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Montaigne au passage

La millième page des Essais tournée, je m’y arrête avant les trois cents qui restent de ce qu’il appelle son entreprise tantôt « épineuse », tantôt « sotte », « cet enfant-ci ». Les passages où Montaigne se décrit, au physique et au moral, je les garde pour une autre fois. C’est le fil conducteur de ces Essais où il veut donner à son portrait le mouvement de la vie. « Je ne peins pas l’être, je peins le passage, non un passage d’un âge à un autre, ou, comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. » 

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Mon premier contact avec Montaigne

« Quant à moi, j’estime que nos âmes se sont développées à vingt ans comme elles doivent le faire et qu’elles promettent tout ce dont elles sont capables. Jamais une âme qui n’a pas donné à cet âge des arrhes bien évidentes de sa force n’en a donné, depuis, la preuve. » (Livre I, « Sur l’âge ») Jamais ? Voilà qui me rappelle Milton : « La jeunesse montre l’homme comme le matin montre le jour. »

 

Montaigne reconnaît la complexité des êtres, l’inconstance de nos actions : « Nous sommes entièrement [faits] de lopins, et d’une contexture si informe et diverse que chaque pièce, chaque moment joue son jeu. Et il y a autant de différences de nous à nous-mêmes que de nous à autrui. « Magnam rem puta unum hominem agere. » [Sois persuadé qu’il est très difficile d’être toujours un seul et même homme] ajoute-t-il en citant Sénèque.

 

Au sujet des femmes, ses jugements me heurtent. Elles sont « toujours naturellement portées à être en désaccord avec leurs maris », « elles s’aiment le mieux quand elles ont le plus de tort », c’est « la faiblesse ordinaire du sexe ». Le chapitre « Sur trois femmes valeureuses »« Il n’en existe pas par douzaines, comme chacun sait (…) » – rend hommage à trois épouses qui se sacrifient pour accompagner leurs maris dans la mort.

 

Dans « Sur trois sortes de relations sociales », Montaigne conseille aux femmes de se contenter de faire valoir « leurs richesses naturelles » : « C’est qu’elles ne se connaissent pas assez : le monde n’a rien de plus beau ; c’est à elles qu’il appartient d’honorer les arts et d’embellir ce qui est beau. Que leur faut-il [d’autre] que vivre aimées et honorées ? Elles n’ont et ne savent que trop pour cela. (…) Si toutefois elles sont ennuyées de nous le céder en quoi que ce soit et si elles veulent par curiosité avoir accès aux livres, la poésie est une occupation qui convient bien à  leur besoin : c’est un art léger et subtil, paré, tout en paroles, tout en plaisir, tout en parade, comme elles. » Sans commentaire.

 

« Sur des vers de Virgile », où il est question de la sexualité et du mariage, contient cet aveu qui tempère de tels préjugés : « Nous sommes presque en tout, des juges iniques des femmes, comme elles le sont des nôtres. » Et enfin, « Je dis que les mâles et les femelles sont jetés dans un même moule : à part l’éducation et la coutume, la différence entre eux n’est pas bien grande. »

 

A propos d’éducation, justement, Montaigne estime que « seules l’humilité et la soumission peuvent façonner un homme de bien. Il ne faut pas laisser au jugement de chacun le soin de connaître où est son devoir ; il faut le lui prescrire, et non laisser à sa fantaisie [le droit] de le choisir : autrement, selon la faiblesse et la variété infinie de nos raisons et de nos opinions, nous nous forgerions finalement des devoirs qui nous conduiraient à nous manger les uns les autres, comme dit Epicure. »

 

« Sur les livres » éclaire le rôle de la lecture pour Montaigne. Il rappelle que ce qu’il écrit, ce sont ses idées personnelles, et non des connaissances à transmettre, tâche qu’il laisse aux savants. Aussi avance-t-il au hasard : « Je veux qu’on voie mon pas naturel et ordinaire, irrégulier comme il est. » – « Je ne cherche dans les livres que le moyen de me donner du plaisir pour une honnête distraction, ou, si j’étudie, je n’y cherche que la science qui traite de la connaissance de moi-même – et une science qui m’apprenne à bien mourir et à bien vivre. »

 

La mort, « remède à tous les maux »,  Montaigne en parle assez souvent.  « La mort la plus volontaire, c’est la plus belle. La vie dépend de la volonté d’autrui ; la mort, de la nôtre. » (Une coutume de l’île de Zéa) Mais tous les sujets de la vie courante l’inspirent : l’ivrognerie, la fainéantise, la conscience, la cruauté, la gloire, le courage, la colère, la médecine (il se fie plus à la nature qu’aux médecins)…

 

Les expressions imagées de Montaigne sont le sel de la lecture (sans doute bien davantage dans le texte original, André Lanly les signale en bas de page quand il n’a pu les laisser). En voici deux exemples : « Je n’ai nullement étudié pour faire un livre, mais j’ai quelque peu étudié parce que je l’avais fait, si c’est étudier que d’effleurer et pincer par la tête ou par les pieds tantôt un auteur, tantôt un autre, nullement pour former mes opinions, mais bien pour les assister, formées [qu’elles sont] depuis longtemps, pour les seconder et les servir. »

 

« Surtout, c’est bien faire le sot, à mon gré, que de faire [l’homme] entendu parmi ceux qui ne le sont pas, de parler toujours tendu, favellar un punta di forchetta [parler sur la pointe d’une fourchette]. »

Commentaires

  • Jamais lus ces Essais, tu les lis peu à peu j'imagine.
    Merci pour ces nombreux extraits...tu te rappelles du blogueur BOL? Pour lui Montaigne était le summum, je sais que Dominique, aussi..
    Expressions imagées...celle de la pointe de la fourchette m'enchante.
    Bonne journée Tania.

