Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

montaigne

  • Gaie et sociable

    Dernières lignes des Essais de Montaigne   

    « Les plus belles vies sont, à mon avis, celles qui se conforment au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans rien d’extraordinaire et sans s’écarter [de ce modèle]. [Je dirai] maintenant que la vieillesse a quelque peu besoin d’être traitée plus tendrement. montaigne,les essais,en français moderne,essai,littérature française,autoportrait,philosophie,vie,vieillesse,cultureRecommandons-la au dieu protecteur de la santé et de la sagesse* – mais une sagesse gaie et sociable : 

    Frui paratis et valido mihi,
    Latoe, dones, et precor, integra
     

    Cum mente, nec turpem senectam 

    Degere, nec cythara carentem.** 

     

    [Accorde-moi, ô fils de Latone, de jouir avec une santé robuste des biens que j’ai acquis et, je t’en prie, avec des facultés intellectuelles intactes ; fais que ma vieillesse ne soit pas déshonorante et qu’elle puisse encore toucher la lyre.]

    * Apollon / ** Horace, Odes, I, 31, v.17-20.

    Anonyme, Portrait de Montaigne, vers 1590.

     

  • Moi que je peins

    Avertissant d’emblée le lecteur des Essais qu’il écrit sans autre fin « que domestique et privée », Michel de Montaigne (1533-1592) est explicite : « C’est moi que je peins ». Voici pour ce troisième billet quelques lignes de cet autoportrait aux couleurs changeantes. « Il se produit mille mouvements de l’âme irréfléchis et capricieux chez moi. Ou l’humeur mélancolique s’est emparée de moi, ou bien c’est l’humeur colérique, et sous leur autorité particulière, à telle heure la tristesse prédomine en moi, à telle autre l’allégresse. » 

    montaigne,les essais,en français moderne,essai,littérature française,autoportrait,philosophie,vie,culture
    Montaigne vers 1580, à l'âge de 47 ans © Montaigne Studies

    Quand Montaigne entreprend de se décrire, c’est d’abord au physique : « la taille forte et ramassée, le visage, non pas gras, mais plein ; la complexion, entre le jovial et le mélancolique, moyennement sanguine et chaude (…) ». A peine écrit-il qu’il a la santé « forte et vigoureuse,  rarement troublée par les maladies jusqu’à un âge bien avancé » qu’il corrige : « J’étais tel, car je ne me considère plus [ainsi] à l’heure actuelle où je suis engagé dans les avenues de la vieillesse, ayant depuis longtemps franchi les quarante ans. » Il a 47 ans. « Ce que je serai dorénavant, ce ne sera plus qu’un demi-être, ce ne sera plus moi. Je m’échappe tous les jours, et je me dérobe à moi. » 

    Puis au moral : « rien de vif », seulement « une vigueur pleine et solide », et ne valant rien s’il a un autre guide que sa « pure et libre volonté », « extrêmement oisif, extrêmement libre et par nature et par dessein prémédité. » Montaigne ne cache pas son caractère délicat et « incapable de [supporter] l’inquiétude », à tel point qu’il préfère qu’on lui dissimule les pertes et les désordres qui le touchent. Ni sa manière d’être, « endormie et insensible (…) devant les événements malheureux qui ne (le) frappent pas directement – « manière d’être que je considère comme l’une des meilleures qualités de mon état naturel ».

     

    Il déteste les masques : « Un cœur noble ne doit pas déguiser ses pensées : il veut se faire voir jusqu’au-dedans : ou tout y est bon, ou au moins, tout y est humain. » Non qu’il faille toujours tout dire, « mais ce qu’on dit, il faut que ce soit tel qu’on le pense ; autrement, c’est de la perversité. »

     

    Le Livre III commence bien : « Personne n’est exempt de dire des sottises. Le malheur est de les dire avec sérieux. » Montaigne y répète son objectif : « J’expose une vie humble et sans gloire ; cela n’a pas d’importance : on attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie ordinaire et privée qu’à une vie de plus riche étoffe : chaque homme porte [en lui] la forme entière de la condition humaine. »

     

    De qui recherche-t-il la société ? De ceux qu’on appelle « honnêtes hommes » et « habiles hommes » (savants, talentueux). « Je reconnais les gens qui me conviennent à leur silence lui-même et à leur sourire et je les découvre  mieux, peut-être, à table que dans la salle du conseil. »

     

