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génocide

  • Couleurs de mémoire

    En cette période où un seul sujet de préoccupation tend à squatter les médias et les esprits, des artistes, des collectifs tiennent allumée la mémoire vive du monde. A travers les fenêtres du centre Pacheco, j’ai découvert l’immense « homme debout » peint sur le côté d’un immeuble – le nombre d’étages vous donne une idée de sa hauteur impressionnante. Grâce aux mots « debout », « upright », « ndemye », j’ai trouvé le nom de Bruce Clarke et le site de son projet « artistique et mémoriel » en mémoire des victimes du génocide des Tutsi au Rwanda en 1994.

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    « Il s’agit de peindre des hommes, des femmes et des enfants, sur l’extérieur des lieux de mémoire. Les figures, plus grandes que nature – jusqu’à 5 mètres de hauteur, apparaîtront aux passants telles des silhouettes, esquissées mais affirmées. Symboles de la dignité des êtres humains qui ont été confrontés à la déshumanisation qu’implique ce génocide, victimes ou rescapés, ces « Hommes debout » se dressent comme les témoins d’une histoire douloureuse. L’intention est de redonner une présence aux disparus et de restaurer l’individualité des victimes, de leur rendre leur dignité. Le site même des massacres sera ainsi marqué par ces présences symboliques pour que personne ne puisse les oublier. » (Bruce Clarke)



    Vidéo réalisée par Sébastien Baudet, à partir des photos reçues,
    sur une image d’Homme debout de Bruce Clarke, accompagnée de la musique de Gaël Faye, Hope Anthem.

    En avril 2014, vingt ans après les faits, ces silhouettes se sont dressées dans différentes villes du monde : Kigali, Paris, Luxembourg, Genève, Lausanne, Bruxelles… Sur le site des « Hommes debout », une citation de Picasso : « La peinture n’est pas faite pour décorer les appartements, c'est un instrument de guerre, offensif et défensif, contre l’ennemi. » Espérons qu’elle soit aussi un instrument de paix. Vous y trouverez en ligne des photos de ces dignes silhouettes bleues sur des sites rwandais liés au génocide : des bâtiments publics, des écoles, des églises.

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    Au parc Josaphat, entre La Laiterie et le kiosque à musique, c’est aux Syriens que vient de rendre hommage une exposition en plein air, « Voix de Syrie » : des portraits de Maria, Riad, Thurayya, Rasha… qui racontent leur histoire. « Derrière les victimes du conflit syrien qui fait rage depuis dix ans se cachent des personnes et des histoires de courage et de résilience. »  Un reportage de la photojournaliste Johanna de Tessières (Collectif Huma) avec Caroline Van Nespen.

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    L'histoire de Rasha à lire sur Voix de Syrie et de la région

    Rasha, par exemple, 23 ans : elle a fui la Syrie pour se réfugier au Liban en 2014. Elle a dû se battre pour pouvoir aller à l’école et plaide pour l’éducation des femmes afin qu’elles aient « une influence sur la société comme n’importe qui d’autre ». Grâce à sa formation, elle dit se sentir plus forte et avoir le sentiment d’avancer dans la vie, d’y être mieux intégrée.

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    © European Union 2017 / Johanna de Tessières
    Voices from Syria and the region - A virtual exhibition
    (texte en français)

    Depuis dix ans, le Collectif Huma dénonce les injustices sociales en cherchant aussi à capter les ressorts de la résilience sociale ou individuelle : « au travers de nos objectifs, nous traquons la joie et le bonheur là où ils surgissent, parfois de façon inattendue, parce que nous sommes persuadés que notre monde a besoin d'optimisme pour devenir meilleur ». Couleur et douleur sont si proches, dit un personnage de Dutli dans Le dernier voyage de Soutine. Les couleurs et les douleurs du monde viennent à nous là où nous ne les attendions pas. Grâce à ces couleurs de mémoire.

