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Soutine à Paris

Une de mes plus grandes émotions esthétiques a été la découverte des deux grandes salles des Nymphéas à l’Orangerie, lors d’un voyage de rhétorique à Paris. Le musée n’était pas encore rénové ni son pendant, au bout des Tuileries, le Jeu de Paume, dévolu aux impressionnistes jusqu’à l’ouverture du musée d’Orsay en 1986. Je me souviens de m’être arrêtée alors, sidérée, devant les étonnantes peintures de Soutine, si différentes des Renoir, Cézanne, Monet, Matisse..., plus faciles à aborder quand on a dix-huit ans. 

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 Affiche de l’exposition (un portrait de Madeleine Castaing)

Chaïm Soutine (1893-1943) figure en bonne place dans la collection Walter & Guillaume, la collection permanente de l’Orangerie (dont les nouveaux atours, sans doute de bons atouts pour un musée d’aujourd’hui, manquent de chaleur à mes yeux – ce à quoi la modernité n’oblige pas, mais passons). Une belle exposition, quatre ans après la rétrospective de la Pinacothèque de Paris, permet de mieux connaître ce peintre inclassable, cet écorché vif qui « a souffert plus qu’aucun autre », comme l’écrit Dan Franck dans Bohèmes, qui a eu faim, qui a connu la dèche, et qui a peint avec fureur.

Chaïm Soutine, L’ordre du chaos s’ouvre sur une fascinante série de portraits, hommes et femmes, dont celui de Maria Lani (Museum of Modern Art, New York). Portraits intenses : Soutine révèle un caractère, une personnalité. Le jeune artiste qui à l’âge de vingt ans fuit la Lituanie pour rejoindre des amis à Paris y cherche avant tout la liberté de peindre. Modigliani sera son ami et son mentor. Soutine déforme son modèle pour lui donner forme. Peu de couleurs mais la matière est généreuse, la présence forte. Démenti fulgurant à l’interdiction de représenter la figure humaine dans son milieu d’origine, des juifs très orthodoxes. 

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Chaïm SOUTINE, La Maison blanche © ADAGP, Paris 2006

Les paysages de Soutine basculent dans une vision mouvementée, plus encore que chez Van Gogh : les maisons dansent, les rues se courbent comme dans un miroir déformant, rien de statique ou d’inerte. La Maison blanche (vers 1918) – une maison étroite, trois fenêtres ouvertes dans un mur blanc, l’une au-dessus de l’autre, sous un toit pointu – montre une des rares bâtisses à résister au tourbillon qui s’empare de la nature environnante. Le peintre a vécu quelque temps dans le Midi, à Céret puis à Cagnes.

Une série consacrée aux arbres m’a coupé le souffle. Si vous avez déjà, ne fût-ce qu’en photo, tenté de restituer la vitalité, la présence, le charisme d’un arbre, vous savez à quel point c’est difficile. Allez voir les arbres vivants de Soutine, Jour de vent à Auxerre, par exemple, ou encore Retour de l’école après l’orage, où deux enfants se tiennent par la main pour affronter les éléments. C’est magnifique. 

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 Chaïm SOUTINE, Jour de vent à Auxerre © Philips Collection Art Gallery Washington DC

Une vidéo de l’INA permet aux visiteurs d’approcher la personnalité tourmentée de Chaïm Soutine grâce, entre autres, au témoignage de Madeleine Castaing qui fut avec son mari un de de ses principaux appuis, après le marchand Zborowski, son vendeur auprès du Docteur Barnes, le collectionneur américain. La collection privée des Castaing comporte quarante œuvres de Soutine, un véritable coup de foudre artistique. Ils l'accueillirent dans leur château de Lèves, près de Chartres. 

Viennent ensuite les fameuses natures mortes ; la formule, cette fois, convient parfaitement à ces viandes mises à nu qui fascinaient Soutine : poulet plumé, coq et tomates, lapin ou lièvre, bœuf écorché, tête de veau… Des mises à mort, des délires de sang et de chair métamorphosés en terribles batailles de couleurs. Soutine se souvient du gosse enfermé dans la chambre froide du boucher de Smilovotchi, son village natal, après avoir été battu. Il l’a vu trancher le cou d’un oiseau, le vider de son sang, un cri lui est resté dans la gorge. « Quand, enfant, je faisais un portrait grossier de mon professeur, j’essayais de faire sortir ce cri, mais en vain. Quand je peignis la carcasse de bœuf, c’est encore ce cri que je voulais libérer. » (Emile Szittya, Soutine et son temps, cité par Dan Franck dans Bohèmes) 

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Chaïm SOUTINE, Le Lapin © ADAGP, Paris 2006

Dans une autre salle consacrée aux figures humaines, on découvre à quel point Soutine s’est inspiré des maîtres qu’il copiait au Louvre. Pour certains portraits de ses amis artistes ou de connaissances, il reprend leur composition à Fouquet, Ingres ou Courbet. Même structure, peinture nouvelle, tout autre. L’ordre dans le chaos.

