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résilience

  • Une femme de coeur

    Parfois une histoire par laquelle on se laisse simplement emporter est exactement ce dont on a besoin. Ma maison en Ombrie de William Trevor (2001, traduit de l’anglais par Cyril Veken) a été composé « en miroir » avec En lisant Tourgueniev, selon la quatrième de couverture. Alors que le roman précédent décrit la frustration, voire la folie, celui-ci « se risque au contraire à regarder du côté du bonheur ». C’est du moins ce qu’annonce l’éditeur (Phébus Libretto, qui ne mentionne plus ces titres sur son site.)

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    S’il fallait les opposer, je dirais plutôt qu’En lisant Tourgueniev raconte de l’extérieur la vie d’une femme qui subit les événements, tandis que Ma maison en Ombrie a pour héroïne et narratrice Mme Delahunty (Emily), une femme séduisante qui a beaucoup vécu : « je n’ai guère fréquenté l’école et tout ce que je sais, je l’ai appris par moi-même. » « Que les hommes se soient souvent montrés généreux et que moi, je n’aie pas souvent su dire non, je ne songe pas à le nier. » Trevor a opté ici pour un style moins classique, plus oral. 

    Elle se présente au début, un peu en vrac : « hôtesse » sur le Hambourg dans ses années de vaches maigres ; disant encore ses prières apprises à l’Ecole du dimanche quand elle était petite ; autrice de romans d’amour à succès depuis son installation en Ombrie ; née dans une station balnéaire du sud de l’Angleterre, où ses parents faisaient ensemble à moto le « Mur de la mort », un numéro qui était leur gagne-pain, comme elle l’a appris de ses parents adoptifs qui « donnèrent de l’argent en échange du bébé dont on ne voulait pas ».

    Quinty, un Irlandais rencontré en Afrique (au Café Rose, à Ombubu), l’a poussée à acheter avec ses économies une maison en Ombrie qu’il gérerait pour elle, « comme une sorte d’hôtel ». (Sa jeune épouse italienne l’avait quitté en découvrant qu’il n’était pas du tout « directeur d’usine ».) Il lui a arrangé cette « résidence privée », ni auberge ni pension, pour accueillir des touristes qui ne trouvent pas de place ailleurs, « jamais plus d’une poignée de visiteurs à la fois », et cela marche très bien, grâce à lui.

    Avant de raconter un été « tout à fait à part », Mme Delahunty remonte à son voyage en train vers Milan au début du mois de mai 1987. En première classe, elle observait les autres, de jeunes amoureux qui se parlaient en allemand, un couple anglais plus âgé avec leur père, des parents avec un garçon et une fille, une femme seule, des hommes d’affaires italiens… Elle y somnolait en imaginant le début d’un nouveau roman quand un fracas assourdissant lui a fait ouvrir les yeux : des débris de verre, « des cris, une douleur et puis le noir. »

    A l’hôpital, Quinty l’avait rassurée : elle avait eu un choc mais récupérait bien ; les calmants la plongeaient dans ses souvenirs. Ce n’était pas la foudre qui avait frappé leur voiture, mais l’explosion d’une valise piégée. Bientôt elle s’était inquiétée des autres : le vieil Anglais, un général, avait survécu, ainsi que l’amoureux, Otmar, qui avait perdu un bras, et la petite fille. Leurs proches étaient morts. On n’avait pas encore trouvé de parent pour Aimée, qui n’était pas en état de voyager ; la fillette ne parlait plus. Quinty avait proposé au petit groupe de s’installer chez Mme Delahunty, le temps de se rétablir.

    « Le chagrin, la souffrance, la détresse, les longs silences, les ombres immobiles de la mort, nos cauchemars intimes, voilà ce que, sans nous en faire part, nous avions en commun, sans même la consolation de pouvoir les partager. » En Ombrie, les « éclopés » font plus ample connaissance. L’enquête de la police piétine. Aimée reste sans parler, elle dessine, surtout des monstres repoussants. Puis on retrouve en Amérique la trace d’un oncle, le frère de sa mère, M. Riversmith.

