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Nazisme - Page 8

  • Histoires vraies

    Curieux destin éditorial que la nouvelle traduction française de Quand les lumières s’éteignent d’Erika Mann, « à partir de la version allemande (de 2005) au miroir des traductions américaine (1940) et espagnole (1942) par Danielle Risterucci-Roudnicky » (note de l’éditeur), le texte original (en allemand) étant perdu et la première version française (Ténèbres sur l’Allemagne) partielle. Dix histoires vraies des années trente dans une petite ville du sud de l’Allemagne, qui s’ouvrent chacune sur une illustration de John O’Hara Cosgrave tirée de l’édition originale. (La collection Biblio du Livre de Poche offre une préface de la traductrice et une postface signée Irmela von der Lühe, intéressantes l’une et l’autre.) 

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    La dernière de sa famille à quitter l’Allemagne en 1933, Erika Mann (fille de Thomas Mann, sœur de Klaus Mann, son « jumeau » bien que son cadet d’un an) décrit « le déclin progressif d’un monde que la raison déserte » (traductrice). Elle avait envisagé pour premier titre « Facts » et « Our Nazitown » : « rien n’y est imaginé, tout s’est réellement produit, et il n’y a pas un seul incident dont l’auteur n’ait eu connaissance, soit par les intéressés eux-mêmes, soit pas des témoins tout à fait dignes de foi. » (Remarque préliminaire d’Erika Mann)

    « La vie dans notre ville suivait son cours. La vieille place du marché aux maisons colorées encerclant la statue équestre n’avait pas changé au cours des siècles. Au visiteur de passage s’offrait un tableau paisible et envoûtant. » Un étranger sous le charme de la vieille ville s’y fait apostropher par deux SA : pourquoi ne répond-il pas au salut hitlérien, pourquoi n’est-il pas chez lui à écouter le discours du Führer à la radio ? Constatant qu’il n’est pas allemand, ils s’excusent et s’en vont. 

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    Le décor est planté. En réponse aux pensées de l’Américain qui se voudrait invisible pour « pénétrer dans les maisons » et en apprendre davantage sur les habitants, voici Marie, dont les parents tiennent une boutique d’images et d’objets pieux sur la place. Au lieu de commencer des études d’institutrice, elle est obligée de faire « une année de service obligatoire » comme domestique chez les Pfaff, qui ont quatre enfants – le minimum attendu de « tout jeune Allemand en bonne santé », comme le rappelle son fiancé, Peter, étudiant en droit, à qui elle se plaint de sa charge.

    Epuisée par le ménage et les enfants, Marie se rend un jour au cabinet d’un jeune médecin nazi qui lui fait des avances puis lui annonce qu’elle est enceinte. Peter ne croit pas à ce diagnostic et l’envoie chez son oncle, médecin libéral à Munich. Celui-ci la rassure : pas de grossesse, mais elle est surmenée et sous-alimentée, il la garde trois jours en clinique. Au retour, le bruit court qu’elle s’est fait avorter et on la renvoie sans préavis. Quand elle rentre chez ses parents, la place du marché est noire de monde. La vitrine a été brisée, le magasin saccagé, ses parents emmenés en détention préventive. Peter vient d’être exclu de la Ligue national-socialiste des Etudiants. Désespérés, les jeunes gens s’en vont vers le fleuve, Peter supprime Marie avant de retourner le revolver contre lui. Un procès posthume prouvera leur innocence « à la suite d’une regrettable erreur » – trop tard. « L’affaire était réglée. » 

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    L’un après l’autre, dans une troublante et absurde dégradation de leur situation, un commerçant, un industriel, un professeur de droit criminel, le chef de la police municipale, un jeune paysan venu chercher du travail en ville, une mère qui attend le retour de son fils aîné, un chirurgien-chef réputé, un rédacteur littéraire vont voir leur destin basculer.

    Tous critiquent en eux-mêmes la nouvelle politique et sa cohorte de mesures en tout genre mais se gardent bien d’en faire état. « Je crois cependant qu’un génie change l’esprit du temps en le portant vers l’avenir. Et un génie qui veut ramener l’esprit du temps vers un passé barbare est en réalité un génie pour le moins étrange », se dit Hannes Schweiger obligé de tenir une fausse comptabilité pour sauver son commerce (pour combien de temps encore ?) 

