Mon dernier rendez-vous avec les toiles de Soutine, c’était à l’Orangerie en 2012. La couverture choisie par Le Bruit du temps pour Le dernier voyage de Soutine (2016), un roman de Ralph Dutli (traduit de l’allemand (Suisse) par Laure Bernardi), m’a donné envie de retrouver le peintre des blancs, des rouges, des verts. Comme Dominique Rolin l’avait fait pour Bruegel dans L’Enragé, l’auteur a choisi de raconter sa vie et de parler de son œuvre en commençant par la fin.
En couverture : Chaïm Soutine, Paysage avec personnage (La route blanche),
Paris, Musée de l'Orangerie
Le 6 août 1943, c’est dans un fourgon mortuaire que Soutine quitte Chinon, un « mort vivant » qu’il faut transporter jusqu’à Paris pour qu’on l’y opère d’un ulcère aggravé. Il faut éviter les carrefours où l’occupant contrôle les voyageurs, le peintre juif est recherché. On l’a enveloppé d’un linceul blanc sur le brancard, au cas où. Cela fait longtemps que son ventre déchiré le torture, aucun remède n’a fonctionné. Seul le lait l’apaise. Les derniers jours, son rituel de destruction des œuvres par le feu ne lui a apporté aucun soulagement. « Personne n’a compris le rituel. Pas un peintre, pas Zborowski, pas les deux femmes des dernières années, ni Mademoiselle Garde ni Marie-Berthe. Et personne ne pouvait le retenir. »
A la clinique de Chinon, aux urgences, le médecin a voulu opérer Soutine sur-le-champ, mais son « ange noir », Marie-Berthe Aurenche, effrayée par l’intervention annoncée, veut qu’on le transfère à Paris où il aura un meilleur spécialiste qu’en province. Quand le médecin, qui a reconnu le nom de la deuxième épouse de Max Ernst, évoque Montparnasse à l’époque où il s’enthousiasmait pour les surréalistes, il a dit « ce qu’il ne fallait pas », elle ne supporte plus d’entendre prononcer son nom. Depuis trois ans, la « muse des surréalistes » est la compagne de Soutine. Elle obtient qu’on le conduise à Paris dans le XVIe, à la maison de santé Lyautey. On fait à Soutine une piqûre de morphine généreuse, pour qu’il supporte le voyage. Ma-Be reçoit une blouse blanche d’infirmière. On expliquera si nécessaire qu’il n’y avait plus d’ambulance disponible.
C’est à partir de ce que Soutine perçoit de ce voyage interminable puis du « paradis blanc » de la clinique parisienne – la morphine l’a délivré de la douleur – que Dutli raconte les souvenirs, les rêveries du peintre, une succession d’images, de rencontres, de combats avec la toile et avec ses maux, où surgissent les personnes qui ont compté à ses yeux, les amis artistes, les femmes de sa vie, les lieux où il a vécu et où il s’est caché, ce et ceux qu’il a peints, les œuvres critiquées ou reconnues, les toiles détruites…
Dutli écrit l’histoire personnelle de cet enfant juif, l’enfant souffre-douleur de Smilovitchi (près de Minsk), orphelin à neuf ans, qui voulait peindre malgré les interdits religieux, devenu ce peintre ami de Modigliani à La Ruche, cet artiste juif qui refuse de porter l’étoile jaune et se fait invisible en déménageant sans cesse avant de quitter Paris, la ville tant désirée et aimée. La ville sans pogroms, pensait-il. Fini de s’y cacher en buvant du lait à la poudre de bismuth et en écoutant les disques de Bach de la chanteuse Olga Luchaire.
Dutli rencontre Soutine pour la première fois dans un café en 1931, pour une série d’articles qu’un homme d’affaires lui a commandés sur « les Juifs célèbres de Paris ». A ses questions, ce sont les amis du peintre qui répondent, lui ne dit rien, « perdu dans ses pensées, enveloppé dans la fumée de sa cigarette… » A la Rotonde, écoutant les conversations, il a capté un jour une proximité intéressante : « En français couleur et douleur sont si proches. »
Dans Le dernier voyage de Soutine, ce poète et essayiste suisse de langue allemande qui a beaucoup écrit sur la poésie (il a traduit du russe Mandelstam, Tsvetaïeva, Brodsky) mélange de façon convaincante l’histoire et la fiction. L’hôpital où pour la première fois le peintre vit sans douleur est en même temps une prison ; un mystérieux médecin lui promet la guérison s’il renonce à la couleur…
Alors que Dominique Rolin, dans L’Enragé, fait parler Bruegel à la première personne, Ralph Dutli suit les conseils d’un témoin inattendu croisé au cimetière Montparnasse, sur la tombe de Chaïm Soutine : le vieil homme prétend avoir été là pour son enterrement, le 11 août 1943, alors que seuls Picasso, Cocteau et Max Jacob y étaient, et deux femmes, Gerda Groth et Marie-Berthe Aurenche. L’homme le met en garde : « Chaque tête est différente des autres. L’homme est plein de contradictions, rien n’est prévisible. (…) Ce n’était pas lui. Il est un autre. » Surtout pas de monologue intérieur, ne rien faire dire à un homme taciturne. « Jamais de je, rien que du il. Jamais de pur passé, rien que du présent impur. »
Commentaires
quand je lis un mélange de biographie et de fiction, je ne cesse de me demander ce qui est vrai ce qui est inventé, c'est très fatigant ;-)
(j'ai eu ça avec une bio/fiction de Rimbaud en néerlandais et j'ai été "obligée" de lire l'épaisse bio de Rimbaud pour savoir le fin mot de chaque détail de l'histoire, éreintant! ;-))
Ce mélange est parfois gênant, je te l'accorde. Mais ici la construction singulière du roman, le choix de la 3e personne, les passages oniriques réussissent à nous entraîner dans l'univers du peintre. Je reprends à une critique du Temps que je vais ajouter en lien ceci, qui le dit mieux : "A la vie de Soutine vient ainsi se superposer l’allégorie de toute vie humaine lancée sur les routes, entre douleurs et bonheurs, jusqu’à la destination finale. «Personne ne connaît la route. Nul ne l’apprendra jamais.» Et c’est tout le livre qui fonctionne par flux, dans un jeu de construction époustouflant qui emprunte au rêve la fluidité et la clarté. " (Lisbeth Koutchoumoff Arman)
Cet article est absolument passionnant. Ce qu'écrit Adrienne m'a intéressée aussi, mais je crois que lorsque ce type de livre biographie et fiction est bon, il n'invente que pour restituer un climat qui traduit celui dont on parle. C'est plus vivant. Et peut être juste.
