« Sans compter les énormes bénéfices réalisés sur le trafic des cuillères.
Le Lager n’en fournit pas aux nouveaux venus, bien que la soupe semi-liquide qu’on y sert ne puisse être mangée autrement. Les cuillères sont fabriquées à la Buna, en cachette et dans les intervalles de temps libre, par les Häftlinge qui travaillent comme spécialistes dans les Kommandos de forgerons et de ferblantiers : ce sont des ustensiles pesants et mal dégrossis, taillés dans de la tôle travaillée au marteau et souvent munis d’un manche affilé qui sert de couteau pour couper le pain. Les fabricants eux-mêmes les vendent directement aux nouveaux venus : une cuillère simple vaut une demi-ration de pain, une cuillère-couteau, trois quarts de ration. Or, s’il est de règle qu’on entre au K.B. avec sa cuillère, on n’en sort jamais avec. Au moment de partir et avant de recevoir leurs vêtements, les guéris en sont délestés par les infirmiers, qui les remettent en vente à la Bourse. Si on ajoute aux cuillères des guéris celles des morts et des sélectionnés, les infirmiers arrivent à empocher chaque jour le produit de la vente d’une cinquantaine de ces objets. Quant à ceux qui sortent
de l’infirmerie, ils sont contraints de reprendre le travail avec un handicap
initial d’une demi-ration de pain à investir dans l’achat d’une nouvelle cuillère. »
Primo Levi, Si c’est un homme (Chapitre 8 – En deçà du bien et du mal)
Commentaires
- "Nous ne reviendrons pas. Personne ne sortira d'ici, qui pourrait porter au monde, avec le signe imprimé dans sa chair, la sinistre nouvelle de ce que l'homme, à Auschwitz, a pu faire d'un autre homme."
Primo Levi
N'en étant pas revenu, il a suicidé son corps...
Votre famille a été très éprouvée par la guerre. Quel courage, que de souffrance... à l'image de cette cuillère toute tordue et de son parcours infernal. Je suis très impressionnée. La lecture du livre de Primo Levi est un devoir.
Le grand-père de Tania continua, chez lui, à manger avec la «cuillère en métal tordu qu’il avait fabriquée là-bas», pour ne pas « laper la soupe » comme un animal. Ces yeux, sans doute, s’accrochaient encore à ce symbole émouvant de sa dignité qui lui avait donné le courage de rester un homme … A son retour, c’était devenu un geste sacré …
Remis dans le contexte de ton histoire familiale, ce passage est très émouvant.
Au risque d’importuner, je trouve important d’insister sur ce «devoir de mémoire», maintenant que les faits sont tellement lointains qu’ils risquent de s’estomper … en rappelant que cette « ignoble guerre » avait tué 62 millions d’êtres humains (dont cinq à six millions de juifs), soit la population de la France ou de la Grande –Bretagne, (10 millions à la guerre précédente) et avait saturé les sanatoriums et hôpitaux de rescapés « en sursis » des camps et de la malnutrition … Plus jamais cette infamie que seule l’union des hommes et la tolérance peuvent éviter …
JEA a tout a fait raison de rappeler cette phrase de Primo Levi, qui figure également dans "Si c'est un homme".
Nous savons que le témoin intégral ne peut hélas témoigner puisqu'il n'est pas revenu.
(Connaissez-vous et avez-vous lu le grand Imre Kertész ?)
@ Chr. Borhen
heureux de vous avoir rencontré ici aussi
Kertész
Charlotte Delbo aussi :
- "Je reviens d'un autre monde
dans ce monde
que je n'avais pas quitté
et je ne sais
lequel est vrai
dites-moi suis-je revenue
de l'autre monde?
Pour moi
je suis encore là-bas
et je meurs là-bas
chaque jour un peu plus
je remeurs
la mort de tous ceux qui sont morts
et je ne sais plus quel est le vrai
de ce monde-là
de l'autre monde là-bas
maintenant
je ne sais plus
quand je rêve
et quand
je ne rêve pas."
"Oui, en regardant cette modeste place au crépuscule, cette rue battue par les vents et grosse de mille promesses, je sens déjà grandir, enfler en moi cette disposition: je vais continuer à vivre ma vie invivable." Imre Kertész, "Etre dans destin" (seul livre de lui que j'aie lu, m'en conseillez-vous un autre, Chr. Borhen?)
"Si c'est un homme" reste pour moi, Claire, "le" révélateur de l'univers concentrationnaire - un devoir de lecture comme un devoir de mémoire. On n'insiste jamais assez là-dessus, Doulidelle.
Rien lu encore de Charlotte Delbo, merci pour ce beau passage, JEA.
@ Aifelle: j'ai voulu préciser l'allusion, que le commentaire de Doulidelle a explicitée.
@ Tania
Tout Delbo, du premier au dernier mot :
- Le Convoi du 24 janvier, Éditions de Minuit,1965.
- Aucun de nous ne reviendra, Éditions de Minuit, 1970.
- Une connaissance inutile, Éditions de Minuit, 1970.
- Mesure de nos jours, Éditions de Minuit, 1971.
Je lui voue une admiration rare. Et pour l'avoir présentée dans l'enseignement secondaire en Belgique, à commencer par le professionnel et le technique, j'y ai vu pleurer des ados endurcis et des profs pas fragiles. Or Delbo ne témoigne jamais sur base affective. Elle se situe bien au-delà. Là d'où, elle aussi, n'est jamais vraiment revenue. Comme tant et tant de ses camarades de déportation.
Un grand respect