Dix ans après son Eloge de la marche, David Le Breton revient sur le sujet dans Marcher, Eloge des chemins et de la lenteur (2012). C’est une lecture vivifiante pour tous, et pour ceux qui marchent régulièrement, ces pages réveillent des sensations, des souvenirs, donnent envie de sortir de chez soi, en ville ou à la campagne, ici ou ailleurs.
Cet essai sociologique manque un peu d’ossature, mais on suit volontiers l’auteur qui cite abondamment les écrivains voyageurs, ses « compagnons de route » (Basho, Nicolas Bouvier, Bernard Ollivier… 9 pages de bibliographie où l’on ne trouve que quelques noms féminins, moins d’une dizaine, j’y reviendrai.) Le Breton constate que la marche a gagné beaucoup d’adeptes en dix ans, sans doute parce que cette « méthode tranquille de réenchantement de l’espace et de la durée dans l’existence » fait sortir le marcheur ou la marcheuse « des ornières où se dissipe parfois le goût de vivre. »
Bien sûr, il s’agit ici d’une activité choisie, volontaire – « Si elle est imposée, la marche est plutôt signe de misère ou d’épreuve personnelle. » Elle implique une santé suffisante : « La marche coule de source, elle est l’eau qui se mêle à l’eau, mais quand elle n’est plus possible, toute l’existence vacille. » Elle ne se limite pas au mouvement physique. « Elle amène à se défaire du fardeau d’être soi, elle relâche les pressions qui pèsent sur les épaules, les tensions liées aux responsabilités sociales et individuelles. »
Sur les chemins de randonnée, les sentiers de promenade, on se libère des « impératifs de vitesse, de rendement, d’efficacité » : on ne marche pas pour « gagner du temps », mais pour « le perdre avec élégance » et affirmer tranquillement « que le temps n’appartient qu’à soi ». Tous les sens sont en éveil, dans la marche on se sent « passionnément vivant », et lorsqu’on s’arrête, la halte pour manger « est toujours un moment de félicité ».
Après avoir évoqué les marcheurs à la belle étoile, ceux qui se déplacent la nuit ou qui trouvent un refuge de fortune en route – l’expérience de l’obscurité est ambivalente, elle peut apaiser le voyageur ou le livrer à l’effroi – David Le Breton soulève « une terrible question de parité entre hommes et femmes », il faudrait plutôt dire d’inégalité. Si les femmes sont moins nombreuses à raconter leurs voyages à pied, c’est lié à l’insécurité pour elles davantage que pour les hommes de certains sentiers, certains quartiers, surtout le soir, une « limitation de leur liberté de mouvement » dénoncée par Rebecca Solnit dans L’art de marcher. C’est pourquoi souvent elles préfèrent marcher en groupe, pour réduire leurs craintes.
« Paysage », « Méditerranée », « Blessures »,… David Le Breton varie les angles d’approche pour décrire la relation des marcheurs au monde et à eux-mêmes. Sous le titre « Illuminations », il fait remarquer que l’émotion ressentie devant « la sérénité d’un lieu, sa beauté » dépend du regard, de la disponibilité et même « d’une volonté de chance ».
Loin d’idéaliser, il rappelle que « la marche est une école de patience, en aucun cas de la résignation, au contraire, mais elle apprend à ne pas se précipiter et à s’ajuster aux circonstances, qu’elles soient heureuses ou porteuses de complications. » Il a cette jolie formule : « Le marcheur est un artiste des occasions. »
Marcher ne parle pas que des grands marcheurs, il y est aussi question de la promenade, et de la marche en ville. Les trottoirs ne sont pas des sentiers, mais il dépend du piéton de ne plus voir son parcours comme un trajet mais comme un cheminement : lever les yeux sur les façades, flâner pour le plaisir, observer les passants, admirer les places laissées au végétal. Flâneurs et flâneuses en ville cheminent dans l’espace mais aussi dans le temps : superposition des époques, aménagements nouveaux, noms des rues.
Marcher, Eloge des chemins et de la lenteur se termine par un chapitre très porteur, « La marche comme renaissance ». En voici un passage : « Marcher, c’est retrouver son chemin. Une manière de progresser parfois à pas de géant. La volonté est de prendre congé de soi pour devenir autre au fil de l’avancée en usant la maladie et les tristesses. »
Commentaires
Oh, j'ai envie de t'ajouter cette phrase de Miguel de Cervantes:
"El andar tierras y comunicar con diversas gentes hace a los hombres discretos." ...dont voici une traduction:Parcourir des terres et communiquer avec des gens divers rend les hommes discrets.
Belle, belle ta photo...en route vers des paysages superbes!
Bien évidemment je les ai lus (et le Solnit, relu)
http://enlisantenvoyageant.blogspot.fr/2012/04/marcher-eloge-de-la-marche.html
D Le Breton écrit sur d'autres sujets, toujours intéressants. Il a même écrit un polar!
Ah, ce beau billet me fait penser au premier chapitre du livre de M. Yourcenar, "Le tour de la prison" où elle évoque Basho... et ses longues errances.
Le premier m'attend depuis un moment ..
Je rêve de partir un jour en randonnée, loin de tout, et de tout bruit, voyager lentement, prendre son temps, le vrai luxe pour moi. Je découvre ce blog et m'y retrouve beaucoup dans le choix des lectures. Belle journée. Elisa
On ne conseillera jamais assez tout ce que rappelle ce livre et à quel point la marche, même ramenée à la promenade, est bienfaisante. Si en des périodes plus difficiles, j'ai trouvé en cet exercice solitaire - car j'aime marcher seul qui m'autorise des variations de rythme toutes personnelles -, une renaissance qui m'autorisa d'être un peu heureux aujourd'hui.
Important aussi le mot lenteur : le loisir de regarder autrement, avec le corps aussi, de contempler.
Le vélo remplace plus souvent mes balades à pied, et si l'aération mentale et spirituelle est pareille, le charme est très différent qui se goûte alors après des efforts que n'exige pas la marche.
C'est bien d'avoir accroché ici ce livre à l'orée de l'été.
@ Colo : Merci pour la citation. Photo d'une magnifique journée en compagnie d'excellents guides.
@ Keisha : Il me semblait bien avoir rencontré cet auteur dans la blogosphère mais je ne savais plus où, merci pour le lien.
@ Margotte : Je note ce titre de Yourcenar que je n'ai pas encore lu, merci beaucoup.
@ Aifelle : Pour un jour où tu ne te seras pas mise en chemin...
@ Slow Down : Bienvenue, Elisa, et au plaisir de partager lectures et coups de coeur.
@ Christw : Vous avez raison d'insister sur ces bienfaits. Si souvent la marche ou la promenade nous remet en selle, si j'ose dire. En montagne, l'effort de la montée, des passages difficiles, la fatigue entrent en jeu aussi et participent à cette renaissance.
Ca me rappelle le livre de Jacques Lanzmann :"Rêves et marches" et surtout une de ses célèbres citations "Si tu veux te trouver commence par te perdre" .
Ce n'est sans doute pas par hasard si les hommes un jour se sont mis sur leurs deux pieds et ont colonisé jusqu'aux confins les plus hostiles de la planète pour se "trouver" .
Très bon week-end Tania
@ Gérard : Excellente citation, merci Gérard. A vous aussi, un très bon week-end.
J'avais prévu de lire le premier, me voilà donc avec deux livres à lire ! Merci de participer à l'allongement de ma liste de livres à lire. Très bon week end.
@ Bonheur du jour : J'en suis ravie, bonne journée !