Ce roman m'a emportée dans des visions liées à ce peintre dont les œuvres m'ont touchée au premier regard. Peut-être vaut-il mieux connaître un peu Soutine, le roman peut aussi inciter à découvrir sa peinture. J'ai fait confiance au romancier qui me semble non seulement bien documenté, mais aussi délicat et subtil.
Quel vertige, cette affiche ! Troublant !!
Chez Soutine l'expressionniste, l'équilibre est toujours instable.
Il me semble que c'est au Petit Palais que j'avais vu un certain nombre de toiles de Soutine, il y a quelques années. Je connais très mal sa vie et j'ignorais ce voyage ; j'hésite toujours devant un mélange fiction-réalité, mais c'est parfois très réussi.
Ou au musée de l'Orangerie qui possède de nombreuses toiles ?
https://www.musee-orangerie.fr/fr/artiste/chaim-soutine
Le récit n'est pas chronologique, contrairement aux biographies.
Comme toi, les toiles de Soutine, c'est pour moi l'Orangerie. Je suis fascinée par son oeuvre. Je note avidement ce titre, merci pour la découverte. Comme tu l'écris en commentaire, ce sera aussi l'occasion de (re)plonger dans cet univers pictural.
J'espère que cette approche originale de l'artiste te plaira aussi, Marilyne.
Tania, j'espère que ces romans seront bientôt traduits en anglais.
J'imagine que cela se prépare. Bonne journée, Jane.
Voilà deux bonus pour moi, Dutli je l'ai lu avec sa bio que j'ai beaucoup aimé, de Mandelstam, donc évidement je note celle là d'autant que je connais très mal la vie de Soutien
et je note le Dominique Rolin que je n'ai pas lu non plus
C'est en cherchant son livre sur Mandelstam à la bibliothèque que je suis tombée sur celui-ci. Ravie de te donner des idées de lecture.
J'aime cette peinture aux formes et visages souvent déformés, ces rouges extraordinaires.
Certains de ses tableaux me font penser à Modigliani, d'autres à Cézanne et Van Gogh.
J'avoue que sa vie, son ulcère, m'intéressent moins, mais qui sait, un jour ?
Comment séparer l'artiste de ses tourments ? C'est un des mystères de la création, qu'elle s'en nourrisse ou qu'elle s'en évade.
Nous n'avions pas manqué les toiles de Soutine à l'Orangerie et ce livre va me plaire. Une phrase me laisse perplexe "un mystérieux médecin qui lui promet la guérison s'il renonce à la couleur..." Problème d'estomac dû aux pigments, ou abus de pouvoir de la part du médecin ???
Bonne journée Tania et Merci !
Dans les visions du peintre sous l'effet de la morphine qui l'a plongé dans "le blanc", ce médecin imaginaire répète d'une autre façon l'interdit de son enfance, quand on veut le détourner du dessin et de la couleur, de la figuration. C'est ainsi que je l'ai perçu. Bonne après-midi, Claudie.
Cela fait bien longtemps que je ne me suis pas posée devant les toiles de Soutine. Un peintre qui m'a toujours bouleversée. Je suis toujours un peu réticente, comme Adrienne, devant ces bio-fiction, mais j'ai l'impression qu'ici la qualité l'emporte.
Bon week end de Pâques !
Ce n'est pas une biographie, tu l'as compris, mais un roman qui brasse les images d'une vie d'artiste.
Bonne fête de Pâques, Marie.
Ah! oui, c'est bien que tu donnes ton ressenti sur l'histoire du mystérieux médecin... L'explication est intéressante.
C'est le premier roman de Dutli que j'aie lu et je trouve bien réussi ce mélange des faits de la vie de Soutine avec les souvenirs et les rêves qu'il fait au cours de ce dernier "voyage" puis à la clinique avant de mourir.