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Nazisme - Page 9

  • De Millie à Camille

    Dans la main du diable racontait comment Gabrielle Demachy s’introduisait en 1913 au Mesnil, dans la propriété familiale des Galay, à la recherche de renseignements sur son bien-aimé cousin mort en Birmanie, et y trouvait l’affection d’une petite fille sans mère, Millie, et puis l’amour de Pierre de Galay. Dans L’enfant des ténèbres, le deuxième volet de sa trilogie romanesque Une traversée du siècle (dont le troisième tome, Pense à demain, vient de paraître), Anne-Marie Garat reprend ses personnages vingt ans après, en 1933. Elise Casson, la petite Sassette d’antan, devenue assistante du libraire parisien Brasier profite d’un voyage à Londres pour guetter la sortie de Virginia Woolf sur le seuil de la Hogarth Press. A Paris, Camille Galay (Millie) attend son amie Magda à la gare de l’Est. « Le soleil se couchait sur l’Europe, (…), quel veilleur, quelle sentinelle verrait, dans cette invasion naturelle des ténèbres, le spectre d’une main colossale planant sur la carte, y jetant son ombre tentaculaire… » 

     

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    Robert Delaunay, Le Champ-de-Mars – La Tour rouge (1911) Ó The Art Institute of  Chicago

     

    Toutes deux se frottent à l’histoire de leur siècle, sans mesurer encore quels risques elles y courent, pas plus que Pauline, qui a aussi grandi au Mesnil, couturière chez Chanel, impatiente d'ouvrir sa propre boutique. Elise a accepté de prendre livraison de revues littéraires anglaises sans se douter au début que le gentil garçon d’hôtel londonien qui l’accueille à chaque voyage est un « contact » et qu’elle joue les « agents de liaison ». Camille vient de rentrer de New-York où son ami photographe est mort fauché par une voiture. Dans un chagrin qui l’éloigne de tous, elle s’est installée rue Buffon dans l’appartement dont elle vient d’hériter. Six mois pour renaître. Elle y accueille Magda, son amie hongroise, qui n’en revient pas d’apprendre que Camille travaille sous un faux nom comme manutentionnaire à la fabrique des Biscuits Bertin-Galay, pour « tâter de la condition ouvrière ». Magda, aguerrie par la ruine de sa famille à Budapest, y voit comme un caprice d’enfant gâtée chez cette héritière actionnaire.

     

    Camille est bientôt démasquée : Simon Lewenthal, le brillant directeur de l'entreprise, le bras droit de Mme Mathilde, la convoque, la renvoie, avant de l’accompagner en ville. La jeune femme l’intéresse, il l’emmène chez lui dans son luxueux appartement rempli d’œuvres d’art. Il aimerait l’initier à toutes ces belles choses, lui parle de la collection d’objets d’Henri de Galay, son grand-père, qu’il voudrait sauver de la dispersion par le biais d’une donation. Lewenthal a l’âge de son père, mais il ne manque pas de charme. Et pour lui, Camille représente bientôt une nouvelle raison de vivre. Elle se trouve chez lui quand un coup de téléphone l’anéantit : son frère, professeur de lycée, s’est suicidé. Il ne s’était pas remis d’un séjour à Berlin où, avec un groupe d’intellectuels, il avait voulu venir en aide à un commerçant juif attaqué par la milice, une expérience de « mal absolu ».

     

    Anne-Marie Garat jette parents et amis, maîtres et employés, dans la mêlée du XXe siècle, quand l’Europe tarde à mesurer le danger du nazisme. Agents secrets, espionnes, tueurs, il n’en manque pas dans cette fresque sociale et historique que l’auteur met autant de précision à décrire que ses portraits d’individus héroïques ou diaboliques comme Grubensteiger, ami de Goebbels, qui a un compte personnel à régler avec les Bertin-Galay. L’Enfant des ténèbres est un roman foisonnant que les descriptions détaillées privent souvent de rythme, mais le rendu d’une époque, avec ses catégories sociales, ses mœurs, ses artistes, ses notations de tous ordres, est impressionnant. Une page ne suffirait pas à présenter tous ses personnages, que le lecteur suit, de séquence en séquence, à travers l’Europe. « Rien n’est de hasard, sinon par l’ignorance où nous nous tenons des destinées. » Epreuves, dangers, sauvetages, éloignements, retrouvailles nourrissent le suspens de cette saga où une poupée chinoise et une petite bague d’émail bleu permettent, non sans douleur, de réconcilier le passé avec le présent, de Millie à Camille.

  • Cuillères

    « Sans compter les énormes bénéfices réalisés sur le trafic des cuillères.
    Le Lager n’en fournit pas aux nouveaux venus, bien que la soupe semi-liquide qu’on y sert ne puisse être mangée autrement. Les cuillères sont fabriquées à la Buna, en cachette et dans les intervalles de temps libre, par les Häftlinge qui travaillent comme spécialistes dans les Kommandos de forgerons et de ferblantiers : ce sont des ustensiles pesants et mal dégrossis, taillés dans de la tôle travaillée au marteau et souvent munis d’un manche affilé qui sert de couteau pour couper le pain. Les fabricants eux-mêmes les vendent directement aux nouveaux venus : une cuillère simple vaut une demi-ration de pain, une cuillère-couteau, trois quarts de ration. Or, s’il est de règle qu’on entre au K.B. avec sa cuillère, on n’en sort jamais avec. Au moment de partir et avant de recevoir leurs vêtements, les guéris en sont délestés par les infirmiers, qui les remettent en vente à la Bourse. Si on ajoute aux cuillères des guéris celles des morts et des sélectionnés, les infirmiers arrivent à empocher chaque jour le produit de la vente d’une cinquantaine de ces objets. Quant à ceux qui sortent
    de l’infirmerie, ils sont contraints de reprendre le travail avec un handicap
    initial d’une demi-ration de pain à investir dans l’achat d’une nouvelle cuillère. »