  • hello je viens me mêler à la conversation
    oui oui pour moi Montaigne c'est magnifique et inépuisable
    J'ai une version un peu comme la tienne mise en français d'aujourd'hui ce qui facilite l'accès
    une multitude de métaphores sont réjouissantes, certaines drôles et mêmes triviales mais du coup ça met l'homme à notre hauteur
    Le troisième livre est le plus riche, il profite de toutes les allongeailles de l'auteur un peu comme Proust et ses paperolles

  • @ Colo : Une lecture intermittente commencée en novembre, à laquelle tu fais bien d'associer BOL et Dominique qui m'a fait connaître cette édition Quarto en français moderne. Demain un extrait où tu pourras comparer le texte original et celui-ci.
    Le soleil revient cet après-midi, lumière !

    @ Dominique : C'est la première fois que je le lis in extenso et comme tu l'écris, cela permet de rencontrer l'homme de façon plus familière - aussi je me réjouis des "allongeailles".

  • tu me fais sourire, ce livre montré en photo a aussi été mon premier contact avec Montaigne, je me le suis acheté vers mes 18 ans, mon premier Lagarde et Michard ;-)

  • @ Adrienne : Tiens donc ! Mon excellent professeur de français imposait pour son cours des trois dernières années du secondaire tous les Lagarde et Michard du Moyen Age au XXe siècle. Bien sûr, je les ai gardés.

  • Impossible d'ignorer Montaigne avec les billets réguliers de Dominique ! Je crois que modestement, je commencerai plutôt par le livre qu'elle a présenté ces jours-ci, de Sarah Blakewell. ClaudiaLucia en parle aussi très souvent : http://claudialucia-malibrairie.blogspot.fr/

  • Votre recension des Essais progresse à grands pas et permet de noter ce qui vous a sensibilisé. Encore que, et Montaigne ne me contredirait pas, nos sentiments, nos goûts, nos humeurs, nos raisons ne sont pas figés et nous y trouverons peut-être chez lui demain ce que nous n'avions pas vu en premier.

    J'avais pour ma part d'abord abordé Montaigne, à tort, via l'ouvrage de Macé-Scarron, qui le «prolonge» aux événements du monde actuel. Avoir bien intégré les Essais, par une lecture aussi attentive, vous ferait peut-être apprécier complètement la subtilité de "Notre nouveau philosophe" mieux que je n'ai pu le faire par cette lecture prématurée.

    Voir http://www.cnrseditions.fr/philosophie/6473-montaigne-joseph-mace-scaron.html

  • @ Aifelle : Merci de m'avoir orientée vers ClaudiaLucia que j'avais perdue de vue et chez qui Montaigne est à l'honneur, je vais aller explorer de ce côté-là.

    @ Christw : Vous avez raison. C'est un ouvrage à garder sous la main, à ouvrir au hasard, j'y ai déjà souligné, noté beaucoup, bien plus que cet aperçu, et comme vous l'écrivez, un jour n'est pas l'autre et Montaigne porte très bien ces remuements de l'humeur et de l'âge aussi.
    Merci pour le lien que je n'ai pas encore ouvert. Moi qui lis peu les philosophes, j'ai été frappée dans La Libre par l'entretien avec François-Xavier Bellamy sur "Les déshérités ou l'urgence de transmettre", le connaissez-vous ?
    http://www.lalibre.be/debats/opinions/francois-xavier-bellamy-dire-qui-nous-sommes-n-est-pas-exclure-54f9d6823570c8b9527564e1

  • Je ne vais pas réagir à chaud sur les propos de F-X Bellamy que je découvre, mais je me sens d'emblée assez d'accord avec lui et vous. On ne devrait pas penser la culture sur le mode de l'avoir.
    Merci pour le lien (les philosophes m'intéressent toujours, c'est le rayon que je visite en premier dans les librairies).

    Merci aussi, sur un autre sujet, pour l'info relative au projets lecture de J Milquet. Attendons la journée du livre en 2016 pour voir où on va.

  • pour rebondir sur le commentaire de Christw il faut effectivement sans arrêt passer des Essais à des commentaires et retour car la lecture d'un commentateur permet de savoir où l'on va aller et mettre un rien l'eau à la bouche mais voilà comme dirait Montaigne c'est de la glose ! par contre pour avoir longtemps lu les Essais seuls on passe à côté de multitudes de choses qu'on ne repère pas, qu'on ne comprend pas parfois et qu'un bon commentateur vient éclairer et le retour au texte est à ce moment là très réjouissant

  • @ Christw : Merci de réagir à nouveau, ce sujet de la transmission m'est cher.

    @ Dominique : Je n'en doute pas et je ne compte pas en rester là avec Montaigne, j'ignore tant de choses de sa vie, de sa région, de son époque...

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