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culture - Page 13

  • Exactement

    hustvedt,siri,plaidoyer pour eros,littérature anglaise,etats-unis,essais,réflexion,enfance,famille,érotisme,sexualité,gatsby le magnifique,fitzgerald,culture« Après le décès de mormor [grand-mère maternelle en norvégien], je suis sortie avec ma mère de notre maison dans le Minnesota, et elle m’a dit que le plus étrange, dans la mort de sa mère, c’était que ne fût plus là quelqu’un qui n’avait jamais voulu pour elle que ce qu’il y avait de mieux. Je me rappelle exactement où nous nous tenions, debout dans le jardin, quand elle a dit cela. Je me souviens du temps estival, de l’herbe un peu roussie par la chaleur, de la forêt à notre gauche. C’est comme si j’avais inscrit ses paroles dans ce paysage en particulier, et ce qui est curieux, c’est que, pour moi, elles y sont toujours inscrites. »

    Siri Hustvedt, Yonder (Plaidoyer pour Eros)

    Rik Wouters, Femme écrivant (détail)

  • Yonder, Eros, Gatsby

    Laissons Tchekhov un moment, le temps d’ouvrir Plaidoyer pour Eros de Siri Hustvedt (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Le Bœuf) : une douzaine d’essais, un genre où elle excelle. Dans les deux premiers – Yonder (mot anglais souvent traduit par « là-bas ») et Plaidoyer pour Eros –, la réflexion générale est reliée à son expérience personnelle. Le troisième, Les lunettes de Gatsby, propose une lecture très intéressante du célèbre roman de Fitzgerald. Ils datent de 1997-1998 (avant Souvenirs de l’avenir et Vivre penser regarder).

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    « Mon père m’a demandé un jour si je savais ce que signifie yonder. J’ai répondu qu’à mon idée, yonder était synonyme de there, là. Il a souri et m’a dit : « Non, yonder, c’est entre ici et là. » Cette brève explication lui revient souvent à l’esprit, lié à l’image qu’elle s’en fait : du haut d’une colline, elle regarde un arbre isolé dans la vallée, entre ici et au-delà, yonder tree. « Le fait qu’ici et  glissent et s’inversent en fonction de l’endroit où je me trouve a pour moi quelque chose d’émouvant dans la double révélation qu’il apporte des relations ténues entre les mots et les choses, et de la miraculeuse flexibilité du langage. »

    A partir de là, Siri Hustvedt remonte à son enfance, quand sa carte personnelle ne comptait que « deux régions : le Minnesota et la Norvège, mon ici et mon là. » Née aux Etats-Unis, elle a parlé norvégien, la langue maternelle de sa mère et des grands-parents de son père, avant de parler anglais. L’autrice explore la part de Norvège dans sa vie, aussi liée à « mormor », sa grand-mère maternelle (le mot norvégien signifie « mère-mère »). Yonder évoque l’espace maternel et l’espace paternel dans lesquels elle a grandi. Ses lectures y ont leur place, et aussi « les lieux de la lecture », voire de l’écriture : « La fiction vit dans une zone frontière entre le rêve et la mémoire. »

    Le texte éponyme, Plaidoyer pour Eros, est né d’un échange sur le règlement qui venait d’être promulgué au collège d’Antioche  [collège privé dans l’Ohio] selon lequel, sur le campus, un consentement verbal était nécessaire à chaque étape d’une rencontre sexuelle. Siri Hustvedt examine la complexité du désir physique, distingue liberté sexuelle et érotisme, se rappelle quelques expériences personnelles au « théâtre » de la séduction : « La sincérité n’est pas en cause ici ; presque tous, nous jouons « pour de vrai ». Par le langage des vêtements et des gestes, par la parole elle-même, nous nous imaginons tels que l’autre personne nous verra, faisant d’elle le miroir de notre propre désir […] ». Elle appelle à « ne pas oublier l’ambiguïté et le mystère, à reconnaître dans les affaires du cœur une constante incertitude. »

    Dès l’entrée en matière des Lunettes de Gatsby, j’ai bu du petit lait en lisant comment Siri Hustvedt évoque « la magie de ce livre », lu et relu : « Gatsby le Magnifique a laissé aussi sa trace dans mon oreille – la trace d’une musique enchantée, de chuchotements, de rires, et de la voix de la narration même. » J’ai souvent ressenti, dans la fiction romanesque et aussi au cinéma, dans quelques films, ce charme particulier qui nous enveloppe quand le narrateur ou la narratrice nous conduit dans l’intrigue du roman. Et en particulier ce Nick Carraway qui nous raconte l’histoire de Gatsby, son voisin.

    Hustvedt n’avait pas été surprise, en apprenant dans une introduction à une édition de poche, « que Fitzgerald en avait écrit une première version à la troisième personne. Le fait de réduire le récit à la voix d’un personnage qui fait partie de l’histoire permet à l’auteur d’habiter plus pleinement les interstices de ce récit. » Des détails qui n’en sont pas, « l’homme aux yeux de hibou » ou les « yeux binoclards » de T.J. Eckleburg sur un panneau publicitaire, sont soulignés dans cette merveilleuse analyse de Gatsby le Magnifique, un éloge de la fiction et de la manière dont celle-ci devient « réelle » pour ses lecteurs.