    Primo Levi, Si c’est un homme (Chapitre 8 – En deçà du bien et du mal)

    Primo Levi, Le devoir de mémoire.jpg
  • Un fabuleux conteur

    Hrabal, « avec Milan Kundera, au premier rang des écrivains tchèques de sa génération » (notice de présentation), est décidément un fabuleux conteur ! Moi qui ai servi le roi d’Angleterre, monologue de près de trois cents pages, nous entraîne dans l’irrésistible ascension d’un petit groom apprenti dans un hôtel, A la Ville dorée de Prague. Il rêve de devenir millionnaire. Sa taille menue alimente son ambition fondamentale, celle d’être un jour traité d’égal à égal par les grands hôteliers de la capitale.

    Le culte de l’argent lui vient de la fréquentation des voyageurs de commerce – l’un deux tapisse le plancher de sa chambre des billets gagnés pendant la semaine pour les compter, les contempler - et de la découverte des femmes, les jolies hôtesses de l’Eden avec qui, dès qu’il le peut, il dépense ses économies comme un prince. M. Walden, le gros représentant qui  place partout ses balances de précision et sa trancheuse qui débite en une pyramide impressionnante de fines tranches de salami hongrois, lui procure bientôt une nouvelle place dans un hôtel féerique, le Relais du Silence, à la campagne. Son propriétaire aux allures de bonhomme Michelin y mène tous ses employés à la baguette en sifflant, assis dans sa voiturette. Peu de clients, mais des plus chic, pour qui l’on monte comme au théâtre un décor chaleureux. Les pourboires somptueux rendent très supportable le calme des longues journées d’attente, avant que l’arrivée des clients en soirée réveille l’hôtel comme la Belle au Bois dormant.

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    Mais c’est de retour à Prague, à l’Hôtel de Paris, que le groom va vraiment prendre du galon, formé par un maître d’hôtel hors pair, qui a servi un jour le roi d’Angleterre. A son contact, le garçon apprend à deviner la personnalité des clients et leurs goûts. Dans le « pavillon de visite » où s’attardent les libidineux, le voilà bientôt promu « roi de ces dames » que les agaceries de riches clients ont mises en appétit. S’ouvre alors une ère d’élégance. Il s’offre de fines chemises et arbore des cravates raffinées dérobées dans une penderie de l’hôtel. Monsieur parade en ville après s’être fait placer dans les règles de l’art au magasin une « pochette blanche, qui montrait des bouts d’oreille conquérants et pointus comme l’ourlet d’une feuille de tilleul ». Un extraordinaire banquet offert par l’empereur d’Ethiopie au président tchèque – il leur faut absolument des couverts en or pour trois cents personnes – fournit au héros l’occasion de s’illustrer et d’être décoré.

    Rien ne semble plus pouvoir l’arrêter, lorsqu’il tombe, lui, « le blond filasse aux grands yeux bleus de veau », amoureux d’une belle Allemande, Lisa, la première femme qu’il  trouve vraiment à sa taille. L’Allemagne vient d’annexer les Sudètes, les Tchèques s’en méfient. Mais fasciné par Lisa, heureux de se faire valoir en faisant ami-ami avec les nouveaux maîtres de Prague, le garçon d’hôtel si doué et aryen vérifié ne mesure pas encore où cela va le mener. Il est prêt à tout pour cesser d’être « le petit groom, le petit loufiat condamné à rester petit jusqu’à la fin de ses jours en se laissant traiter de nabot, de minus ou d’autres sobriquets du même genre ».

    Moi qui ai servi le roi d’Angleterre décrit les coulisses de l’hôtellerie, mais aussi l’occupation nazie, l’eugénisme, les soubresauts de l’histoire tchèque vue par les yeux naïfs et avides d’un petit homme qui veut réaliser son rêve coûte que coûte. Les scènes cocasses ne manquent pas, comme celle d’un Enfant Jésus de Prague en or que des Boliviens veulent absolument faire bénir par l’archevêque ou les cours de littérature française d’un vieux professeur devenu ouvrier forestier à une jeune ouvrière de chocolaterie. La faconde de Bohumil Hrabal surprend par les trouvailles de l’intrigue, les images inattendues, les leitmotivs ironiques, la profusion, l’humour.

    Lorsque l’ancien groom, qui a servi l’empereur d’Ethiopie, sort de ses rêves de grandeur et rencontre la vraie beauté du monde, le récit entre en résonance, comme cette espèce rare d’épicéa qu’on abat précautionneusement pour en faire des instruments à cordes – « il fallait conserver à tout prix cette musique des sphères vibrant dans ses fibres ». Dans la solitude, dans le dialogue avec soi-même et avec  la nature, une autre conception du bonheur se fait jour.