Sous un très beau titre emprunté à Emily Dickinson, Ma vie était un fusil chargé, Marie Gillet raconte à la première personne un cheminement personnel. « Comment les livres m’ont sauvé la vie », le sous-titre, exprime avec force ce qui est en jeu dans ce récit : comment, contre toute attente, grâce à la lecture, elle est arrivée à vivre « sa » vie.
« De tout temps à jamais, Maman n’a jamais lu. » La première partie tourne autour d’une opposition flagrante, durant son enfance, entre sa mère qui ne lisait pas et le clamait haut et fort et le reste de la famille, le père et les enfants connus pour être de grands lecteurs. Si « des casse-pieds » insistaient pour qu’elle s’en explique, elle répondait qu’elle n’aimait pas ça et concluait, après un silence, « Voilà. »
Pour sa fille, d’autres raisons paraissent évidentes. Sa mère aimait bouger, elle ne pouvait « rester sans rien faire » et tenait son ménage à la perfection. « Lire, c’est se taire. » Or sa mère aimait parler, rire, jouer, cuisiner, chanter, manger, sortir… Était-ce qu’elle détestait les livres ou qu’elle en avait peur ? Son mari, irréprochable et courtois en société, était un véritable tyran domestique qui lui interdisait de toucher à ses livres et l’accusait sans cesse de s’en être approchée.
Constamment dans l’autorité et la surveillance, son père traitait sa mère d’illettrée, d’ignorante et elle avait abdiqué, sans plus répondre à ses jugements. Elle savait lire, était allée à l’école, mais n’avait pas pu faire d’études, « elle qui aurait tant aimé apprendre ». Aucun des enfants n’osait contredire le père et la défendre – « la lâcheté de ceux qui veulent à tout prix faire partie du groupe des élus ».
« J’ai lu. J’ai aimé lire. J’aime lire encore. » Marie Gillet sait ce qu’elle doit aux livres : « En me sortant de la violence, de la haine, de la vengeance, de l’enfermement et du néant, ils m’ont appris à vivre, c’est-à-dire à aimer. » Ma vie était un fusil chargé est dédié à sa mère, elle aurait tant voulu pouvoir le lui offrir.
Place à ses débuts de lectrice ensuite : les livres tenus en main avant de savoir lire, les images qui racontent des histoires merveilleuses auxquelles elle n’a jamais cru. L’observation des lettres, examinées sur tous les supports. La petite fille qui ne sait pas encore lire les voit enfermées dans des livres, comme elle dans son coin, mais les lettres ne sont pas seules, elles, serrées les unes contre les autres.
« Si on avait su, on ne t’aurait pas eue », disait sa mère. Et quand le reste de la famille était de sortie : « On ne peut pas t’emmener » ou « Tu restes à la maison », « Tu ne touches à rien ». On se moquait d’elle tenant un livre sans images, sans se douter de ses « conversations avec les lettres dans les livres ». Les contes de fées étaient pour elle sans intérêt, trop peu crédibles, mais les lettres, que d’histoires elles lui racontaient ! Par exemple, « le b et le d étaient fâchés puisqu’ils se tournaient le dos », « ceux qui avaient des jambes, les f, g, j » aimaient se promener, etc. Belle description de l’imaginaire enfantin.