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    Et puis, chacun se méfie du « blockwart » qui surveille les allées et venues, les comportements. L'industriel Herr Huber soupire devant la médiocre production des usines allemandes, désormais privées de leurs meilleurs ouvriers au profit de l’économie de guerre. Sa secrétaire dont il est amoureux lui cache qu’elle a une mère juive. « Pourquoi, se demandaient-ils alors, pourquoi suivons-nous avec une obéissance aveugle un destin nommé Adolf Hitler ? Pourquoi obéissons-nous ? Mais comme aucune réponse ne venait, ils continuaient – pour l’instant – d’obéir. » Des moments de lucidité poignants, mais stériles.

    Le dernier chapitre éponyme raconte comment Hans Gottfried Eberhardt, camarade du Parti promu rédacteur littéraire en 1933, satisfait du bon salaire qui lui permet de conserver en dehors de la ville la maison où il vit avec sa femme et leurs quatre enfants, se laisse aller, cinq ans plus tard, un peu las de devoir une fois de plus commenter « le clou des festivités » du Jour de l’Art allemand, le discours du Führer. Inconsciemment, il souligne au crayon rouge pas moins de « trente-trois fautes graves de grammaire et de style » et note dans la marge : « Elève recalé ! » Surpris par son rédacteur en chef, il a toutes les peines du monde à dédramatiser la situation. Un an plus tard, il perd sa place. Il n’aura plus qu’une idée en tête, quitter l’Allemagne avec sa famille avant que la guerre n’éclate. Quand les lumières s’éteignent ou la vie quotidienne sous le IIIe Reich – quand s’installe un régime totalitaire.

  • 5,7 millions fois un

    « Chaque récit de mort suggère une vie unique, sans y suppléer. Nous devons être capables non seulement de compter le nombre de morts, mais aussi de compter avec chaque victime considérée comme un individu. Le seul nombre très élevé qui résiste à l’examen est celui de l’Holocauste, avec ses 5,7 millions de Juifs morts, dont 5,4 tués par les Allemands. Mais ce chiffre, comme tous les autres, ne doit pas rester simplement 5,7 millions, une abstraction que peu d’entre nous peuvent saisir : 5,7 millions, c’est 5,7 millions de fois un. Ce qui n’a rien à voir avec quelque image générique d’un Juif traversant quelque notion abstraite de la mort 5,7 millions de fois. Il s’agit plutôt d’innombrables individus qu’il n’en faut pas moins compter, au cœur de la vie : Dobcia Kagan, la fille de la synagogue de Kovel, et tous ceux qui étaient là avec elle, comme tous les individus tués parce que Juifs à Kovel, en Ukraine, à l’Est, en Europe. »

    Timothy Snyder, Terres de sang - L’Europe entre Hitler et Staline 

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  • Terres de sang / 2

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    Timothy Snyder, Terres de sang - L’Europe entre Hitler et Staline (suite)

    Le 22 juin 1941, nouvelle étape de la guerre en Europe : les Allemands attaquent l’Union soviétique (opération Barbarossa). C’est le début d’une troisième période dans l’histoire des terres de sang. « Dans la première (1933-1938), les tueries en masse furent presque exclusivement le fait de l’Union soviétique ; dans la deuxième (1939-1941), le carnage fut équilibré. Entre 1941 et 1945, les Allemands furent responsables de la quasi-totalité des meurtres politiques. »

    Timothy Snyder aborde bien sûr aussi l’histoire des autres nations impliquées dans la guerre, mais c’est sur le territoire des terres de sang, circonscrit dès le départ, qu’il précise les intentions, les actions, les mouvements, « l’économie de l’Apocalypse ».

    Leningrad isolée par l’armée allemande puis affamée : un million de morts entre 1941 et 1944. Le journal de la petite Tania Savitcheva, exposé au Musée national d’histoire de Saint-Pétersbourg, rapporte l’extinction successive de tous les membres de sa famille, de « Jenia est morte le 28 décembre 1941 à minuit trente » à « Tous les Savitchev sont morts. » Elle-même meurt en 1944.

    Dates, comptes, plans, arrestations, déportations, exécutions… Et puis la « Solution finale ». Hitler qui voulait « détruire l’Union soviétique et créer sur ses ruines un empire terrestre » se retrouve en décembre 1941 confronté à un « cauchemar stratégique » avec une guerre sur deux fronts, contre trois grandes puissances : l’URSS, le Royaume-Uni et les Etats-Unis (après Pearl Harbor). Dans son optique, la catastrophe est due aux « cabales juives de  Londres, Moscou et Washington ». Sous l’euphémisme de la « réinstallation », c’est l’escalade meurtrière, l’Holocauste.