  • Rituel

    philippe sands,retour à lemberg,enquête,droit international,crime contre l'humanité,génocide,nuremberg,léon buchholz,hersch lauterpacht,raphael lemkin,hans frank,histoire,shoah,famille,nazisme,culture« Leon reçut les nouvelles du jugement [Nuremberg] à Paris. Le lendemain, Lucette, la jeune voisine, vint chercher ma mère, la fille de Leon, âgée de huit ans, pour l’accompagner à l’école. Elle vit Leon prier, un rituel qu’il accomplissait tous les matins pour être avec les siens, « pour appartenir à un groupe qui a disparu », dira-t-il à ma mère.
    Leon ne m’a jamais dit ce qu’il avait pensé du procès ou du jugement, s’il pouvait d’une quelconque manière compenser les actes commis. Il était ravi, en revanche, de mon choix de carrière. »

    Philippe Sands, Retour à Lemberg

    La famille Buchholz, Lemberg, vers 1913
    (de gauche à droite : Pinkas, Gusta, Emil, Laura et Malke, Leon au premier plan) (source : Die Presse)

  • Lviv Lvov Lemberg / 2

    Retour à Lemberg (suite)

    « A l’été de 1919, après la fin des cours, Lauterpacht quitta Lwów alors que l’on redessinait les frontières de l’Europe et que le destin de la ville devenait incertain. » Des massacres de Juifs, « coincés » entre les factions polonaise et ukrainienne, inquiètent. Le président américain Woodrow Wilson se souciait des aspirations des « peuples d’Autriche-Hongrie »  et la Société des Nations voulait garantir « le traitement égalitaire des minorités raciales et nationales », mais les Français et les Britanniques divergeaient à ce sujet.

    Sands On the Origins.jpg

    A la faculté de droit de Lemberg, certains professeurs excluent les étudiants juifs et ukrainiens de leurs cours. Lauterpacht s’inscrit à l’université de Vienne où le professeur Hans Kelsen enseigne l’idée, nouvelle en Europe, « selon laquelle les individus possèdent des droits constitutionnels inaliénables et peuvent les faire valoir devant une cour de justice ». Sous sa protection, Lauterpacht se plonge dans l’étude du droit international. En 1922, il obtient son diplôme de docteur en science politique et se fiance avec une étudiante en musique, Rachel Steinberg. Après leur mariage à Vienne l’année suivante, ils prennent le bateau pour l’Angleterre, afin qu’elle puisse étudier au Royal College of Music.

    La création de la première Cour internationale de justice internationale, à la suite du traité de Versailles, va orienter le travail de Lauterpacht : d’autres doctorats, une reconnaissance plus large, un poste de maître de conférences en droit, lui permettent d’aller de l’avant. La protection des droits humains lui paraît une nécessité vitale – ce qui ne l’empêche pas de reprocher à sa mère venue voir son premier petit-fils à Londres de vernir ses ongles et à son épouse de s’être fait couper les cheveux à la Louise Brooks : « Des droits individuels, oui, mais pas pour la femme ou la  mère », note l’auteur.

    Des photographies en noir et blanc permettent de se représenter les personnes, les lieux, tout au long de Retour à Lemberg. L’accès d’Hitler au pouvoir en 1933 pousse Lauterpacht à écrire sur « la persécution des Juifs en Allemagne » et à inciter ses parents à quitter Lwów pour Londres, mais ils refusent. Eli, le fils de Lauterpacht, interrogé par Sands, dira n’avoir jamais parlé de ces choses avec son père ; ce qui se passait en Pologne était tabou chez eux, il ne parlait que de son travail.

    On découvrira comment le juriste sera présenté en décembre 1940, lors d’une tournée de conférences en Amérique, au procureur général des Etats-Unis Robert Jackson, nommé par Roosevelt, et comment la seconde guerre mondiale oblige à avancer au sujet des « crimes contre l’humanité », dont la définition est âprement discutée. Un point-virgule sera remplacé par une virgule, ce qui aura des conséquences importantes.

    Après un chapitre sur les recherches concernant Miss Tilney, dont l’adresse se trouvait dans les papiers du grand-père Leon, l’histoire étonnante d’une femme de conviction et d’action, c’est le parcours de Raphael Lemkin, l’inventeur du terme « génocide », que Philippe Sands retrace, de Lwów à Varsovie, de Vilnius en Suède d’où il gagne l’Union soviétique, de Vladivostok en bateau jusqu’au Japon, puis Vancouver, Seattle, Chicago, la Caroline du Nord.