Puis vinrent les mots, le dictionnaire « d’un grand secours » – un monde – , et enfin les livres qu’elle lisait dans son coin. Elle n’était que « tolérée » dans cette maison, comme son père le répétait, et quand elle disait savoir lire, on la traitait de tous les noms, jusqu’à la mettre sous l’eau froide ou l’enfermer dans le noir pour la calmer. « C’est pourquoi ma vie est devenue un fusil chargé. Chargé contre moi. Mon pauvre Papa et les siens étaient tout pour moi et moi, je n’étais rien. J’ai voulu être dans ce tout. Je me suis donné la mission d’être parfaite et de sans cesse me corriger afin d’être adoubée à mon tour. »
Pour Marie Gillet, la lecture a d’abord été une performance : lire beaucoup, lire vite, tout lire d’un auteur. Puis « la Société secrète des Livres » est venue à son secours pour qu’elle s’accepte telle qu’elle était, « imparfaite ». Ceux qu’elle nomme « les livres-chevaliers » l’ont sauvée, chacun à sa manière, lus et relus à différents âges : le Journal d’Anne Frank, Souvenirs pieux de Marguerite Yourcenar, Une année à la campagne de Sue Hubbell, Le silence de la mer de Vercors et Le Comte de Monte-Christo d’Alexandre Dumas.
Celle qui ne pouvait avoir sa propre opinion, qui a découvert avec Anne Frank ce que c’est que de vivre dans une famille aimante, a fini par comprendre qu’un autre monde existait en dehors de sa famille mortifère et que « jusqu’au bout, on peut changer, on peut aller mieux pour vivre enfin sa propre vie et, au final, mourir en bonne santé mentale. » Ma vie était un fusil chargé est un témoignage poignant de la résilience et du pouvoir des livres. Le chemin de lecture de Marie Gillet est devenu chemin d’écriture.
Commentaires
Commandé le samedi, le livre était en librairie le mercredi! Comme quoi on peut se passer d'A. ^_^
Je pense le lire lors 'un prochain voyage, alors je n'ai pas trop regardé ton billet (désolée)
Pas de souci, je comprends très bien. Merci, Keisha.
Bonjour, je reviendrai lire ton billet quand j'aurai lu le livre qui m’attend sur la table, en haut de la pile!
On souhaite à belle vie à ce nouveau livre de Marie !!!
Bonne journée Tania
Tu fais bien, c'est mieux ainsi. Oui, longue vie à ce livre sur le rôle irremplaçable des livres dans une vie.
Bonne semaine au potager, Colo.
Voilà, je reviens après lecture...et "digestion" mentale de ce livre qui m'a bousculée.
Une mère que j'aurais aimé connaître, des pages sur son apprentissage de la lecture que j'ai trouvées si amusantes et réussies.
Puis ce lent travail que les livres font en nous....
Ces pages sur les débuts de la lecture, le jeu avec les formes des lettres etc. m'ont épatée. Quelle mémoire des impressions de l'enfance ! Merci d'être revenue à ce billet avec ton ressenti & bonne après-midi, Colo.
Bonjour Tania, merci pour cet extrait du livre de Marie. Je l'ai commandé et je l'attends. Bisous
Bonne semaine et bonne lecture de ce livre, Denise.
Je suis partagée entre envie de le lire vite et pas pressée non plus parce que j'y retrouve un peu trop d'éléments qui me bousculeront beaucoup. Il faudra que je choisisse le bon moment pour le lire.
Attendre le bon moment, oui, c'est important pour certaines lectures.
il est sur ma table de chevet mais en ce moment les soucis familiaux me tiennent un peu trop
je t'ai lu en diagonale pour ne rien perdre de la magie de la première lecture
Pas de problème, je comprends. Bon courage, Dominique.
Je compte lire le livre de Marie...je ne l'ai pas encore acheté mais cela ne saurait tarder ! J'aime ce qu'elle écrit, et je pense que ce livre va encore une fois me toucher en plein coeur, j'ai déjà les larmes aux yeux rien qu'en te lisant...on ne se refait pas. Merci pour ta chronique, je le commande dès que je le peux.
Je t'en souhaite déjà bonne lecture, Manou, quand le moment viendra.
Re, je n'ai encore lu aucun des livres de Marie... Faut que je me lance... je vais proposer ces achats à la bibliothèque, pourquoi pas ?
En tous cas, vous en parlez très bien...
Il y a quelques jours mon cousin germain a aussi employé ces mots de "tyran domestique" pour me parler de son grand-pere maternel.
