    « Nous ne savons pas, en vérité, ce que sont les mondes ni de quoi dépend leur existence. Quelque part dans l’univers est peut-être inscrite la loi mystérieuse qui préside à leur genèse, à leur croissance et à leur fin. Mais nous savons ceci : pour qu’un monde nouveau surgisse, il faut d’abord que meure un monde ancien. »

    Jérôme Ferrari, Le Sermon sur la chute de Rome 

    Ferrari Babel.jpg


  • Les mondes passent

    Goncourt 2012, Le Sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari emporte par une écriture superbe : elles sont rares aujourd’hui, ces phrases longues, ces pages sans alinéas, et plus encore la présence d’un sous-texte signé saint Augustin, dont un sermon prononcé en 410 donne son titre au roman. 

    ferrari,le sermon sur la chute de rome,roman,littérature française,goncourt 2012,saint augustin,philosophie,corse,algérie,culture
    Ruines d'Hippone, basilique de Saint Augustin (Photo Oris / Wikipedia)

    L’intrigue est contemporaine. L’ouverture, très belle, commente une photo de l’été 1918 prise dans une cour d’école, image que Marcel Antonetti « s’est obstiné à regarder en vain toute sa vie pour y déchiffrer l’énigme de l’absence » : sa mère et ses cinq frères et sœurs y posent devant un photographe ambulant, mais pas le père ni lui-même, né l’année suivante, au retour du soldat fait prisonnier dans les Ardennes. Enfant fragile, il se relèvera toujours et vivra vieux, « car telle devait être la vie qui lui avait été donnée, constamment menacée et constamment triomphante. »

    Sans transition, nous regardons Hayet quitter au milieu de la nuit son petit appartement au-dessus du bar où elle a travaillé huit ans comme serveuse. Désemparés devant la porte close, Virgile et Vincent, de retour de la chasse, vont prévenir la propriétaire. Quand Marie-Angèle Susini ouvre, tout est en ordre, le ménage soigneusement fait, il est clair qu’Hayet est partie pour de bon. Voilà Marie-Angèle dans l’embarras, il est hors de question qu’elle reprenne ce métier pris en horreur à la longue, et elle ne peut même pas compter, en attendant de trouver quelqu’un, sur sa fille Virginie – « elle avait toujours exploré le domaine infini de l’inaction et de la nonchalance et elle semblait bien décidée à aller jusqu’au bout de sa vocation ».

    Les protagonistes du récit font alors leur entrée : Libero, le plus jeune fils de Gavina Pintus, le Sarde, et Matthieu Antonetti, petit-fils de Marcel, le Corse. Ils sont les meilleurs amis du monde depuis que Matthieu, huit ans, a été envoyé en vacances au village par sa mère, « inquiète de son caractère solitaire et méditatif ». Les années passant, le garçon ne vit plus que dans l’attente de ses séjours sur l’île. Ses parents, qui travaillent à Paris, ont eu d’abord une fille, Aurélie, à qui le grand-père Marcel a fini par s’attacher, malgré sa fureur de voir son fils épouser sa cousine germaine, mais envers Matthieu, il ne cache pas sa malveillance. Pour le protéger du « vieux con », sa mère accepte la proposition de Gavina Pintus d’accueillir Matthieu chez elle « à chaque fois qu’il le souhaiterait. »

    Celui-ci se sent comme un poisson dans l’eau « dans l’inextricable fratrie des Pintus ». On l’emmène voir comment Virgile châtre au couteau les jeunes verrats, on le régale de « couilles de porc grillées au feu de bois », on tire ensemble avec des pistolets-mitrailleurs parachutés dans le maquis pendant la guerre. Le bar de Marie-Angèle, d’abord repris par un escroc qui veut en faire un endroit à la mode, est confié à Bernard Gratas qui inspire confiance, s’y installe avec sa famille et permet aux clients d’y reprendre leurs habitudes.

    Vient le temps des études. Les amis choisissent tous deux la philosophie. Libero, brillant élève, a convaincu ses parents de l’inscrire à Bastia ; Matthieu aurait voulu l’y accompagner mais ses résultats scolaires ne sont pas à la hauteur et ce sera Paris IV où il se sent « dans un monde étranger », où les autres lui semblent arrogants « comme si le fait d’étudier la philosophie leur conférait le privilège de comprendre l’essence d’un monde dans lequel le commun des mortels se contentait bêtement de vivre. »  Matthieu se lie avec Judith Haller, étudiante intelligente et gaie, mais sans vraiment plonger dans une relation amoureuse, bien qu’elle y soit disposée.

