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essai - Page 45

  • Du temps au temps

    On peut compter sur Denis Grozdanovitch (Petit traité de désinvolture, Rêveurs et nageursL’art difficile de ne presque rien faire) pour nous faire humer une atmosphère ou savourer la grâce d’un moment perdu. Son Petit éloge du temps comme il va, dans une collection que vous connaissez, s’ouvre avec Proust – « On dirait que le temps a changé. Ces mots me remplirent de joie (…) » – et les citations, les extraits plutôt ne manquent pas chez ce grand lecteur sous ses airs de dilettante, toujours à propos.  

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    La sagesse d’une vieille Russe – « Il fait mauvais temps et nous attendons qu’il change. Mais il vaut mieux qu’il fasse mauvais temps que rien du tout et que nous attendions au lieu de ne rien attendre » – amorce une réflexion sur ce mot identique en français pour désigner « le temps qu’il fait et le temps qui passe ». 

    Comme beaucoup, il me semble, Grozdanovitch ressent un lien entre météo et humeur : « A vrai dire, il m’a toujours semblé que la météorologie climatique induisait en nous-mêmes, selon les variations de l’atmosphère, une météorologie plus subtile : celle de nos états d’âme. »

     

    N’en déduisez pas qu’il privilégie une saison au détriment d’une autre, sa bienveillance accueille tous les éléments, avec une prédilection pour la pluie qu’il aime depuis l’enfance, reconnaissant à son père de lui avoir fait remarquer, lors d’une séance d’aquarelle sur le motif, « à quel point sous la pluie les couleurs s’approfondissaient alors qu’elles étaient aplanies par le grand soleil. »

     

    Longues lectures des jours de pluie dans lesquelles ils s’embarquaient, sa sœur et lui, « chacun à un bout de la pièce », temps propice au recueillement, plaisir de regarder le ciel se transformer, la lumière changer, d’un endroit bien protégé, parfois en compagnie d’un chat complice « clignant doucement des yeux ». Jours pluvieux à écrire en rythme. Attente des éclaircies pour retourner sur le terrain de tennis, de quoi former « de fins météorologues amateurs, rompus à scruter et à interpréter les moindres variations du ciel. »

     

    Observant les formes des nuages, décelant dans leurs incessantes transformations quelque signe révélateur sur le monde ou sur lui-même, il redécouvre sans le savoir la néphomancie, ancienne forme de divination. Excellent antidote, écrit-il, « à tout excès de rationalité, tant la matière vaporeuse, presque onirique, de ce que nous avons sous les yeux est propre à nous rappeler la consistance essentiellement impondérable de la plupart de nos aspirations, ambitions, prospectives et autres plans tirés sur la comète. »

     

    Grozdanovitch évoque « l’adorable grisaille parisienne », des souvenirs pluvieux de Londres, New York, Venise… Puis viennent le vent et ses sortilèges, « l’heure soyeuse » des jours de neige – le soleil est peu présent, en réaction sans doute au diktat commercial d’éternel été. Quant au vieux rêve de l’humanité, « suspendre le temps », les poètes et les philosophes ne cessent de l’aborder, c’est l’occasion pour l’auteur de revenir à Proust et à d’autres qui ouvrent la voie à la « conquête du temps essentiel, synonyme de libération intérieure ».

     

    Ernst Jünger, dans Le mur du temps (1963) : « L’homme qui n’a pas le temps, et c’est là une de nos caractéristiques, ne saurait guère avoir de bonheur. Nécessairement, de grandes sources se ferment à lui, de grandes forces comme celles du loisir, de la foi, de la beauté dans l’art et la nature. » Grozdanovitch s’exerce à « ralentir certains moments », ce qui requiert « stratégie et tactique » et nous vaut de belles pages sur la danse, le sport, l’écriture, la musique. 

    Petit éloge du temps comme il va distille mine de rien un appel à résister aux injonctions hyperactives de notre époque et à s’éloigner des lieux communs du bonheur médiatique. La lecture de cet essai porte à siffloter, quel que soit le temps qu’il fait, et ouvre des fenêtres dans le temps qui passe. C’est une question d’attitude, donc un choix, et si l’auteur explore des manières inédites de prendre le temps « comme il va », nous pouvons aussi y reconnaître certaines des nôtres – « Une intense décélération se produit invariablement lorsque je franchis la porte d’un musée. »

  • La Voie du thé

    Si le thé compte de plus en plus d’amateurs en Occident, il est encore loin d’y être comme en Asie le pivot d’une civilisation. Soshitsu Sen, qui a succédé à son père comme Grand Maître de l’école de thé Urasenke en 1964, livre dans Vie du thé, esprit du thé (traduit de l’anglais par Sylvie Seiersen) son témoignage et ses pensées sur « la Voie du thé », une « manière de vivre ». 