    Au chapitre VIII, « Usines de la mort nazies » (aux deux tiers des quelque 700 pages de Terres de sang), on reprend son souffle avant de relire l’histoire la plus noire du XXe siècle. Près de 5,4 millions de Juifs morts sous l’occupation allemande, près de la moitié à l’est de la ligne Molotov-Ribbentrop. Exécutions par balles, par le gaz… Snyder décrit les procédés et les comportements, donne la parole aux témoins, aux écrivains (Vassili Grossman suivait l’Armée rouge en tant que journaliste).

    Destruction de Varsovie, nettoyages ethniques, crimes contre les femmes (viols), de plus en plus de citoyens soviétiques envoyés au Goulag après la guerre… « Œuvrant en parallèle, parfois ensemble, les régimes soviétiques et communiste polonais réalisèrent un curieux tour de force entre 1944 et 1947 : ils déplacèrent les minorités ethniques, de part et d’autre de la frontière soviéto-polonaise, qui faisaient de ces régions frontalières des régions mixtes ; dans le même temps, ils éliminèrent les nationalités ethniques qui avaient combattu le plus farouchement pour ce genre de pureté. Les communistes avaient repris le programme de leurs ennemis. »

    L’antisémitisme stalinien se développe : il fallait faire comprendre, partout en URSS, que « les Russes devaient être maintenant et à jamais les plus grands vainqueurs et les principales victimes », afin de se protéger du dangereux Occident. Il fallait faire oublier le nombre de Juifs tués à l’Est et l’alliance passée avec les nazis. Aussi les Juifs soviétiques sont-ils dénoncés alors soit comme des « nationalistes juifs » soit comme des « cosmopolites déracinés », bref on les suspecte de « fascisme ». On triche sur les chiffres de l’Holocauste, pour ramener le nombre des morts polonais non juifs à égalité avec celui des Juifs : « trois millions chacun ». On fabrique des « complots juifs », on organise des autodénonciations, des procès. « Aussi longtemps que les communistes gouvernèrent la majeure partie de l’Europe, il fut impossible de voir l’Holocauste pour ce qu’il était. »

    La conclusion de Terres de sang s’intitule « Humanité ». L’histoire des atrocités commises dans un même espace et à une même époque, entre 1933 et 1945, permet à Snyder de comparer les systèmes nazi et stalinien, « non pas tant pour comprendre l’un ou l’autre que pour comprendre notre époque et nous comprendre nous-mêmes. » L’historien rappelle l’analyse de Hannah Arendt sur le totalitarisme et la déshumanisation. Il tient à rappeler à quel point la puissance et la malveillance « se chevauchèrent et interagirent » sur ces terres.

    Des deux côtés, un sacrifice massif devait « protéger le dirigeant d’une erreur impensable » : la collectivisation pour Staline, la guerre pour Hitler. Tous deux s’appuyaient sur un parti unique, « le parti », inversant le sens du mot. Tous deux se déclaraient victimes de complots.

    Snyder met en garde contre la facilité avec laquelle aujourd’hui, en Occident, on s’identifie à la victime : « c’est affirmer une séparation radicale d’avec le bourreau. » Mais se croire victime peut conduire à des actes d’une grande violence. Juger l’autre « inhumain » rapproche de l’idéologie nazie au lieu d’en éloigner. « Trouver d’autres personnes incompréhensibles, c’est abandonner l’effort pour comprendre, et donc abandonner l’histoire. » On tombe alors dans le piège moral des nazis ou des Soviétiques.

    « La culture contemporaine de la commémoration tient pour acquis que la mémoire empêche le meurtre. » Mais les réinterprétations de l’histoire, la nationalisation des mémoires peuvent engendrer de nouveaux mensonges. Par exemple, quand la Russie du XXIe siècle dénombre les victimes soviétiques de la Seconde guerre mondiale, « justes ou faux, ce sont des chiffres soviétiques et non pas russes. » (Je précise : Ukraine, Biélorussie, pays Baltes, Pologne orientale, nord-est de la Roumanie.)

    « Les régimes nazi et soviétique transformèrent des hommes en chiffres ; certains que nous ne pouvons qu’estimer, d’autres que nous pouvons recalculer avec assez de précision. Il nous appartient à nous, chercheurs, d’essayer de les établir et de les mettre en perspective. Et à nous, humanistes, de retransformer ces chiffres en êtres humains. Si nous ne le faisons pas, Hitler et Staline auront façonné non seulement notre monde, mais aussi notre humanité. »

    Dans « Chiffres et terminologie », Snyder rappelle les principes de base de son analyse, le choix d’une « géographie politique », l’étude « de la mort, plutôt que des souffrances ». Son sujet : « les politiques conçues pour tuer, et les populations qui en furent victimes. » Il explique pourquoi il parle de « tuerie de masse » plutôt que de génocide. 50 pages de bibliographie, 25 pages d’index, 36 cartes donnent une idée de l’ampleur de cette étude. Quatre pages de remerciements indiquent la manière dont l’auteur a travaillé et avec qui, tant à Vienne qu’à Yale University et ailleurs.

