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Nazisme - Page 5

  • Sous sa coupe

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    « Quel étrange mouvement que celui qui vous a jeté, à une vitesse telle qu’aucun instrument ne peut la mesurer, au cœur même de ce que vous vouliez fuir et qui vous dégoûte, là où la connaissance asservie ne vaut plus que par le pouvoir qu’elle promet de procurer. Vous feignez encore de croire qu’il appartient aux hommes de décider si cette promesse doit être tenue mais vous le savez, le pouvoir n’appartient pas aux hommes, il ignore leurs rêves de maîtrise et chemine parmi eux, à travers eux, indifférent à ceux qui le désirent comme à ceux qui le craignent, qu’il tient sous sa coupe souveraine. »

    Jérôme Ferrari, Le principe

  • Indéterminations

    Le principe de Jérôme Ferrari, publié l’an dernier, est un roman court et dense autour de la figure du physicien allemand Werner Heisenberg (1901-1976), prix Nobel de physique en 1932 pour avoir jeté les bases de la mécanique quantique – le titre renvoie à son célèbre « principe d’incertitude ».

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    Participants au Congrès Solvay de 1927 sur la mécanique quantique.
    Photographie de Benjamin Couprie pour le compte de l'Institut international de physique Solvay, Parc Léopold, Bruxelles, Belgique.
    Heisenberg est le 3e en commençant par la droite au dernier rang (autres noms ici).

    Dans une démarche qui peut se rapprocher de celle de Stéphane Lambert interrogeant la peinture et la vie de Nicolas de Staël, c’est ici la volonté de comprendre – d’imaginer – les motivations et choix de ce savant qui a fait le choix de ne pas quitter l’Allemagne pendant la seconde guerre mondiale, dans sa quête scientifique. Le narrateur, aspirant philosophe, y trouve des échos à ses propres questions existentielles.

    D’emblée, il s’adresse à son personnage : « Position 1 : Helgoland. Vous aviez vingt-trois ans et c’est là, sur cet îlot désolé où ne pousse aucune fleur, qu’il vous fut donné pour la première fois de regarder par-dessus l’épaule de Dieu. » Cela fait trois ans déjà qu’Heisenberg se mêle de physique atomique et se heurte à des expérimentations aux résultats « absurdes, et pourtant irréfutables ». Il garde « foi en la beauté » du monde malgré l’horreur de la grande guerre qui a transformé son père professeur en guerrier, fauché un cousin et changé terriblement un autre.

    Ferrari revient sur les premiers pas d’Heisenberg à l’université de Munich où le professeur Arnold Sommerfeld considère ses étudiants non comme des novices (comment enseigner la physique traditionnelle que Max Planck a réduite en cendres ?) mais plutôt comme des auxiliaires pour débusquer dans le chaos « les régularités mathématiques desquelles jaillirait peut-être le miracle du sens ». Voilà qui ramène le narrateur au temps de ses études philosophiques et à l’humiliation subie en 1989 à l’examen où il a dû commenter Physique et philosophie, épreuve dont il pensait se sortir sans peine vu ses capacités à commenter des textes qu’il n’a pas lus.

    Bien sûr, l’auteur fait une place dans son roman à l’explication du fameux principe d’incertitude ou d’indétermination de Heisenberg – « on ne peut pas connaître en même temps la position et la vitesse d’un particule élémentaire » –, mais ce qu’il tente de comprendre surtout, en se mettant à la place du savant dans les années trente, c’est comment celui-ci, à trente-cinq ans, arrive à concilier ses recherches et l’enseignement avec la collecte en rue au profit des déshérités, la partie de piano à jouer chez des amis – chez qui il va rencontrer Elisabeth Schumacher, sa future épouse.

    On dirait qu’Heisenberg, confronté à la propagande antisémite, n’arrive pas à y croire d’abord, tant ces propos sont imbéciles. Puis, témoin de l’éviction des savants juifs de l’université, il pense à démissionner ou à partir, hésite, jusqu’au jour où Max Planck le persuade de rester en Allemagne pour y maintenir des « îlots de stabilité » à partir desquels reconstruire, après la catastrophe. Même s’il n’est pas juif, les nazis accusent Heisenberg d’être « le dépositaire de l’esprit d’Einstein ». Interrogé par la Gestapo, il peut continuer à enseigner à condition de ne prononcer aucun nom juif.