    Ma maison en Ombrie nous plonge dans la vie d’une femme généreuse, fantaisiste, fort portée sur les apéritifs, l’esprit circulant sans cesse entre présent, passé et imagination, et dans le récit de cette cohabitation improvisée qui, peu à peu, permet aux victimes de l’attentat de surmonter ensemble leurs pertes, leur traumatisme. Le fidèle Quinty veille à tout dans la maison.

    Emily Delahunty aura bien du mal à faire comprendre à Thomas Riversmith, quand il viendra en juillet, les profondes blessures qu’ils portent en eux et qui les rendent si sensibles et proches les uns des autres. Ce spécialiste des fourmis arboricoles n’est pas à l’aise avec les êtres humains, il manque d’empathie et, contrairement aux autres, ne goûte pas les charmes de son hospitalité. Attentive à tous, la romancière va tout tenter pour l’adoucir. (Maggie Smith a joué son rôle dans le téléfilm My house in Umbria.)

    Si le roman de William Trevor est un portrait de groupe, c’est cette femme de cœur qui en est l’âme. Observateur des vies ordinaires, l’écrivain irlandais se disait « un nouvelliste qui écrit des romans, pas le contraire ». Son univers « est souvent celui d’un temps suspendu, voilé par la mélancolie », écrivait Florence Noiville à sa mort en 2016 (Le Monde).

  • Vie privée

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    Avec le Journal d’Anne Frank, j’ai appris qu’on pouvait écrire et que ça faisait du bien et qu’on se sentait moins seul. Dès cette lecture, lecture et écriture allèrent d’amble dans ma vie. […]

    Tenir un journal fut mon premier geste pour sortir de l’enfermement dans lequel je vivais. Je n’en sortis pas tout de suite, évidemment. Mais quel premier pas ! Je pouvais écrire ce que je voulais, rêver comme je le voulais : je l’écrivais dans mon cahier et personne ne pouvait me demander des comptes. Ce fut le début de ma vie privée. »

    Marie Gillet, Ma vie était un fusil chargé. Comment les livres m’ont sauvé la vie

  • Un fusil chargé

    Sous un très beau titre emprunté à Emily Dickinson, Ma vie était un fusil chargé, Marie Gillet raconte à la première personne un cheminement personnel. « Comment les livres m’ont sauvé la vie », le sous-titre, exprime avec force ce qui est en jeu dans ce récit : comment, contre toute attente, grâce à la lecture, elle est arrivée à vivre « sa » vie.

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    « De tout temps à jamais, Maman n’a jamais lu. » La première partie tourne autour d’une opposition flagrante, durant son enfance, entre sa mère qui ne lisait pas et le clamait haut et fort et le reste de la famille, le père et les enfants connus pour être de grands lecteurs. Si « des casse-pieds » insistaient pour qu’elle s’en explique, elle répondait qu’elle n’aimait pas ça et concluait, après un silence, « Voilà. »

    Pour sa fille, d’autres raisons paraissent évidentes. Sa mère aimait bouger, elle ne pouvait « rester sans rien faire » et tenait son ménage à la perfection. « Lire, c’est se taire. » Or sa mère aimait parler, rire, jouer, cuisiner, chanter, manger, sortir… Était-ce qu’elle détestait les livres ou qu’elle en avait peur ? Son mari, irréprochable et courtois en société, était un véritable tyran domestique qui lui interdisait de toucher à ses livres et l’accusait sans cesse de s’en être approchée.

    Constamment dans l’autorité et la surveillance, son père traitait sa mère d’illettrée, d’ignorante et elle avait abdiqué, sans plus répondre à ses jugements. Elle savait lire, était allée à l’école, mais n’avait pas pu faire d’études, « elle qui aurait tant aimé apprendre ». Aucun des enfants n’osait contredire le père et la défendre – « la lâcheté de ceux qui veulent à tout prix faire partie du groupe des élus ».

