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L'espèce humaine

Dans la littérature concentrationnaire, j’avais jusqu’à présent laissé de côté le témoignage de Robert Antelme (1917-1990). Pour présenter L’espèce humaine, le survivant du camp de travail forcé écrivait en 1947 : « Je rapporte ce que j’ai vécu. L’horreur n’y est pas gigantesque. Il n’y avait à Gandersheim ni chambre à gaz, ni crématoire. L’horreur y est obscurité, manque absolu de repère, solitude, oppression incessante, anéantissement lent. Le ressort de notre lutte n’aura été que la revendication forcenée, et presque toujours elle-même solitaire, de rester, jusqu’au bout, des hommes. » 

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© Linda Van der Meeren, Gegrift / Gravé

Robert Antelme appartenait au même groupe de résistants que Marguerite Duras, épousée en 1939. Elle échappe au guet-apens, aidée par Jacques Morland (François Mitterand), mais lui est arrêté et se trouve depuis le mois d’août à Buchenwald, dans un block affecté en majorité à des Français. Le premier octobre 1944, ils savent qu’ils vont partir – « C’était mauvais, on le savait, le transport » – une peur abstraite pour les nouveaux qui ne savent alors rien de l’histoire du camp : « Ignorants des fondements et des lois de cette société, ce qui apparaissait d’abord, c’était un monde dressé furieusement contre les vivants, calme et indifférent devant la mort. »

 

Une soixantaine d’hommes sont rassemblés dehors au lever du jour, on leur donne « un vêtement rayé bleu et blanc, un triangle rouge sur la gauche de la poitrine, avec un F noir au milieu, et des galoches neuves. » Rasés, propres, ils attendent des heures, avant de marcher jusqu’à la gare du camp, de s’entasser dans un wagon à bestiaux, pour une destination inconnue, « vers le Nord ».

 

Une fois arrivés à Bad Gandersheim, ils sont logés d’abord dans une vieille église transformée en grange. Là un nouveau tri : les spécialistes, puis ceux qui pourraient faire des corvées dans l’usine, puis les autres, comme lui, qui ne savent rien faire et qui travailleront dehors « à charrier des poutres, des panneaux, à monter les baraques dans lesquelles le kommando devait loger plus tard. »

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© Linda Van der Meeren, Buchenwald

Là-bas, dans le monde des vivants, on se sait mortel, mais on travaille, on mange, on agit pour mettre cette certitude à distance. « Nous sommes tous, au contraire, ici pour mourir. C’est l’objectif que les SS ont choisi pour nous. Ils ne nous ont ni fusillés ni pendus mais chacun, rationnellement privé de nourriture, doit devenir le mort prévu, dans un temps variable. Le seul but de chacun est donc de s’empêcher de mourir. » Dans l’obscurité, quand on échappe à la surveillance, on ne fait rien. On rentre les mains dans les poches pour les réchauffer, jusqu’à ce qu’un kapo crie : « Hände !... (Les mains !) » – seuls les SS ont le droit de garder les mains dans leurs poches.

 

Antelme raconte le travail absurde – ils sont censés fabriquer des carlingues d’avions Heinkel –, les coups, les privations, la promiscuité, la faim, les poux… L’énorme machine nazie, malgré qu’elle s’y efforce tous les jours, ne peut pas « muter notre espèce », même quand « la figure et le corps vont à la dérive », même quand on est réduit à manger des épluchures. Il observe les comportements des uns et des autres, la solidarité, les vols – « il n’y avait que la haine et l’injure qui pouvaient distraire de la faim. »

 

Après « Gandersheim », deux cents pages environ sur trois cents, « La route » et « La fin » racontent la longue marche mortelle après l’évacuation du camp (les malades, à qui on promet l’hôpital, seront assassinés dans un  bois) puis le train vers Dachau, et enfin, leur libération. Les soldats américains, gentils et respectueux, sont néanmoins incapables de comprendre ce qu’ils ont vécu – « effroyable », « inimaginable », il faudra se contenter de ces mots-là. 

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Linda Van der Meeren invite à son exposition "La Grande Guerre. 100 oeuvres pour cent ans de guerre"
du dimanche 9 au dimanche 16 novembre, de 13h à 18h, à Denderleeuw.

L’espèce humaine, le seul livre qu’ait écrit Robert Antelme juste après la guerre, dédié à sa sœur morte en déportation, est plus qu’un témoignage. Au vécu, il mêle une réflexion sur ce qu’il observe, ce qu’il éprouve. Les SS, dans leur apparent triomphe, ont fabriqué la conscience « irréductible ». « C’est ici qu’on aura connu les estimes les plus entières et les mépris les plus définitifs, l’amour de l’homme et l’horreur de lui dans une certitude plus totale que jamais ailleurs. »

Commentaires

  • Sans doute le pire et le meilleur des livres, indispensable dans une bibliothèque à côté de Primo Levi et Semprun

  • Une lecture que j'aurais aimé partager aussi avec JEA. Je viens de trouver sur son blog une citation intéressante de Philippe Bach en rapport avec Antelme, dans un billet sur Perec :

    http://motsaiques2.blogspot.be/2011/03/p-14-nous-nous-souvenons-de-georges.html

    "Mais si les racines juives de Perec sont revendiquées, c'est dans une perspective essentiellement littéraire. Les Choses doivent ainsi beaucoup à L'Espèce humaine de Robert Antelme: «[Ce dernier] m'a montré comment réfléchir sur ce qu'on a vécu», explique l'auteur, «j'ai puisé dans sa dialectique entre les souvenirs et la réflexion, le détail et sa généralisation, sa distanciation, une démarche essentielle»."
    (Le Courrier, 12 septembre 2003).

