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Yourcenar au Japon

Marguerite Yourcenar (1903-1987) était une grande voyageuse, comme l’a bien montré Michèle Goslar dans Marguerite Yourcenar – Le bris des routines. En 1983, l’écrivaine confiait à son éditeur qu’elle comptait rassembler des récits de voyage sous un titre emprunté à Zénon : « Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? » (L’Œuvre au noir)  

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Marguerite Yourcenar, Tôkyô, 1982

Le tour de la prison, quoique posthume (1991), se présente dans l’ordre qu’elle avait elle-même déterminé. Il s’agit principalement de voyages au Japon, à l’exception de trois des quatorze récits. On y a joint sa conférence de Tôkyô, « Voyages dans l’espace et voyages dans le temps » dont je vous ai cité la belle phrase finale précédemment.

 

Après avoir évoqué « Bashô sur la route », Yourcenar, guidée par un ami japonais dans la banlieue de Kyôtô vers « une des dernières étapes du poète » Rakushisha, « coquille à demi éclatée », la maisonnette d’un ami qui l’hébergea, préservée « grâce aux dons de quelques lettrés qui pourvoient à son entretien ». « Feutré de silence, c’est un lieu idéal pour la méditation. »

 

Apprenant que le train « qui traverse en quatre jours le continent », de Montréal à Vancouver, risque d’être supprimé, Marguerite Yourcenar le déplore : « Avec le transsibérien, ce train est le seul qui relie deux mondes » (« D’un océan à l’autre », de l’Atlantique au Pacifique). A peine cinq pages pour cette traversée, mais de belles observations, des souvenirs du même trajet fait antérieurement, « en filigrane ».

 

D’autres voyages en Amérique sont contés, et dans « Bleue, blanche, rose, gaie », ses impressions de San Francisco se mêlent à une réflexion sur la tolérance de plus en plus affirmée envers « le peuple gai », terme qu’elle écrit avec « i » et sous lequel elle voit réapparaître « la Gaya Scienza des troubadours occitaniens et des poètes de la cour de Frédéric II ».

 

Une croisière – « Dix-sept jours fluides entre San Francisco et Yokohama, dont seize sur l’eau pâle et lisse » – donne l’occasion d’observer les autres passagers, « cette bizarre classe de vagabonds riches » : yoga, piscine, bridge, mondanités, bars… D’une Anglaise, charmante, veuve, qui a choisi un jeune barman comme cavalier servant, elle note que « cette femme est royale, comme tout être qui ne nuit à personne et fait ce qui lui plaît ». Le chapitre débouche sur une superbe méditation à partir d’une « pierre de rêve » qui lui donne son titre : « L’air et l’eau éternels ».

 

A partir de là, c’est le Japon non des touristes mais d’une érudite dont le regard va et vient entre le pays d’aujourd’hui et celui d’hier : « Edo, Tôkyô superposés », avec le beau jardin d’un hôtel bâti à la place d’une vieille résidence princière où elle admire un petit temple bouddhique puis « les vrais dieux, les objets d’art véritables, chatoyants et sinueux, avivant ou modifiant à chaque pulsation leurs couleurs de pierres précieuses, (…) les carpes et les dorades de l’étang miniature, moins poissons qu’esprits des eaux. »

 

Marguerite Yourcenar fréquente les théâtres, assiste à des spectacles de kabuki – « le kabuki m’a rendu l’appétit perdu » –, de bunrak (marionnettes) et bien sûr de , « l’un des deux ou trois triomphes du théâtre universel ». Elle visite la maison de Mishima qui a fait l’éloge des Mémoires d’Hadrien. Se souvient d’un jeune homme, lors d’un entracte au théâtre, lui offrant trois chrysanthèmes (sans doute pris à une grande composition florale dans le foyer) pour la remercier d’avoir écrit sur le grand écrivain japonais.