    Terres de sang, qui a reçu le soutien du Centre national du livre et de la Fondation Auschwitz, éclaire de façon nouvelle les barbaries européennes du XXe siècle. 

  • Mémoire collective

    « Comme l’immense majorité des tueries de civils par les régimes nazi et soviétique, l’Holocauste eut lieu dans les terres de sang. Après la guerre, les foyers traditionnels de la communauté juive européenne se retrouvèrent dans le monde communiste, de même que les usines de la mort et les champs de tuerie. En introduisant dans le monde une nouvelle sorte d’antisémitisme, Staline diminua la réalité de l’Holocauste. Quand dans les années 1970 et 1980, se forma une mémoire collective internationale de l’Holocauste, elle reposa sur les expériences des Juifs allemands et ouest-européens, groupes de victimes mineurs, et sur Auschwitz, où ne moururent qu’un sixième des Juifs assassinés. En Europe occidentale et aux Etats-Unis, historiens et commémorateurs eurent tendance à corriger cette déformation stalinienne en errant dans l’autre direction, en passant rapidement sur les près de 5 millions de Juifs tués à l’est d’Auschwitz, et les près de 5 millions de non-Juifs tués par les nazis. Dépouillé de sa singularité juive à l’Est, et privé de sa géographie à l’Ouest, l’Holocauste ne devait jamais devenir tout à fait une partie de l’histoire européenne, alors même que les Européens et beaucoup d’autres convenaient que tous devaient se rappeler l’Holocauste. 

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    L’Empire de Staline recouvrit celui de Hitler. Le rideau de fer tomba entre l’Ouest et l’Est, et entre les survivants et les morts. Maintenant qu’il a été relevé, nous pouvons voir, pour peu que nous le souhaitions, l’histoire de l’Europe entre Hitler et Staline. »

    Timothy Snyder, Terres de sang - L’Europe entre Hitler et Staline

  • Terres de sang / 1

    Ce livre attendait depuis longtemps sur l’étagère, je pressentais une lecture éprouvante. Terres de sang – L’Europe entre Hitler et Staline de Timothy Snyder (Bloodlands, 2010, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, 2012) est un essai historique dont les pages vous laissent pétrifiés, horrifiés, sans voix. Lecture indispensable pour qui souhaite une vue d’ensemble de la seconde guerre mondiale, dont nous ne connaissons souvent que ce qui concerne l’Europe de l’Ouest. C’est Charlotte Delbo qui m’a aidée à ouvrir ce livre. Encore merci à celle qui me l’a offert. J’y consacrerai plusieurs billets. 

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    Etendue de la famine 1932-1933 (Perspectives ukrainiennes) 

    Snyder, né en 1969, enseigne l’histoire de l’Europe centrale et orientale à l’université de Yale. Son essai parle des 14 millions de victimes – pas une n’était un soldat en service – massacrées entre 1933 et 1945 sur les terres de sang qui vont «  de la Pologne centrale à la Russie occidentale en passant par l’Ukraine, la Biélorussie et les pays Baltes ». Il raconte « l’histoire d’un meurtre politique de masse », l’interaction des politiques de tuerie soviétique et nazie. Sur ces 14 millions de personnes, « un tiers sont à mettre au compte des Soviétiques ».

    « J’aurais voulu citer tous les noms un par un, mais on a pris la liste, il ne reste plus rien. » (Anna Akhmatova, Requiem) Les nombres ne doivent pas masquer toutes ces vies individuelles effacées. L’historien insiste dans sa préface sur la forme de son étude née « non pas de la géographie politique des empires, mais de la géographie humaine des victimes. »

    Après la première Guerre mondiale, Berlin et Moscou souhaitent changer l’ordre européen aux dépens de la Pologne. Le « grenier » ukrainien attise aussi leur convoitise. Avec Hitler et Staline au pouvoir, « plus de gens furent tués en Ukraine que partout ailleurs. » A qui s’en étonnerait, le chapitre consacré aux « Famines soviétiques » apprendra beaucoup. 1933 fut une année de faim dans le monde occidental mais aussi dans les villes soviétiques et en Ukraine. Les paysans privés d’abord de leurs récoltes, puis de leurs semences, allaient jusqu’à mendier en ville, un comble. Le plan quinquennal de Staline (1928-1932) avait pour objectif le développement industriel, la mort des paysans en fut le prix.