    « J’ai lu. J’ai aimé lire. J’aime lire encore. » Marie Gillet sait ce qu’elle doit aux livres : « En me sortant de la violence, de la haine, de la vengeance, de l’enfermement et du néant, ils m’ont appris à vivre, c’est-à-dire à aimer. » Ma vie était un fusil chargé est dédié à sa mère, elle aurait tant voulu pouvoir le lui offrir.

    Place à ses débuts de lectrice ensuite : les livres tenus en main avant de savoir lire, les images qui racontent des histoires merveilleuses auxquelles elle n’a jamais cru. L’observation des lettres, examinées sur tous les supports. La petite fille qui ne sait pas encore lire les voit enfermées dans des livres, comme elle dans son coin, mais les lettres ne sont pas seules, elles, serrées les unes contre les autres.

    « Si on avait su, on ne t’aurait pas eue », disait sa mère. Et quand le reste de la famille était de sortie : « On ne peut pas t’emmener » ou « Tu restes à la maison », « Tu ne touches à rien ». On se moquait d’elle tenant un livre sans images, sans se douter de ses « conversations avec les lettres dans les livres ». Les contes de fées étaient pour elle sans intérêt, trop peu crédibles, mais les lettres, que d’histoires elles lui racontaient ! Par exemple, « le b et le d étaient fâchés puisqu’ils se tournaient le dos », « ceux qui avaient des jambes, les f, g, j » aimaient se promener, etc. Belle description de l’imaginaire enfantin.

    Puis vinrent les mots, le dictionnaire « d’un grand secours » – un monde – , et enfin les livres qu’elle lisait dans son coin. Elle n’était que « tolérée » dans cette maison, comme son père le répétait, et quand elle disait savoir lire, on la traitait de tous les noms, jusqu’à la mettre sous l’eau froide ou l’enfermer dans le noir pour la calmer. « C’est pourquoi ma vie est devenue un fusil chargé. Chargé contre moi. Mon pauvre Papa et les siens étaient tout pour moi et moi, je n’étais rien. J’ai voulu être dans ce tout. Je me suis donné la mission d’être parfaite et de sans cesse me corriger afin d’être adoubée à mon tour. »

    Pour Marie Gillet, la lecture a d’abord été une performance : lire beaucoup, lire vite, tout lire d’un auteur. Puis « la Société secrète des Livres » est venue à son secours pour qu’elle s’accepte telle qu’elle était, « imparfaite ». Ceux qu’elle nomme « les livres-chevaliers » l’ont sauvée, chacun à sa manière, lus et relus à différents âges : le Journal d’Anne Frank, Souvenirs pieux de Marguerite Yourcenar, Une année à la campagne de Sue Hubbell, Le silence de la mer de Vercors et Le Comte de Monte-Christo d’Alexandre Dumas.

    Celle qui ne pouvait avoir sa propre opinion, qui a découvert avec Anne Frank ce que c’est que de vivre dans une famille aimante, a fini par comprendre qu’un autre monde existait en dehors de sa famille mortifère et que « jusqu’au bout, on peut changer, on peut aller mieux pour vivre enfin sa propre vie et, au final, mourir en bonne santé mentale. » Ma vie était un fusil chargé est un témoignage poignant de la résilience et du pouvoir des livres. Le chemin de lecture de Marie Gillet est devenu chemin d’écriture.

  • Tout est signe

    anne le maître,le jardin nu,récit,littérature française,deuil,déménagement,jardin,oiseaux,nature,culture,résilience,quête de sens« Il y a ce temps de l’apprentissage, de l’écoute active et concentrée, et puis il y a celui où on n’a plus besoin d’être conscient pour sentir la présence de l’autre. On sait qu’il est là, simplement parce qu’il y est.