Soutine est un peintre du rouge. En témoignent une série de Glaïeuls dans un vase, qui flambent encore un siècle après. Cinq sur une quinzaine de toiles consacrées à ces fleurs, ou plutôt à la vibration de leur couleur sur un fond sombre. Ou bien ces toiles, peut-être les plus connues du peintre, d’enfants de chœur en rouge et blanc, l’autre couleur dont il est un maître, de petit pâtissier (le sujet qui fait accéder Soutine à la célébrité, le premier à avoir retenu l’attention de Paul Guillaume et du Dr Barnes, qui lui acheta cent toiles d’un seul coup), de garçon d’étage, jeux de contrastes et portraits pleins d’humanité. 

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 Chaïm SOUTINE, La Jeune Anglaise © ADAGP, Paris 2006

Il m’a semblé que la palette de Chaïm Soutine se faisait parfois plus tendre pour les femmes : voyez cette Petite fille à la poupée, cette Femme de chambre (Kunstmuseum de Lucerne) et surtout La jeune Anglaise (vers 1934) – cheveux roux, regard en biais, bouche moqueuse, veste rouge sur un chemisier blanc – au sourire complice.

Soutine détruisait les œuvres qui n’étaient pas à la hauteur de ses exigences. La guerre loblige à se cacher à la campagne. Il souffre de lestomac et meurt à Paris à lâge de cinquante ans. Cette rétrospective autour des vingt-deux œuvres que possède le Musée de l’Orangerie rend hommage jusqu’en janvier prochain à un artiste précurseur, expressionniste et visionnaire.

Commentaires

  • Comme d'habitude te suivre dans un musée est toujours passionnant, chaque fois je prends une petite leçon qui m'enchante

  • Je suis retournée à l'Orangerie au printemps, je ne me souvenais pas qu'il y avait autant de Soutine. C'est une peinture très forte, qui ne peut laisser indifférent. J'avoue être assez subjuguée.

  • @ Dominique : J'aime ces expositions où la grande foule ne se presse pas (encore?), le dialogue avec les oeuvres peut s'y déployer.

    @ Aifelle : Les 22 toiles de Soutine figurent-elles dans la présentation habituelle de la collection permanente, je l'ignore. En tout cas, c'est l'Orangerie qui en possède le plus en Europe. Soutine figure dans la dernière section du musée, avec Utrillo.

  • Dans un de tes liens. "L'arbre couché" est extraordinaire, coupe le souffle comme tu dis, me plaît énormément.

    Donner du mouvement aux maisons, les déformer, je l'ai vu chez des peintres naïfs sud américains. Mais cela n'a rien à voir.

    Merci pour cette visite, belle journée Tania.

  • Voilà qui est envoyé, Tania ! Ce billet est absolument fascinant, à l'image des œuvres de Soutine. Ah ! cette toile aux arbres vivants... Merci !

  • @ Colo : Heureuse de partager cette visite avec toi, Colo.

    @ Danièle : Merci, Danièle, à bientôt au pays des haïkus.

  • J'ai vu en son temps l'exposition Soutine à Céret,au musée d'art moderne. Impressionnante mise en relation des paysages réels et actuels pris en photos, les fameux platanes surtout, avec les tableaux correspondant avec étonnante exactitude.
    A l' Orangerie, cela doit être aussi beau?

  • Les œuvres de Soutine traduisent comme une torture qu'il exprime fort et justement.
    En espérant que ces cris chaotiques qui nous ravissent aujourd'hui apaisaient quelque peu ses inquiétudes.

  • @ Versus : J'ai retrouvé l'exposition de Céret sur le site du musée, mais le diaporama ne permet pas d'en prendre vraiment connaissance - http://www.musee-ceret.com/mam/exposition.php?expo=85&statut=realise
    A l'Orangerie, les toiles sont regroupées par séries, une présentation intéressante pour découvrir le travail de l'artiste dans chaque genre.

    @ Pâques : Rien de conventionnel chez Soutine, un fou de peinture s'il en est.

    @ Christw : Excessif, exigeant, il a vu heureusement son art reconnu, il est sorti de la misère. Mais la guerre, l'obligation de se cacher après une dénonciation, la maladie ont eu raison de lui, à cinquante ans.

    @ La bacchante : Les affiches alléchantes ne manquent pas à Paris, bon séjour à toi.

  • Merci pour ce beau reportage sur Soutine et cette exposition que j'aimerais bien voir -mais c'est un peu loin.
    J'aime ce peintre et sa vision particulière du monde.
    Bon week end.

  • Les visites imaginaires nous font aussi rêver, les rêves nous font voyager... Merci de partager cet hommage à Soutine, bon week-end.

  • C'est très bien, Soutine, et trop méconnu. Sa peinture me correspond bien en ce moment, et surtout il donne vie aux arbres de manière sublime. Un vrai bon grand peintre qui a créé quelque chose de nouveau, c'est dire s'il est bon.

  • Heureuse que ce billet d'expo nous permette de partager son "intensité" si singulière et qui parle à chacun en particulier.

  • Oui, Soutine et ce chaos si bien orchestré qu'il semble que le monde et les êtres sont en proie au tremblement qui les ré-anime.Et tellement d'accord avec le peintre au sujet de Rembrandt. Le maître absolu dont l'oeuvre transperce le visible

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