    Accablé à trente ans par la mort de son ami La Boétie, Montaigne s’en est distrait par l’amour et c’est pour lui l’antidote à la tristesse que de changer de pensée quand une pensée pénible l’occupe. « Toujours le changement soulage, désagrège et disperse. Si je ne veux pas combattre cette pensée, je lui échappe, et en la fuyant je m’écarte du chemin, je ruse : changeant de lieu, d’occupation, de compagnie, je me sauve dans la foule d’autres passe-temps et pensées, où elle perd ma trace et me perd. » (« Sur la diversion »)

     

    Voyageur à cheval plutôt qu’à pied – « Je réponds ordinairement à ceux qui me demandent pourquoi je fais des voyages que je sais bien ce que je fuis, mais non ce que je cherche » –, Montaigne sait que « ce plaisir de voyager porte témoignage d’inquiétude et d’inconstance. » Il le confesse : « seule la variété me contente, et la possession de la diversité, si du moins quelque chose me contente. » – « Une seule corde ne suffit jamais à me retenir. « Il y a de la vanité, dites-vous, dans ce passe-temps. » Mais où n’y en a-t-il pas ? Et ces beaux préceptes sont vanité, et vanité toute la sagesse. »

     

    Terminer la lecture des Essais dans cette version en français moderne « destinée au plus vaste public », ce n’est certes pas en avoir fini avec Montaigne, ni même avec ses trois Livres qui n’ont jamais fini de dire ce qu’ils ont à dire, pour reprendre une des définitions d’Italo Calvino (Pourquoi lire les classiques).

     

    Comment ne pas y revenir ? Montaigne dans sa « librairie » se peint de façon si vivante qu’il nous entraîne à réfléchir sur mille et un aspects de notre vie, de notre condition. Compagnon, témoin, penseur, il écrit pour lui, pour nous, ni juge ni moraliste sinon de lui-même : « La peste de l’homme c’est de penser qu’il sait. »

  • Avec les mains

    « Et les mains ? Avec elles nous demandons, nous promettons, appelons, congédions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, comptons, confessons, nous nous repentons, nous craignons, exprimons de la honte, doutons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, témoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, méprisons, défions, nous nous fâchons, nous flattons, applaudissons, bénissons, nous nous humilions, nous nous moquons, nous nous réconcilions, nous recommandons, exaltons, fêtons, nous nous réjouissons, nous nous plaignons, nous nous attristons, nous nous décourageons, nous nous désespérons, nous nous étonnons, nous nous écrions, nous nous taisons : et que ne faisons-nous pas, avec une infinie variété rivalisant avec [celle] de la langue ? » 

    Montaigne, Les Essais, Livre II, chapitre XII 

    montaigne,essais,littérature française,français moderne,femmes,mort,livres,éducation,mains,culture
    La sculpture française au XVIe siècle (détail de la couverture)

    Et pour qui voudrait comparer avec le texte original en moyen français :

     

    « Quoy des mains ? nous requerons, nous promettons, appellons, congedions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergoignons, doubtons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, tesmoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, mesprisons, deffions, despittons, flattons, applaudissons, benissons, humilions, moquons, reconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, resjouïssons, complaignons, attristons, desconfortons, desesperons, estonnons, escrions, taisons : et quoy non ? d'une variation et multiplication à l'envy de la langue. » 

  • Montaigne au passage

    La millième page des Essais tournée, je m’y arrête avant les trois cents qui restent de ce qu’il appelle son entreprise tantôt « épineuse », tantôt « sotte », « cet enfant-ci ». Les passages où Montaigne se décrit, au physique et au moral, je les garde pour une autre fois. C’est le fil conducteur de ces Essais où il veut donner à son portrait le mouvement de la vie. « Je ne peins pas l’être, je peins le passage, non un passage d’un âge à un autre, ou, comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. » 

    montaigne,essais,littérature française,français moderne,femmes,mort,livres,éducation,culture
    Mon premier contact avec Montaigne

    « Quant à moi, j’estime que nos âmes se sont développées à vingt ans comme elles doivent le faire et qu’elles promettent tout ce dont elles sont capables. Jamais une âme qui n’a pas donné à cet âge des arrhes bien évidentes de sa force n’en a donné, depuis, la preuve. » (Livre I, « Sur l’âge ») Jamais ? Voilà qui me rappelle Milton : « La jeunesse montre l’homme comme le matin montre le jour. »

     

    Montaigne reconnaît la complexité des êtres, l’inconstance de nos actions : « Nous sommes entièrement [faits] de lopins, et d’une contexture si informe et diverse que chaque pièce, chaque moment joue son jeu. Et il y a autant de différences de nous à nous-mêmes que de nous à autrui. « Magnam rem puta unum hominem agere. » [Sois persuadé qu’il est très difficile d’être toujours un seul et même homme] ajoute-t-il en citant Sénèque.