    Ce que fait, ce que pense le physicien durant la seconde guerre mondiale – il travaille sur « un réacteur nucléaire capable de produire de l’énergie » – amène dans le récit la question de la bombe atomique, question éminemment morale, tout comme sa position envers le nazisme. Le narrateur, qui cherche sa propre voie dans la vie, se confronte à cette énigme des avancées et des errements de la science, du scientifique, dans la guerre, malgré elle parfois.

    Le principe n’est pas un roman théorique pour autant. Jérôme Ferrari ne se pose pas en juge, il balise le parcours de son héros – « héros/salaud », titre David Caviglioli dans le Nouvel Obs – de multiples détails concrets, faits et gestes, rencontres, déplacements. Il dresse ainsi de Werner Heisenberg « un portrait en creux aussi clinique qu’halluciné » (Marine Landrot, Télérama).

    Après Où j’ai laissé mon âme et Le Sermon sur la chute de Rome (prix Goncourt), voici encore un roman grave où la marche du monde est abordée sans concession. Confronté aux mystères de l’univers, au problème du mal, l’homme est sommé de choisir, quitte à perdre à jamais son innocence.

     

  • Dire non

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    « Vivre face à l’urgence des périls, vivre dans la vérité parce qu’on refuse la vie dans le mensonge, vivre de la liberté sans céder aux sirènes de la servitude, autant de méthodes pour vivre sans mourir idiot, dire non à la destruction et à la dépression. »

    André Glucksmann, Une rage d’enfant

     

  • Glucksmann, une rage

    Qui était André Glucksmann (1937-2015), derrière le personnage rebelle, adversaire du politiquement correct ? Une rage d’enfant (2006) commence justement par cette question : « Qui suis-je ? » De trois à sept ans, il a vécu entre deux noms, deux prénoms – « pas de foyer, seulement des domiciles, tous incertains » – dans une famille autrichienne émigrée, juive et résistante, venue se réfugier en France.

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    Le philosophe André Glucksmann devant la bibliothèque de son appartement
    dans le Xème arrondissement de Paris.
    Photo
    © Hubert Fanthomme (Archives de Paris-Match, 10/11/2015)

    Quatre femmes : Martha sa mère – son amour et son admiration pour elle revient tout au long du récit –, sa grand-mère, ses deux sœurs. Seul point fixe en cette période de valises et de déménagements, le gramophone à manivelle et les symphonies de Beethoven en 78 tours. Le père, Rubin Glucksmann, meurt dans un naufrage en 1940. Une enfance donc entre Rivière et Glucksmann (« homme-bonheur »), Joseph (pas Staline, assure sa mère, mais Thomas Mann) et André (à cause d’Edgar André, militant communiste décapité par les nazis).

    Le garçon est le premier Français de la famille. Ses parents, qui se sont rencontrés à Jérusalem puis sont revenus en Allemagne avec leurs filles dans les années trente pour contrer l’ascension d’Hitler, se sont sauvés à Paris en 1937, année de sa naissance. En France, Martha continue dans la Résistance. Lui grandit choyé par ses « fées familiales » : « je n’entrevis que par raccrocs, souvent après coup, le bazar sanglant où j’étais plongé ».

    Pris dans une rafle à domicile, ils échappent aux wagons de la mort grâce à l’audace de sa mère qui crie haut et fort aux prisonniers du camp de Bourg-Lastic ce qui les attend tous à Dachau, malgré les menaces des gendarmes pour la faire taire, et clame la nationalité française de son petit garçon de quatre ans. Ce qui leur vaut d’être finalement rangés parmi les « non-juifs ». « Sauvé par le courage de dire et d’apostropher les bourreaux, le gamin écopait, sans le savoir, d’un cours inaugural de philosophie socratique. Il était moins une, Martha avait parié sur l’insolence, elle eût pu en crever comme Socrate. »

    L’optimisme après la chute du mur de Berlin en 1989 inquiète Glucksmann, lui rappelle celui de la Libération. Il avait déjà la révolte chevillée au corps, lorsque, furieux de voir sourire les Rothschild en visite au château de Ferrières devenu foyer pour enfants rescapés (où sa mère travaillait) après la guerre, il a lancé son soulier « sur les autorités bienfaitrices », la « cérémonie charitable » lui étant insupportable, cette façon de faire comme si rien d’horrible n’avait eu lieu.

    Après coup, était-ce le premier signe de sa « colère philosophique » ? de son « refus d’occulter, vite fait bien fait, les cadavres accumulés dans les placards de l’univers » ? Glucksmann est un « déraciné » comme l’était son père, marchand ambulant de vieux habits quittant le ghetto pour Vienne, puis l’Europe pour la Palestine, militant communiste et sioniste. Il apprendra plus tard qu’il travaillait pour le Komintern.