    La mère de Matthieu propose à Libero de loger chez eux pendant sa licence à Paris, à la grande joie des deux amis. Mais Libero va détester la capitale à son tour, déçu par un professeur d’éthique ambitieux et cynique. Il choisit de consacrer son mémoire à Augustin ; la lecture des quatre Sermons sur la chute de Rome lui semble « un acte de haute résistance ». Matthieu travaille sur Leibniz.

    Tandis qu’ils terminent leur mémoire, ils apprennent que la gérance de Bernard Gratas tourne court en raison de ses pertes au poker, et Libero y voit une « opportunité unique » à saisir : les deux amis décident de reprendre le bar et réussissent à réunir l’argent nécessaire grâce à la famille Pintus et surtout grâce au grand-père Antonetti qui offre de payer la gérance des deux premières années, contre l’avis de sa belle-fille furieuse de le voir saboter l’avenir de Matthieu. Un retour sur le passé de Marcel éclairera le lecteur sur ses raisons profondes.

    Aurélie juge aussi cette entreprise imbécile et se reproche d’avoir « le cœur mauvais » devant le bonheur visible de son frère et de Libero au service des « relations humaines ». L’attitude de Matthieu lui semble forcée, calquée sur celle de son ami, il manque d’envergure. Son propre mariage l’intéresse moins que le projet de coopération internationale pour lequel elle est engagée : un an de cours et de fouilles en Algérie sur le site d’Hippone – mais ni Matthieu ni Libero ne semblent encore se soucier d’Augustin qui en fut l’évêque.

    On suivra donc d’un côté les péripéties du bar corse, les états d’âme de ses jeunes gérants, des serveuses engagées pour encourager la clientèle, et de l’autre l’expérience algérienne qui ouvre Aurélie à un autre monde et à un autre amour. Sur les rêves qui s’effondrent, de Marcel à ses petits-enfants, Le sermon sur la ruine de Rome, dernier chapitre éponyme, apporte un éclairage qui se veut d’espérance, mais fait la part belle, comme le roman dans son ensemble, à la puissance des ténèbres.

  • Noceurs bohèmes

    Au MOMA, en songeant à Montmartre et à Montparnasse.

     

    Rotonde-de-la-ruche1.jpg


    http://www.blog-habitat-durable.com/article-taures-58976887.html

    La Rotonde de la Ruche, Monument Historique, Monument restauré...

     

    « Je tentais d’imaginer ces excentriques inspirés, noceurs bohèmes, expatriés à moitié clochardisés, demi-aventuriers anarchistes, lunatiques et alcooliques, déclamant leurs poèmes, se montrant réciproquement leurs toiles, commentant et échangeant leurs œuvres, belles égéries fascinantes telles qu’on les apercevait sur les portraits de Pascin… se retrouvant le soir pour des fêtes improvisées dans leurs ateliers délabrés – ainsi qu’on pouvait le lire dans les chroniques évoquant l’atmosphère de « La Ruche » ou du « Bateau-Lavoir » (l’amitié de Chagall et de Cendrars, les amours de Modigliani et de Jeanne Hébuterne, les accès de rage de Soutine détruisant ses œuvres des jours précédents, la saga de Picasso, d’Apollinaire et de Max Jacob, la fête organisée en l’honneur du Douanier Rousseau) ; tout cela dans le vieux Paris populaire, savoureux et peu dispendieux d’alors…

    Car, restant à l’affût devant ces toiles, finissaient par chatoyer, tels des reflets à la surface d’un étang, les effluves spectraux du passé.

    (…)

    Ah ! Songer à cela depuis New York, par une journée de plein vent à la lumière marine intermittente, dansante et folle, qui courait en vagues successives sur les façades des gratte-ciels impassibles et hiératiques – aussi solennels que les sentinelles sans états d’âme du domaine du futur ! – recelait la beauté délicate, indéfinissable et mélancolique d’une après-midi de nostalgie enfantine. »

     

    Denis Grozdanovitch, Rêveurs et nageurs