 

De belles surprises nous attendent dans « Le tour de la prison » : l’endroit improbable où Yourcenar est conviée dans « une maison de thé japonaise du style le plus pur », une soirée dans les boîtes de nuit, un coup de cœur dans une boutique de vêtements, l’art du jardin japonais… 

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Tombe de Marguerie Tourcenar, Mount Desert
Photo le mani d'oro / Sur les traces de Marguerite Yourcenar - On Marguerite Yourcenar's path

En Yourcenar la conteuse réside aussi une philosophe pour qui même une chambre banale peut abriter un miracle, une grâce : « non pas un instant de bonheur, car le bonheur ne se compte pas par instants, mais la soudaine conscience que le bonheur nous habite. »

Commentaires

  • Ce billet me donne décidément envie de me jeter à nouveau sur cet ouvrage de Yourcenar dont je n'ai lu que les textes sur le Japon... Prise par des obligations diverses, j'ai abandonné en cours de route. J'ai trouvé le premier texte très beau, il m'a évoqué ses Nouvelles orientales.
    Voilà de quoi réveiller l'envie de terminer ce beau "tour", je viens de placer le livre tout près de moi ;-)
    Bonne fin de journée !
    PS : je vais essayer de trouver le livre de M. Goslar, et merci pour le lien.

  • Je ne savais pas qu'elle avait écrit sur ses voyages. Je vois qu'il existe en folio, en plus la couverture est belle, je vais me le procurer, surtout pour le Japon.

  • @ Margotte : Donner envie de lire et de relire, de voir et de revoir, ce sont les effets très désirables des échanges dans la blogosphère. Merci pour ton billet sur les dessins de Yourcenar, que j'ai mis en lien au dernier paragraphe.

    @ Aifelle : Il me reste encore à retrouver quel blog a attiré mon attention sur ce titre, ma mémoire me fait faux bond. Oui, la couverture Folio est belle, je l'ai gardée pour l'extrait demain.

  • un aspect d'elle que je ne connaissais pas, cet amour du Japon...
    (comme tant d'autres choses ahlala je me sens de plus en plus comme le bon bramin de Voltaire ;-))

  • Moi aussi j'ignorais complètement la relation Yourcenar /Japon...ma mère nous disait souvent"on apprend tous les jours quand on est jeune et lourd", hahaaa!
    Quand on n'est plus jeune, et lourd ou pas, on mesure plus l'étendue de notre ignorance...
    Merci de nous donner envie de le lire par cette belle présentation!

  • Merci, Colo. Ha, ha, ta mère pratiquait l'alexandrin pédagogique !
    Pour toi, une chanson : http://www.youtube.com/watch?v=orDR4JA91F4

  • En bonne admiratrice de Yourcenar je l'ai acheté dès sa sortie pour compléter ma collection qui m'a déjà fait voyager avec Proust, V Wooolf, Rilke
    Cette collection est parfaite
    j'ai lu un peu en diagonale ton billet pour garder un peu de choses à découvrir et puis avant je veux relire les mémoires d'Hadrien

  • Tu parles de la collection "Voyager avec...", si je comprends bien. (Je vais demander celui consacré à V. W. à Saint-Nicolas ;-)
    Relire "Mémoires d'Hadrien" est aussi dans mes projets.

  • Yourcenar figure parmi celles et ceux dont j'aimerais acquérir les volumes de La Pléiade.

    "Le tour de la prison" figure dans le volume consacré aux essais et mémoires. Mais comment se décider pour l'un avec "Les archives du nord" et "Souvenirs pieux" ou les œuvres romanesques avec "Hadrien" ou "L'œuvre au noir" ?
    Dilemme de luxe résolu par l'achat des deux avec derrière la tête, une idée de cadeau pour les fêtes.

  • Savez-vous que je pensais à elle, justement, l'autre jour, quand j'ai épousseté une des étagères sur laquelle est posée une photo de ses mains tenant un stylo... J'aime cette femme.
    Bon week end.

  • Bon week-end à vous. Serait-ce cette photo-ci ?
    http://ex-libris.over-blog.com/categorie-11334555.html

  • Yourcenar, je l'ai lu il y a longtemps et en effet je pensais à relire les mémoires d'Hadrien. Mais Yourcenar + voyages, c'est un must. Merci Tania. J'ai retenu une de vos citations que je vais sans doute glisser dans un prochain billet.

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