  • « C’est ici qu’on aura connu les estimes les plus entières et les mépris les plus définitifs, l’amour de l’homme et l’horreur de lui dans une certitude plus totale que jamais ailleurs. »
    Cette citation répond en partie à la question que je me pose depuis toujours "comment ces rescapés pouvaient-ils encore faire confiance dans la nature humaine et même dans leurs prochains?"
    J'ai lu ce livre il y a longtemps, j'ai recueilli le témoignage de la grand-mère de mon épouse rescapée des camps de la mort ( son grand-père y a laissé la vie) et je vous remercie d'avoir choisi cet extrait en conclusion . Pour vivre je pense qu'ils ont choisi de se rappeler l'infinie solidarité plutôt que l'infinie destruction.

  • Combien de fois je me dis, Gérard, que j'aurais aimé pouvoir parler de tout cela avec mon grand-père maternel, qui a aussi porté le triangle rouge du travail forcé... Témoignages et mémoire sont si importants, nous les portons en nous.

  • comme l'explique très bien Semprun dans l'Ecriture ou la vie, ce n'est pas si simple de témoigner, que l'on soit écrivain ou non.
    Mon grand-père a eu un ami qui est revenu de Büchenwald (il n'a pas survécu longtemps) mais qui disait qu'il ne pouvait pas décrire ce qu'il avait vécu (à part quelques anecdotes)
    ça m'émeut toujours beaucoup...
    merci Tania

  • Oui, le livre de Semprun m'a aidée à comprendre pourquoi mon grand-père n'a pas voulu raconter ce qu'il avait vécu à ses enfants - d'après ma mère, juste après la guerre et les grandes douleurs qui avaient touché leur famille (son frère résistant fusillé), il y avait aussi une volonté de tourner la page, revenir sur ce cauchemar était trop dur.
    Je ne sais plus si je l'ai déjà écrit, mais c'est seulement avec un autre prisonnier survivant qu'il en parlait parfois - le seul qui pouvait comprendre. Un beau souvenir, c'est la visite d'une infirmière allemande qui avait soigné mon grand-père à la sortie du camp et qui est venue en Belgique lui ramener son chapelet oublié à l'hôpital.

  • Je reviens à cette phrase de Claude-Edmonde Magny à Semprun «Nul ne peut écrire s'il n'a le cœur pur, c'est-à-dire s'il n'est assez dépris de soi». Il a fallu 20 ans à Semprun pour écrire les camps. Antelme publie le sien en 1947, je conclus que le regard «à chaud» d'Antelme complète avantageusement les autres témoignages.

    Je retiens encore Blanchot qui, en 4è de couverture, parle d'un «égoîsme sans ego» de l'homme acharné à survivre.

  • C'est surprenant que je trouve ce livre là chez toi ce matin. Hier j'ai pris le premier volume du livre de Charlotte Delbo (aucun de nous ne reviendra). J'en ai lu un certain nombre, mais je me disais que nous nous devons d'écouter toutes les voix qui se sont exprimées sur cette épreuve quasi-indicible. Chaque témoignage est différent et sidère par ce qu'il essaie de partager. Je n'ai pas lu Robert Anthelme, mais je le ferai, j'ai eu seulement un écho à travers "la douleur" de Marguerite Duras.

  • Comme Aifelle, ce livre en écho de " La douleur " de M. Duras, je ne l'ai pas encore approché. J'ai relu Primo Levi cet année, lu ensuite ce court texte titré " le devoir de mémoire " ( un entretien ). Plusieurs titres sont notés, comme celui de Semprun " L'écriture ou la vie ", et ce " Refus de témoigner " de Ruth Klüger.
    Une jeune auteure belge que j'apprécie, Nathalie Skowronek, raconte dans son deuxième roman l'histoire de son grand-père et conjointement son enquête familiale car elle n'a pas parlé de la guerre avec lui, et elle s'interroge sur son droit à se saisir de cette histoire. Elle raconte qu'elle a d'abord cherché à connaître cette histoire par les livres, qu'elle l'a connue grâce aux livres, comme celui de Primo Levi. ( ce roman de N. Skowronek s'appelle " Max, en apparences " )

  • @ Un petit Belge : Merci à toi, bonne semaine.

    @ Christw : Primo Levi a aussi choisi d'écrire immédiatement et il a eu bien du mal à trouver alors un éditeur. Le récit d'Antelme est très différent et complémentaire, en effet.

    @ Aifelle : J'ai longtemps attendu avant de lire Charlotte Delbo, il nous faut être dans une certaine disponibilité d'esprit pour aborder ces voix, c'est vrai.

    @ Marilyne : Je note le titre de Ruth Klüger, que je ne connais pas, et aussi celui de Nathalie Skowronek que tu me fais découvrir, merci.

  • Un lien d'actualité à lire dans La Libre d'aujourd'hui :

    http://www.lalibre.be/actu/belgique/reponse-a-jan-jambon-j-ai-le-devoir-absolu-de-m-insurger-5445307f3570eece12f89aac

  • Un livre qui laisse une forte impression... et qui interroge beaucoup... J'ai lu à la même période "La Nuit" d'Elie Wiesel, un choc !

  • Oui, ces récits nous font heurter l'inhumanité, et ce choc des mots est pourtant si faible sans doute par rapport aux chocs vécus là-bas par les corps et les esprits.

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