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    http://www.quefaire.be/ceremonie-du-the-japonaise-466540.shtml

    « Le simple geste de servir le thé et de l’accepter avec reconnaissance » en est le fondement, explique-t-il, et « dans un seul but : atteindre la sérénité de l’âme, en communion avec ses semblables dans le monde ». Cela dépasse donc de loin les limites d’une cérémonie dans une salle de thé, Urasenke désigne une conception de l’existence, vieille de plus de 450 ans.

    Des moines qui avaient fréquenté les grands monastères zen dans la Chine du XIIe siècle ont introduit au Japon la pratique de boire du thé vert en poudre (matcha) pour stimuler leur méditation. Soshitsu Sen rappelle les noms des maîtres qui ont montré la voie, et en particulier Sen Rikyû, au XVIe siècle, qui en a énoncé les quatre principes fondamentaux : harmonie, respect, pureté et sérénité. C’est à la fois concret – les gestes à accomplir – et spirituel – l’attitude de l’hôte et de l’invité reflétant une manière de s’ouvrir au monde et aux autres.

    Elevé « avec du thé plutôt qu’avec du lait », l’auteur a commencé à suivre des leçons de thé avec son père dès l’âge de six ans, «  le sixième jour du sixième mois ». Manier les bols à thé, les louches de bambou, tenir le brasero… Son père était sévère et exigeait de lui de ne pas se comporter alors comme un fils avec son père, mais comme un élève avec son maître.

    Après le récit de son apprentissage, d’un premier séjour d’un an aux Etats-Unis, Soshitsu Sen décrit le déroulement d’une cérémonie de thé avec toute la symbolique du rituel selon les sept règles de Rikyû, qu’il explicite une à une. Des citations, des anecdotes aident à illustrer l’état d’esprit, à comprendre comment décorer la salle de thé avec simplicité.

    Au XVe siècle, les invités du Pavillon d’argent et du Pavillon d’or à Kyoto, deux temples bouddhistes, appréciaient le faste et les raffinements chinois, n’utilisaient que de beaux objets de thé venus de Chine : céramiques, parchemins, ustensiles… Rikyû opte pour un style plus rustique, des poteries ordinaires, locales, et on lui doit en partie le développement de la céramique d’art japonaise.

    L’auteur ne cache pas le côté fastidieux de l’apprentissage des gestes justes et de la maîtrise du corps. Une fois la technique acquise, elle offre cependant une grande liberté. Soshitsu Sen porte le nom traditionnel du Grand maître dans la tradition Urasenke, il est le quinzième descendant de Sen Rikyû.

    L’Association belge Urasenke organise des cérémonies du thé au jardin japonais d’Hasselt et au musée de Mariemont, elle propose aussi des cours. Vie du thé, esprit du thé parlera sans doute davantage à ceux qui ont déjà une certaine pratique de la cérémonie du thé japonaise, mais pour de simples lecteurs curieux, c’est une invitation à aller au-delà de la gestuelle, de l’exotisme, et à comprendre un peu de la conscience subtile qui s’y déploie.

  • Je choisis

    barillé,petit éloge du sensible,essai,littérature française,solitude,choix,sensibilité,corps,femmes,joie,culture« Je choisis ce qu’il y a en moi d’essentiel, d’infini et de non monnayable. Je choisis de cultiver l’esprit de finesse, les émotions délicates, les sensations patiemment tamisées, sachant que si la faim du corps, tout impérieuse soit-elle, a ses impasses, celle de l’esprit, elle, s'accorde à l’illimité, tout comme les nourritures dont il se rassasie : l’offrande ultime d'une rose de novembre, l’âcreté sensuelle d'un feu de cheminée, le nuancier d’un ciel normand, l’ivresse du baiser qu'on n'attendait plus.
    Je choisis l’ordre sensible contre la tyrannie sclérosante des ambitions. »
     