    Invité à parler de la situation en Europe, Lemkin écrit plus de sept cents pages sur l’Occupation et renonce aux mots « barbarie » et « vandalisme » pour intituler un chapitre de son livre « Génocide ». Cette analyse « détaillée et inédite » est publiée en novembre 1944. Quand après la guerre, Lemkin est consulté pour fixer les termes de l’acte d’accusation à Nuremberg, il sera soulagé d’y avoir fait entrer, malgré certaines réticences, le crime de « génocide ».

    On découvrira dans la seconde moitié de l’essai-récit-enquête de Philippe Sands d’autres intervenants liés à Lemberg, qui est l’homme d’une photo gardée par son grand-père, et puis surtout Hans Frank, ami de Richard Strauss, avocat d’Hitler, l’un des principaux juristes du national-socialisme, « le roi » pendant cinq ans d’une Pologne occupée – avec une femme, une maîtresse, cinq enfants, un  Journal détaillé (38 volumes) et une collection de toiles dont La dame à l’Hermine de Léonard de Vinci.

    On retrouvera Frank sur le banc des accusés à Nuremberg. Philippe Sands décrit les préparatifs du procès, le lobbying de Lauterpacht et les efforts de Lemkin, chacun défendant leur concept, le premier avec pragmatisme et discrétion, le second avec passion et acharnement. Fruit de six années de recherche et d’écriture, mêlant les récits personnels, les rencontres parfois improbables, à une histoire plus vaste, Retour à Lemberg de Philippe Sands est un livre de référence, qui a reçu le prix du Livre européen 2018, entre autres. Comme l’ont été pour moi, mutatis mutandis, Voyage au pays des ze-ka de Julius Margolin  et Terres de sang de Timothy Snyder, c’est une lecture majeure.

  • Seul au monde

    philippe sands,retour à lemberg,enquête,droit international,crime contre l'humanité,génocide,nuremberg,léon buchholz,hersch lauterpacht,raphael lemkin,hans frank,histoire,shoah,famille,nazisme,culture« D’après les archives, Zolkiew est le berceau de la famille. Malke [la mère de Leon, née Flaschner] et ses parents y sont nés. Malke elle-même est la première de cinq enfants, et la seule fille. Toujours d’après les archives, Leon a quatre oncles – Josel (né en 1872), Leibus (1875), Nathan (1877) et Aharon (1879) –, tous se sont mariés, tous ont eu des enfants ; Leon avait donc une grande famille à Zolkiew. L’oncle de Malke, Meijer, avait également une ribambelle d’enfants, offrant à Leon une multitude de cousins du second et du troisième degré. La branche Flaschner de la famille de Zolkiew, environ soixante-dix individus, représentait ainsi au bas mot un pour cent de la population de la ville. Jamais, pendant toutes ces années où j’ai connu Leon, il n’a mentionné ne serait-ce qu’un seul membre de sa famille. Il a toujours semblé être seul au monde. »

    Philippe Sands, Retour à Lemberg

    Photo de Leon Buchholz enfant © Philippe Sands

     

  • Lviv Lvov Lemberg / 1

    Dans Retour à Lemberg, Philippe Sands mène une enquête magistrale. Titre original : East West Street, On the Origins of « Genocide » and « Crimes Against Humanity » (2016, traduit de l’anglais par Astrid von Busekist). Cet avocat franco-britannique qui aborde une évolution essentielle du droit international entre 1918 et 1948 a écrit une somme passionnante autour d’une ville aujourd’hui ukrainienne, Lviv, Lemberg, Lvov ou encore Lwów, à laquelle se rattachent quatre protagonistes. Le titre français est judicieux.

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    Son grand-père Leon Buchholz est né à Lemberg en 1904. Les juristes Hersch Lauterpacht et Raphael Lemkin, auteurs des concepts de « crime contre l’humanité » pour le premier, de « génocide » pour le second, y ont étudié le droit dans l’entre-deux-guerres. Hans Frank, avocat et « gouverneur général » nazi y a prononcé plusieurs discours et annoncé la mise en place de la « Solution finale » qui condamna à mort des millions de Juifs dont les familles Lauterpacht, Lemkin et Buchholz.