    D’abord par la guerre déclarée aux « koulaks en tant que classe » : dans chaque localité, une « troïka » (un policier, un responsable local du parti, un procureur) décide du sort des paysans, sans appel possible. Déporté vers la Sibérie, le Kazakhstan ou les îles Solovki, le paysan ukrainien devient un travailleur du Goulag – un « second servage ». Ensuite par la collectivisation, dont le fiasco déclenche une famine comme on n’en avait jamais vu, due aux exportations alimentaires vers la Russie soviétique.

    Staline le sait, ne fait rien pour y mettre fin. Au contraire. Accusant les affamés de vouloir saper les progrès du socialisme ou de viser des fins nationalistes, il prend des mesures qui aggravent encore la situation des Ukrainiens, engendrant le crime, le cannibalisme – y compris dans les familles –, la mort. « Pour l’Ukraine soviétique, on peut raisonnablement avancer un chiffre d’environ 3,3 millions de morts de faim ou de maladies liées à la famine en 1932-1933. »

    La plus grande famine artificielle de l’histoire. Peu de journalistes et de diplomates étrangers prennent la mesure de l’horreur. Orwell en a fait l’exemple « de la vérité noire que les artistes de la langue avaient recouverte de couleurs vives ». Un journaliste anglais, anonymement, dénonce « un des crimes les plus monstrueux de l’histoire, si terrible qu’à l’avenir on aura peine à croire que ça s’est produit. »

    Il faut lire Terres de sang pour suivre point par point, faits et témoignages à l’appui, l’analyse de ces politiques meurtrières. La nazification de l’Allemagne a masqué aux yeux des Européens la réalité de la révolution stalinienne en Union Soviétique. Beaucoup espéraient faire de l’URSS une alliée. Or les deux systèmes consolident leur pouvoir dès 1933. Snyder montre leurs différences – Hitler refusant la collectivisation, Staline se posant en « antifasciste » – et leur convergence.

    Après la guerre aux koulaks, Staline et le Politburo s’en prennent aux « éléments antisoviétiques », condamnant à mort tout contre-révolutionnaire et instaurant des « quotas d’exécution et d’emprisonnement », présentés officiellement comme des limites (les officiers locaux du NKVD savent qu’ils auront à s’expliquer si ces limites n’étaient pas atteintes et les débordent systématiquement). « La Grande Terreur fut une troisième révolution soviétique. » En URSS, les Polonais furent les principales victimes du « meurtre national de masse » initié par Staline, où qu’ils soient sur les « terres de sang ».

    Auschwitz est aujourd’hui le « site de tuerie » le mieux connu, grâce aux témoignages des survivants. Mais Hitler ne voulait pas seulement éradiquer les Juifs, il voulait aussi détruire la Pologne et l’Union Soviétique, plus tard. L’attaque de la Pologne par la Wehrmacht le premier septembre 1939, après le pacte Molotov-Ribbentrop du 23 août, ouvre la moitié du pays à l’Union soviétique. Terreur allemande dans le ciel polonais, puis un demi-million de soldats de l’Armée rouge en Pologne, suscitant à la fois peur et espoir – vite détrompé : les officiers polonais se retrouvent dans des camps, les Soviétiques font plus de cent mille prisonniers de guerre – « une sorte de décapitation de la société polonaise ».

    A l’ouest de la ligne Molotov-Ribbentrop, les SS ont les mains libres pour éliminer en priorité les classes instruites, pour terroriser les Juifs afin qu’ils fuient à l’est. En zone soviétique, de nouveaux passeports intérieurs sont exigés. Les Polonais, considérés comme dangereux, sont déportés vers le Goulag, comme les koulaks avant eux. Ce n’est pas seulement de l’hiver exceptionnellement froid de 1939-1940 que souffrent les prisonniers polonais. Après interrogatoire, on les emmène au sous-sol pour leur loger une balle dans la nuque. En Europe occidentale, on parle alors de la « drôle de guerre » où apparemment, il ne se passe rien.

    Comment se débarrasser des deux millions de Juifs de leur moitié de la Pologne, voilà ce qui préoccupait les dirigeants nazis en 1940. Eichmann propose de les déporter à l’est, mais « l’opération n’intéressait pas Staline. » C’est à cette époque que Julius Margolin est arrêté (Voyage au pays des ze-ka). Alors on constitue des ghettos, à Lodz, à Varsovie et ailleurs – « autant de camps de travail improvisés et enclos en 1940-41. » Un nouveau camp est créé près de Cracovie : Auschwitz. On y expédie d’abord des détenus politiques polonais ; en novembre, le camp devient un site d’exécution.

    (A suivre)