    Veuve à la Libération, sa mère décide de repartir à Vienne mais le laisse libre. Son fils de dix ans choisit alors de rester pour s’inventer « des racines et une histoire françaises ». A treize ans, il entre au parti communiste, le quitte à dix-huit ans. Son héritage ? Trois révélations : Auschwitz, la chute d’Hitler, Hiroshima. La question du Mal est essentielle.

    Au quatrième chapitre intitulé « Bonjour, Révolution ! », Une rage d’enfant change de tonalité. Aux souvenirs personnels succèdent le débat et l’analyse, un parcours philosophique. Glucksmann compare la Révolution française et la Révolution américaine, qu’il juge plus réussie. Il dénonce la posture napoléonienne des « ambitieux du moment », à la recherche d’un accomplissement hors de l’anonymat du troupeau.

    Lui-même a été tenté par cette voie, comme Julien Sorel, et avec le recul, il regrette, il a honte d’avoir été « anarcho-maoïste » en 1968, aveuglé par la « Révolution culturelle ». Son engagement véritable, c’est dire et faire, joindre une parole juste à une action efficace. Plutôt que décréter ce qui est bien (l’opposé du mal), il part de ce qui ne va pas : « l’incongru, l’erreur et l’horreur ».

    L’anticommunisme est son cheval de bataille : au Goulag, « la révolution russe massacre par millions et invente un esclavage moderne qu’elle exporte aux quatre coins de l’univers. » Il rappelle l’apostrophe de Cohn-Bendit en 68 à Louis Aragon venu se mêler aux étudiants : « Aragon ! Tu as du sang sur tes cheveux blancs ». Glucksmann est fier d’avoir participé à la « démarxisation des esprits ».

    Les philosophes et les écrivains sont ses repères, les poètes le guident dans sa réflexion : Hugo, Baudelaire, Mallarmé… Le succès inattendu de son essai La cuisinière et le mangeur d’hommes – Réflexions sur l’Etat, le marxisme et les camps de concentration (1975) le classe parmi les « nouveaux philosophes ». Qu’un juif mette à égalité le nazisme et le communisme fait alors scandale.

    « Qu’est-ce alors que la connaissance philosophique de soi ? Rien d’autre que l’injonction première de se définir dans le plus complet dénuement, face à l’adversité la plus radicale. » Non, écrit Glucksmann, il n’est pas un « prophète d’apocalypse », mais « tout juste un penseur en colère ». Il appelle au devoir de responsabilité et de lucidité, sans détourner les yeux. Il décrit le triomphe du nihilisme jusque dans ses avatars terroristes actuels.

    Glucksmann rapporte ses principaux combats, dont celui pour la Tchetchénie, « détail du monde » : cent à trois cent mille victimes depuis 1995, pour moins d’un million d’habitants ! Sa capitale Grozny réduite en poussière, « Guernica puissance X », dans l’indifférence générale. Il dénonce l’aveuglement européen devant le despotisme de Poutine.

    A la mort d’André Glucksmann il y a quelques mois, les hommages ont été nombreux pour cet indigné et ce défenseur infatigable des droits de l’homme. A la fin d’Une rage d’enfant, il commence son « au revoir » par ces mots : « Ma vie n’est pas un roman. Surtout pas. »

  • Sorcellerie

    antelme,robert,l'espèce humaine,récit,témoignage,essai,nazisme,camp,kommando,ss,gandersheim,1944-45,seconde guerre mondiale,travail forcé,humanisme,culture« Francis est revenu près de ma paillasse. Les autres dormaient. Une petite veilleuse qu’on avait posée sur le montant du lit faisait une tache jaunâtre dans le noir. Francis avait envie de parler de la mer. J’ai résisté. Le langage était une sorcellerie. La mer, l’eau, le soleil, quand le corps pourrissait, vous faisaient suffoquer. C’était avec ces mots-là comme avec le nom de M… qu’on risquait de ne plus vouloir faire un pas ni se lever. Et on reculait le moment d’en parler, on le réservait toujours comme une ultime provision. Je savais que Francis, maigre et laid comme moi, pouvait s’halluciner et m’halluciner avec quelques mots. Il fallait garder ça. Pouvoir être son propre sorcier plus tard encore, quand on ne pourrait plus rien attendre du corps ni de la volonté, quand on serait sûr qu’on ne reverrait jamais la mer. Mais tant que l’avenir était possible, il fallait se taire. »

     

    Robert Antelme, L’espèce humaine