    Des cartes de l’Europe centrale, de la ville à différentes époques, précèdent cette histoire qui débute en octobre 1946 dans le palais de justice de Nuremberg, le jour du verdict pour Hans Frank – Lauterpacht siège près de ses collègues britanniques, Lemkin écoute la radio à l’hôpital. Philippe Sands visitera la salle d’audience du procès avec Niklas, le fils de Frank, qui n’avait alors que sept ans.

    En 2010, l’auteur a été invité à faire une conférence à la faculté de droit de l’actuelle Lviv sur les deux fameux concepts, ses recherches sur le procès de Nuremberg et leurs « conséquences pour le monde moderne ». Il avait pris une petite part, en 1998, aux négociations en vue de la création du Tribunal pénal International. Comme avocat, il avait travaillé sur le cas Pinochet, puis sur des affaires concernant l’ex-Yougoslavie, le Rwanda, plusieurs cas de « meurtres de masse ».

    Sachant que le père de sa mère, mort à Paris en 1997, avait toujours refusé de parler des années d’avant-guerre mais aimait Lemberg « où il était chez lui », son petit-fils saisit l’occasion d’en apprendre un peu plus. Il lit tout ce qu’il trouve sur cette ville d’Autriche-Hongrie qui a changé de gouvernement huit fois entre 1914 et 1944, tour à tour russe, autrichienne, ukrainienne, polonaise, soviétique, allemande, soviétique et finalement ukrainienne.

    Quand il visite la ville, si bien décrite par le poète Jozef Wittlin dans Mon Lwów, il a déjà découvert que Lauterpacht et Lemkin y ont tous deux habité dans l’entre-deux-guerres. Interrogé, il distingue les deux notions : « Pour Lauterpacht, le meurtre d’individus, s’il relève d’un plan systématique, serait un crime contre l’humanité. Lemkin, lui, s’intéressait au génocide, au meurtre d’un grand nombre d’individus, mais avec l’intention de détruire le groupe dont ils font partie. »

    Cette volonté de protéger l’individu ou le groupe, Sands l’aborde tout au long du récit, montrant les difficultés d’introduire ces deux concepts dans le droit international, la tension entre eux, les intentions, les objections. Une étudiante très touchée par sa conférence lui demande : « mais n’est-ce pas sur votre grand-père que vous devriez enquêter ? N’est-ce pas lui le plus proche de votre cœur ? »

    Le premier des dix chapitres s’intitule « Leon ». Souvenirs des années 1960 à Paris, où Leon vivait avec Rita, la grand-mère de l’auteur. L’absence de photos, à part celle de leur mariage en 1937. Le silence de l’appartement. Les encouragements à étudier le droit. Quand il interrogeait Leon, la réponse était toujours : « C’est compliqué, c’est le passé, pas important. » Deux vieilles mallettes de sa mère vont lui livrer des éléments utiles, parfois mystérieux comme l’adresse d’une Anglaise, Miss Tilney.

    De document en photo, il reconstitue le passé de son grand-père, mêlé aux soubresauts de l’histoire, et découvre qu’il a quitté Vienne pour la France seul, en 1939, suivi des mois plus tard par sa fille Ruth, un an (mère de Sands), sa femme Rita restant en Autriche. Pourquoi ? Comment ? L’auteur se rendra à Vienne avec sa propre fille de quinze ans pour se faire une idée sur place.

    Puis il s’intéresse à la famille Lauterpacht, il a retrouvé une nièce de Hersch, Inka, qui se souvient de ses grands-parents à Zolkiew, au nord de Lvov : « une maison animée, remplie de livres et de musique, de débats d’idées et de discussions politiques – on faisait confiance à l’avenir. » Les archives de l’oblast de Lviv permettront de retracer les années universitaires de Lauterpacht à Lemberg. Les divers voyages nécessaires à ses recherches, et aussi les allers-retours entre passé et présent rendent la lecture de Retour à Lemberg passionnante.

    (à suivre)