Bonne semaine Tania
Bienvenue, Jo Elle. Bien sûr, les suggestions font parfois leur chemin dans les bibliothèques. Ce dernier titre de Marie Gillet me semble une bonne entrée dans son univers, avec un bel éloge de la lecture. Bonne semaine, merci.
Merci Tania pour cette présentation. Le livre est commandé. Il est certain qu'il va me parler. Belle semaine Tania !
Bonne lecture un jour ou l'autre, Claudie & bon passage dans la nouvelle saison.
Merci infiniment, chère Tania, pour cette note de lecture sur Ma vie était un fusil chargé. Les livres sauvent, oui ; ils sont vivants : ils sont venus vers moi pour m'empêcher de mourir à moi-même. Et, en dépit de la difficulté de le donner, j'ai pardonné tout autant à ceux qui m'ont blessée qu'à moi-même. Les livres, c'est de l'amour ; pour vivre.
Bonne journée !
Merci à toi, Marie. Ces dialogues entre "les livres-chevaliers" et toi en sont une belle et forte illustration. Bonne journée et tous mes vœux pour ce livre.
C'est une histoire terrifiante, pauvre petite Marie, elle a su grandir, pardonner, aimer, c'est un lumineux chemin de vie qui s'est tracé dans l'obscurité familiale, il a lui fallu des ressources et les livres les lui ont apportées, mais il lui a fallu aussi une volonté exceptionnelle, je suis bouleversée. Douce journée Tania. brigitte
Comme toi, j'admire cette volonté, Brigitte, merci de la souligner. Bonne après-midi ! Les éclaircies sont de retour ici, réjouissantes.
Merci beaucoup, Tania, pour cette critique. Je lis actuellement ce dernier-né de Marie, doucement. Il me bouleverse. Heureusement, elle avait la lecture, moi je ne l'avais pas (très mal vue)... Cela ne m'a pas empêchée de faire mon chemin, enfin apaisée.
Notre ciel est lumineux, je m'en réjouis. J'espère le vôtre aussi !
Bonsoir, Pahi, heureuse de te retrouver au rendez-vous pour cette nouvelle publication de Marie et de lire que tu as aussi trouvé l'apaisement sur ton chemin.
Plus de lumière et de la douceur aujourd'hui, cela fait du bien !
je suis allée à cette rencontre du 9 mars dans cette si jolie librairie à La Seyne sur Mer, je souhaitais surtout revoir Marie. J' ai lu le livre avant d' arriver, vite...une grands claque mais une ode à la résilience, grâce aux livres. Maintenant, je le relis , lentement. Merci, Marie, et merci, Tania
Bienvenue, Irène. C'était certainement une belle rencontre dans cette librairie, un moment d'échange si important entre l'autrice et ses lecteurs. Bonne relecture. On gagne toujours à relire.
Grâce au blog de Marie, je découvre le vôtre...
Je viens de terminer " ma vie était un fusil chargé " , un récit terrible et poignant ! Quelle force , quel courage et quelle endurance a-t-il fallu à Marie pour s'extraire de cette famille toxique, pour se forger sa propre vie , à devenir une personne pleine de gratitude et apte à l'émerveillement ! Et cela grâce à son journal et au au compagnonnage des livres, et au secours des livres-chevaliers .
Livre-chevalier : un mot fort qui prend sens ci .
Belle journée
Vous résumez très bien l'enjeu de ce récit, merci, Andrée & belle journée à vous.
Bonjour Tania. Votre compte rendu est d'une fidélité parfaite à ce beau livre que je viens de terminer et présenter également sur mon blog. Elle m'évoque une personne que l'on aurait jetée à l'eau pour s'en débarrasser et qui aurait appris à nager toute seule. Mais il est vrai que les livres ont une âme encore plus présente que la mer : ils parlent !
Merci, Mayalila, belle image pour rendre compte du parcours de Marie. A tout de suite pour vous lire.