Dans Retour à Lemberg, Philippe Sands mène une enquête magistrale. Titre original : East West Street, On the Origins of « Genocide » and « Crimes Against Humanity » (2016, traduit de l’anglais par Astrid von Busekist). Cet avocat franco-britannique qui aborde une évolution essentielle du droit international entre 1918 et 1948 a écrit une somme passionnante autour d’une ville aujourd’hui ukrainienne, Lviv, Lemberg, Lvov ou encore Lwów, à laquelle se rattachent quatre protagonistes. Le titre français est judicieux.
Son grand-père Leon Buchholz est né à Lemberg en 1904. Les juristes Hersch Lauterpacht et Raphael Lemkin, auteurs des concepts de « crime contre l’humanité » pour le premier, de « génocide » pour le second, y ont étudié le droit dans l’entre-deux-guerres. Hans Frank, avocat et « gouverneur général » nazi y a prononcé plusieurs discours et annoncé la mise en place de la « Solution finale » qui condamna à mort des millions de Juifs dont les familles Lauterpacht, Lemkin et Buchholz.
Des cartes de l’Europe centrale, de la ville à différentes époques, précèdent cette histoire qui débute en octobre 1946 dans le palais de justice de Nuremberg, le jour du verdict pour Hans Frank – Lauterpacht siège près de ses collègues britanniques, Lemkin écoute la radio à l’hôpital. Philippe Sands visitera la salle d’audience du procès avec Niklas, le fils de Frank, qui n’avait alors que sept ans.
En 2010, l’auteur a été invité à faire une conférence à la faculté de droit de l’actuelle Lviv sur les deux fameux concepts, ses recherches sur le procès de Nuremberg et leurs « conséquences pour le monde moderne ». Il avait pris une petite part, en 1998, aux négociations en vue de la création du Tribunal pénal International. Comme avocat, il avait travaillé sur le cas Pinochet, puis sur des affaires concernant l’ex-Yougoslavie, le Rwanda, plusieurs cas de « meurtres de masse ».
Sachant que le père de sa mère, mort à Paris en 1997, avait toujours refusé de parler des années d’avant-guerre mais aimait Lemberg « où il était chez lui », son petit-fils saisit l’occasion d’en apprendre un peu plus. Il lit tout ce qu’il trouve sur cette ville d’Autriche-Hongrie qui a changé de gouvernement huit fois entre 1914 et 1944, tour à tour russe, autrichienne, ukrainienne, polonaise, soviétique, allemande, soviétique et finalement ukrainienne.
Quand il visite la ville, si bien décrite par le poète Jozef Wittlin dans Mon Lwów, il a déjà découvert que Lauterpacht et Lemkin y ont tous deux habité dans l’entre-deux-guerres. Interrogé, il distingue les deux notions : « Pour Lauterpacht, le meurtre d’individus, s’il relève d’un plan systématique, serait un crime contre l’humanité. Lemkin, lui, s’intéressait au génocide, au meurtre d’un grand nombre d’individus, mais avec l’intention de détruire le groupe dont ils font partie. »
Cette volonté de protéger l’individu ou le groupe, Sands l’aborde tout au long du récit, montrant les difficultés d’introduire ces deux concepts dans le droit international, la tension entre eux, les intentions, les objections. Une étudiante très touchée par sa conférence lui demande : « mais n’est-ce pas sur votre grand-père que vous devriez enquêter ? N’est-ce pas lui le plus proche de votre cœur ? »
Le premier des dix chapitres s’intitule « Leon ». Souvenirs des années 1960 à Paris, où Leon vivait avec Rita, la grand-mère de l’auteur. L’absence de photos, à part celle de leur mariage en 1937. Le silence de l’appartement. Les encouragements à étudier le droit. Quand il interrogeait Leon, la réponse était toujours : « C’est compliqué, c’est le passé, pas important. » Deux vieilles mallettes de sa mère vont lui livrer des éléments utiles, parfois mystérieux comme l’adresse d’une Anglaise, Miss Tilney.
De document en photo, il reconstitue le passé de son grand-père, mêlé aux soubresauts de l’histoire, et découvre qu’il a quitté Vienne pour la France seul, en 1939, suivi des mois plus tard par sa fille Ruth, un an (mère de Sands), sa femme Rita restant en Autriche. Pourquoi ? Comment ? L’auteur se rendra à Vienne avec sa propre fille de quinze ans pour se faire une idée sur place.
Puis il s’intéresse à la famille Lauterpacht, il a retrouvé une nièce de Hersch, Inka, qui se souvient de ses grands-parents à Zolkiew, au nord de Lvov : « une maison animée, remplie de livres et de musique, de débats d’idées et de discussions politiques – on faisait confiance à l’avenir. » Les archives de l’oblast de Lviv permettront de retracer les années universitaires de Lauterpacht à Lemberg. Les divers voyages nécessaires à ses recherches, et aussi les allers-retours entre passé et présent rendent la lecture de Retour à Lemberg passionnante.
(à suivre)