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  • Sorcellerie

    antelme,robert,l'espèce humaine,récit,témoignage,essai,nazisme,camp,kommando,ss,gandersheim,1944-45,seconde guerre mondiale,travail forcé,humanisme,culture« Francis est revenu près de ma paillasse. Les autres dormaient. Une petite veilleuse qu’on avait posée sur le montant du lit faisait une tache jaunâtre dans le noir. Francis avait envie de parler de la mer. J’ai résisté. Le langage était une sorcellerie. La mer, l’eau, le soleil, quand le corps pourrissait, vous faisaient suffoquer. C’était avec ces mots-là comme avec le nom de M… qu’on risquait de ne plus vouloir faire un pas ni se lever. Et on reculait le moment d’en parler, on le réservait toujours comme une ultime provision. Je savais que Francis, maigre et laid comme moi, pouvait s’halluciner et m’halluciner avec quelques mots. Il fallait garder ça. Pouvoir être son propre sorcier plus tard encore, quand on ne pourrait plus rien attendre du corps ni de la volonté, quand on serait sûr qu’on ne reverrait jamais la mer. Mais tant que l’avenir était possible, il fallait se taire. »

     

    Robert Antelme, L’espèce humaine

  • L'espèce humaine

    Dans la littérature concentrationnaire, j’avais jusqu’à présent laissé de côté le témoignage de Robert Antelme (1917-1990). Pour présenter L’espèce humaine, le survivant du camp de travail forcé écrivait en 1947 : « Je rapporte ce que j’ai vécu. L’horreur n’y est pas gigantesque. Il n’y avait à Gandersheim ni chambre à gaz, ni crématoire. L’horreur y est obscurité, manque absolu de repère, solitude, oppression incessante, anéantissement lent. Le ressort de notre lutte n’aura été que la revendication forcenée, et presque toujours elle-même solitaire, de rester, jusqu’au bout, des hommes. » 

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    © Linda Van der Meeren, Gegrift / Gravé

    Robert Antelme appartenait au même groupe de résistants que Marguerite Duras, épousée en 1939. Elle échappe au guet-apens, aidée par Jacques Morland (François Mitterand), mais lui est arrêté et se trouve depuis le mois d’août à Buchenwald, dans un block affecté en majorité à des Français. Le premier octobre 1944, ils savent qu’ils vont partir – « C’était mauvais, on le savait, le transport » – une peur abstraite pour les nouveaux qui ne savent alors rien de l’histoire du camp : « Ignorants des fondements et des lois de cette société, ce qui apparaissait d’abord, c’était un monde dressé furieusement contre les vivants, calme et indifférent devant la mort. »

     

    Une soixantaine d’hommes sont rassemblés dehors au lever du jour, on leur donne « un vêtement rayé bleu et blanc, un triangle rouge sur la gauche de la poitrine, avec un F noir au milieu, et des galoches neuves. » Rasés, propres, ils attendent des heures, avant de marcher jusqu’à la gare du camp, de s’entasser dans un wagon à bestiaux, pour une destination inconnue, « vers le Nord ».

     

    Une fois arrivés à Bad Gandersheim, ils sont logés d’abord dans une vieille église transformée en grange. Là un nouveau tri : les spécialistes, puis ceux qui pourraient faire des corvées dans l’usine, puis les autres, comme lui, qui ne savent rien faire et qui travailleront dehors « à charrier des poutres, des panneaux, à monter les baraques dans lesquelles le kommando devait loger plus tard. »

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    © Linda Van der Meeren, Buchenwald

    Là-bas, dans le monde des vivants, on se sait mortel, mais on travaille, on mange, on agit pour mettre cette certitude à distance. « Nous sommes tous, au contraire, ici pour mourir. C’est l’objectif que les SS ont choisi pour nous. Ils ne nous ont ni fusillés ni pendus mais chacun, rationnellement privé de nourriture, doit devenir le mort prévu, dans un temps variable. Le seul but de chacun est donc de s’empêcher de mourir. » Dans l’obscurité, quand on échappe à la surveillance, on ne fait rien. On rentre les mains dans les poches pour les réchauffer, jusqu’à ce qu’un kapo crie : « Hände !... (Les mains !) » – seuls les SS ont le droit de garder les mains dans leurs poches.

     

    Antelme raconte le travail absurde – ils sont censés fabriquer des carlingues d’avions Heinkel –, les coups, les privations, la promiscuité, la faim, les poux… L’énorme machine nazie, malgré qu’elle s’y efforce tous les jours, ne peut pas « muter notre espèce », même quand « la figure et le corps vont à la dérive », même quand on est réduit à manger des épluchures. Il observe les comportements des uns et des autres, la solidarité, les vols – « il n’y avait que la haine et l’injure qui pouvaient distraire de la faim. »

     

    Après « Gandersheim », deux cents pages environ sur trois cents, « La route » et « La fin » racontent la longue marche mortelle après l’évacuation du camp (les malades, à qui on promet l’hôpital, seront assassinés dans un  bois) puis le train vers Dachau, et enfin, leur libération. Les soldats américains, gentils et respectueux, sont néanmoins incapables de comprendre ce qu’ils ont vécu – « effroyable », « inimaginable », il faudra se contenter de ces mots-là. 

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    Linda Van der Meeren invite à son exposition "La Grande Guerre. 100 oeuvres pour cent ans de guerre"
    du dimanche 9 au dimanche 16 novembre, de 13h à 18h, à Denderleeuw.

    L’espèce humaine, le seul livre qu’ait écrit Robert Antelme juste après la guerre, dédié à sa sœur morte en déportation, est plus qu’un témoignage. Au vécu, il mêle une réflexion sur ce qu’il observe, ce qu’il éprouve. Les SS, dans leur apparent triomphe, ont fabriqué la conscience « irréductible ». « C’est ici qu’on aura connu les estimes les plus entières et les mépris les plus définitifs, l’amour de l’homme et l’horreur de lui dans une certitude plus totale que jamais ailleurs. »