    Elisabeth Barillé, Petit éloge du sensible

  • Eloge du sensible

    Dans la collection « Petit éloge » (Folio), voici Elisabeth Barillé avec Petit éloge du sensible (2008), vingt textes, courts pour la plupart. « Prologue en cuisine », le seul dialogue de cet essai très accessible, donne le ton de cette épicurienne avouée : « Comment fais-tu ? – Pour quoi donc ? – Pour avoir l’air heureuse ? – Mais je le suis vraiment ! – Toujours ? – Chaque jour m’apporte une occasion de l’être… » 

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    Matisse, Tête de femme

    Elisabeth Barillé se sent bien dans sa peau, dans son corps comme elle dit, même si les années passent. Comparant les corps aux violons, elle déclare que « les neufs vont aux débutants, les historiques aux virtuoses. » Son conseil à qui est malheureux ? « Sortez ! » Le bonheur demande de la volonté. Ce dialogue a lieu dans sa cuisine – écrire et cuisiner font bon ménage, voir Duras et sa soupe aux poireaux. Les gestes simples, humbles, font la richesse de la vie.

    C’est un art de rester dispos, curieux du monde comme il va, ce qui n’empêche pas de s’emporter contre l’immaturité et la grossièreté affichées en société à propos du sexe (« Femmes, on vous ment ! ») au point que « La retenue signe désormais la prétention. » Absurde, bien sûr, de prétendre parler « au nom des femmes » parce qu’on en est une, comme s’en targuent certaines dans les témoignages ou les débats.

    « Je ne supporte ni les voix aiguës, ni les voix brutales, ni les voix impérieuses, ça fait du monde… » (« Féconde surdité ») Elisabeth Barillé aime être seule et relie cela à la perte de l’oreille gauche à sept ans, qui l’a rendue vulnérable à certains sons. « Je lui dois la solitude, cette royauté secrète. » Elle y a gagné d’échapper « aux remous du monde » : « Je redoute tout ce qui fait grappe, groupe et débat, forums, assemblées et fêtes. »

    A la solitude aimée (on pense à Jacqueline Kelen) se joint le goût des endroits paisibles, quand elle décrit son refuge au cœur de Paris qui lui offre le matin le chant des oiseaux, le soir le silence, ou sa vie en Normandie : « Ici, seule face aux mouettes, j’écris, je ris et je rends grâce. »

    Ce n’est pas une vie d’ermite, mais une liberté choisie, un renoncement qui mène à la joie, aux antipodes des faux besoins (les soldes dans « Néant tangible », un dépôt-vente dans « Sac rouge souris grise ») et du pouvoir de l’argent qui aveugle et emprisonne. Elisabeth Barillé s’insurge contre « l’esclavage consumériste ». « Se réjouir pour peu de choses, se contenter du minimum, festoyer d’un rien : si c’était là l’ultime scandale ? » Son premier roman, Corps de jeune fille, avait fait sensation en 1980. Depuis lors, la romancière française a publié une vingtaine de titres, dont les derniers sont inspirés par la Russie, le pays de sa mère.

    Petit éloge du sensible m’a permis de faire connaissance avec une écrivaine qui refuse le conformisme sans prétendre à la perfection (elle fume deux cigarettes par jour, elle se souvient de ses années anorexiques) et qui rejette les fausses jouissances (contre le succès des sex toys, elle écrit « Appel au ressentir »). On y croise des papillons, quelques écrivains, de bonnes formules : « L’insupportable bisou. Votre ennemi personnel en ce moment. »

  • Halo

    macé,gérard,l'art sans paroles,essai,littérature française,mime,cinéma muet,cirque,art,geste,culture« Il y a dans la pantomime une grammaire des gestes, mais s’en tenir à cette grammaire, c’est agiter le squelette des trains fantômes.
    Cependant, ce n’est pas l’épaisseur réaliste de la chair qu’il faut ajouter aux différents membres de la phrase, mais le halo poétique de la métaphore.
    D’après les témoins qui l’ont vu jouer La maladie, l’agonie et la mort, c’est précisément ce que faisait Jean-Louis Barrault. Au lieu de représenter le mourant dans les affres et les tortures, comme l’aurait fait n’importe quel acteur confondant l’art du mime et la vulgaire imitation, il redressait le buste d’un mouvement brusque, et de la main qui s’abaissait avec lenteur il éteignait le souffle de la vie, comme on éteignait autrefois la flamme d’une chandelle. »

    Gérard Macé, L’art sans paroles