     

    Au sujet des femmes, ses jugements me heurtent. Elles sont « toujours naturellement portées à être en désaccord avec leurs maris », « elles s’aiment le mieux quand elles ont le plus de tort », c’est « la faiblesse ordinaire du sexe ». Le chapitre « Sur trois femmes valeureuses »« Il n’en existe pas par douzaines, comme chacun sait (…) » – rend hommage à trois épouses qui se sacrifient pour accompagner leurs maris dans la mort.

     

    Dans « Sur trois sortes de relations sociales », Montaigne conseille aux femmes de se contenter de faire valoir « leurs richesses naturelles » : « C’est qu’elles ne se connaissent pas assez : le monde n’a rien de plus beau ; c’est à elles qu’il appartient d’honorer les arts et d’embellir ce qui est beau. Que leur faut-il [d’autre] que vivre aimées et honorées ? Elles n’ont et ne savent que trop pour cela. (…) Si toutefois elles sont ennuyées de nous le céder en quoi que ce soit et si elles veulent par curiosité avoir accès aux livres, la poésie est une occupation qui convient bien à  leur besoin : c’est un art léger et subtil, paré, tout en paroles, tout en plaisir, tout en parade, comme elles. » Sans commentaire.

     

    « Sur des vers de Virgile », où il est question de la sexualité et du mariage, contient cet aveu qui tempère de tels préjugés : « Nous sommes presque en tout, des juges iniques des femmes, comme elles le sont des nôtres. » Et enfin, « Je dis que les mâles et les femelles sont jetés dans un même moule : à part l’éducation et la coutume, la différence entre eux n’est pas bien grande. »

     

    A propos d’éducation, justement, Montaigne estime que « seules l’humilité et la soumission peuvent façonner un homme de bien. Il ne faut pas laisser au jugement de chacun le soin de connaître où est son devoir ; il faut le lui prescrire, et non laisser à sa fantaisie [le droit] de le choisir : autrement, selon la faiblesse et la variété infinie de nos raisons et de nos opinions, nous nous forgerions finalement des devoirs qui nous conduiraient à nous manger les uns les autres, comme dit Epicure. »

     

    « Sur les livres » éclaire le rôle de la lecture pour Montaigne. Il rappelle que ce qu’il écrit, ce sont ses idées personnelles, et non des connaissances à transmettre, tâche qu’il laisse aux savants. Aussi avance-t-il au hasard : « Je veux qu’on voie mon pas naturel et ordinaire, irrégulier comme il est. » – « Je ne cherche dans les livres que le moyen de me donner du plaisir pour une honnête distraction, ou, si j’étudie, je n’y cherche que la science qui traite de la connaissance de moi-même – et une science qui m’apprenne à bien mourir et à bien vivre. »

     

    La mort, « remède à tous les maux »,  Montaigne en parle assez souvent.  « La mort la plus volontaire, c’est la plus belle. La vie dépend de la volonté d’autrui ; la mort, de la nôtre. » (Une coutume de l’île de Zéa) Mais tous les sujets de la vie courante l’inspirent : l’ivrognerie, la fainéantise, la conscience, la cruauté, la gloire, le courage, la colère, la médecine (il se fie plus à la nature qu’aux médecins)…

     

    Les expressions imagées de Montaigne sont le sel de la lecture (sans doute bien davantage dans le texte original, André Lanly les signale en bas de page quand il n’a pu les laisser). En voici deux exemples : « Je n’ai nullement étudié pour faire un livre, mais j’ai quelque peu étudié parce que je l’avais fait, si c’est étudier que d’effleurer et pincer par la tête ou par les pieds tantôt un auteur, tantôt un autre, nullement pour former mes opinions, mais bien pour les assister, formées [qu’elles sont] depuis longtemps, pour les seconder et les servir. »

     

    « Surtout, c’est bien faire le sot, à mon gré, que de faire [l’homme] entendu parmi ceux qui ne le sont pas, de parler toujours tendu, favellar un punta di forchetta [parler sur la pointe d’une fourchette]. »