    Un claquement d’ailes, une branche qui frémit, une empreinte, l’enveloppe d’une graine, la trajectoire d’une abeille, une plume abandonnée sur l’herbe : tout est signe, porteur de significations. »

    Anne Le Maître, Le jardin nu

  • Le jardin nu

    Publié il y a peu, Le jardin nu d’Anne Le Maître suit de quelques mois Un si grand désir de silence. On a l’impression de se connaître un peu, quand on se fréquente dans la blogosphère ; de plus j’ai eu l’occasion de rencontrer Anne il y a quelques années, quand elle était de passage en Belgique. Je suis sensible à son style, à ses couleurs.

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    Le livre s’ouvre sur des vers de Louise Glück, tirés de L’iris sauvage. A chaque « temps » du Jardin nu sa citation en épigraphe, autant de propositions de lecture qui vibrent à l’unisson. Pourquoi un jardin « nu » ? me suis-je demandé. La réponse vient dès le début : « Un jour, quelque chose de ma vie s’est arrêté. » Peu après les obsèques de l’homme qu’elle aimait, Anne Le Maître s’est mise à chercher un autre lieu de vie que celui où elle l’a accompagné dans un long combat contre la maladie : une maison, un endroit où « se terrer », où il y aurait un « bout de jardin » et un arbre. Un « ailleurs ».

    Sa  maison Castor rebaptisée « maison des Castors », « une petite maison sans allure, une maison mitoyenne des années cinquante dans une rue bordée de maisons toutes pareilles », elle l’a « reconnue » avec son petit jardin, un lilas, un cerisier. Des amis l’ont aidée à l’aménager. Elle y a trouvé refuge près d’un arbre « peuplé d’oiseaux », une « présence bienveillante » plus forte que la mort.

    « Il aura fallu cet effondrement de ma vie, cet arrachement, cette dépossession qui m’a laissée plus démunie qu’un naufragé recraché par la mer sur un rivage inconnu pour que je me découvre environnée d’invisibles. » Elle appréciait la « nature » en voyage, en randonnée, comme elle l’a raconté dans Sagesse de l'herbe. A présent, elle éprouve « le besoin presque vital de faire connaissance de manière fine avec ce qui [l’]entoure ».

    Au bout du compte, elle découvre dans son jardin trente-sept espèces différentes d’oiseaux. Parmi eux, un roitelet, espèce en déclin, oiseau braconné, qu’elle traite avec tout le respect dû à un colocataire. Sur un bout de terre épuisé par les herbicides et l’anti-mousse, elle tente « d’améliorer les choses », commence un compost, ensemence le jardin de ce que des amis lui apportent.

    « J’avais débranché tout ce que j’avais pu dans ma vie : au jardin, tout continuait. » De semis en rempotage, elle se retrouve prise dans le flot de sa vie « tissée à d’autres vies ». Son attention nouvelle aux signes infimes autour d’elle lui permet non seulement de rester vivante mais aussi de recueillir un enseignement : « Tout est plus vivant de devoir mourir.» Il ne s’agit pas seulement de mettre les mains dans la terre, sa quête est surtout spirituelle (Le jardin nu est publié dans la collection « j’y crois »).

    Tout ce qui vit ou revit dans le jardin, elle en prend soin – « Il y avait donc des vivants qu’un de mes gestes pouvait sauver. » Y compris la chatte des voisins, « Madame Chat », qui l’apprivoise, elle qui avait décidé de « ne plus jamais tisser avec quelque chose de vivant, homme ou animal, ces liens qui vous crucifient quand ils se rompent. » Prise de conscience : « En soignant le vivant, c’est moi que je soigne. »

    Une des manières fortes de « rejoindre » ce qui vit, pour Anne Le Maître, aquarelliste, c’est la peinture : « une de mes manières de discuter avec ce qui m’entoure », écrit-elle. Le jardin nu déploie un « monde de sons autant que de couleurs ». Elle s’y plaît à simplement regarder, être à l’écoute. La joie peut être retrouvée.