  • Vivre de mes rêves

    « Il faut bien, écrit Tchekhov, que je m’accommode de mon sort et vive de mes rêves ». Vivre de mes rêves. Lettres d’une vie d’Anton Tchekhov (Bouquins, 2016) offre une nouvelle traduction par Nadine Dubourvieux d’un « choix de lettres – dont certaines, longtemps censurées pour cause d’ « indécence », sont traduites ici pour la première fois dans leur intégralité » (quatrième de couverture). Une édition bienvenue cinquante ans après celle des Editeurs Français Réunis (1966). 

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    En couverture, portrait de Tchekhov à Moscou en 1883

    Dans la préface, Antoine Audouard cite Simon Leys : « dans l’histoire de la littérature, je ne vois guère que Tchekhov chez qui la qualité de l’homme semble avoir correspondu à la qualité de l’artiste. » La traductrice signale que l’édition russe compte environ quatre mille quatre cents lettres, une partie de toutes celles qu’il a écrites, et les archives de Tchekhov (1860-1904), près de dix mille lettres reçues. Huit cents lettres de Tchekhov ont été retenues ici, livrées in extenso. Il aimait en écrire et en recevoir, il le rappelle souvent à ses correspondants.

    Ce premier billet couvre un peu moins de la moitié du livre, avant la première lettre écrite à Melikhovo, dans sa première maison, achetée en 1892. Grosso modo, comme pour ma première lecture de Correspondance 1877-1904. J’avais privilégié le fil biographique, cette fois je préfère reprendre quelques thèmes qui reviennent dans ses lettres et révèlent sa personnalité, son style épistolaire, son humour aussi. 

    Le besoin d’argent revient souvent sous la plume d’Anton. Il a deux frères aînés, Alexandre (écrivain et journaliste) et Nikolaï (peintre), mais c’est lui le véritable soutien de sa famille, leur père peinant à la prendre en charge, avec leur mère (« mamacha »), leurs deux frères et une sœur (Maria/Macha) plus jeunes. La petite dernière, Evguenia, est morte en bas âge. C’est d’abord pour des raisons alimentaires que le jeune médecin se met à écrire de petits récits pour des revues humoristiques.

    A Solomon Kramarov (un condisciple de Taganrog, sa ville natale), le  8 mai 1881 : « Viens t’installer à Moscou !!! Je suis tombé dingue amoureux de Moscou. Qui s’y habitue n’en repart plus. Je suis maintenant moscovite à jamais. Viens faire de la littérature. Ce genre de plaisir impossible à Kharkov, me procure à Moscou au bas mot cent cinquante roubles par an. » Dix ans plus tard, à son ami Souvorine : « Quand je vivrai en province (ce dont je rêve maintenant nuit et jour), j’exercerai la médecine et lirai des romans. »

    En décembre 1884, il crache pour la première fois du sang, mais minimise, juge son état général « satisfaisant ». A son oncle Mitrophane, avec qui il passait jadis des soirées entières à converser, il écrit : « Or une lettre, aussi longue soit-elle, ne dira pas même le millième de ce qu’on aimerait raconter… » et « Ma médecine fait son petit bonhomme de chemin. Je soigne à tour de bras. Chaque jour, il me faut dépenser plus d’un rouble en cochers. Je connais beaucoup de gens et par conséquent bon nombre de malades. Finalement, j’en soigne la moitié gratis, l’autre me paie d’un billet de trois ou cinq roubles. » (janvier 1885)

    Tchekhov déménage au fil des saisons. Dès le printemps, il n’aspire qu’à vivre à la campagne, se rend chez un ami ou loue une datcha. Il aime pêcher, faire la sieste. En septembre, il rentre à Moscou où leur appartement sans luxe superflu permet aux Tchekhov un mode de vie simple, sans dettes. Dès qu’il sera riche, il achètera une ferme, répète-t-il souvent.

    A l’occasion, il donne des conseils. A son frère Nikolaï, qui boit et se dispute trop souvent, il énumère les qualités des « gens éduqués », l’encourage à travailler, lire, étudier… A d’autres, il explique comment faire pour être édité dans une revue ou pour mieux écrire. Il donne franchement son avis sur les récits qu’on lui soumet et sur la manière de les améliorer. « Si la littérature est considérée comme un art, c’est parce qu’elle dépeint la vie telle qu’elle est effectivement. » (janvier 1887)

    « Toute l’énergie doit être tournée vers deux forces : l’être humain et la nature. » « En Europe occidentale, les gens crèvent d’avoir une vie trop étriquée, trop étouffante, alors que nous, nous crevons d’avoir trop d’espace. » (février 1888) « L’artiste ne doit pas être le juge de ses personnages et de ce dont ils parlent, il doit être uniquement un témoin impartial. » (mai 1888) « Déclarons sans ambages qu’en ce monde on n’y entend goutte. Ne savent tout et ne comprennent tout que les imbéciles et les charlatans. » (juin 1888)

    La liberté est sa valeur la plus chère : celle des autres, la sienne, dans la vie comme dans l’écriture. Tout en se disant « vieux célibataire », Tchekhov apprécie la compagnie des femmes intéressantes, se rend dans des maisons « de tolérance », commente le jeu des acteurs et des actrices. Ses lettres révèlent un homme droit, responsable, travailleur, et aussi affectueux, enjoué, très sociable, aimant les chiens et les chats. D’année en année reviennent les formules traditionnelles : à Pâques, on se dit et s’écrit « Christ est ressuscité ! » ; au Nouvel an, on n’oublie pas de se souhaiter beaucoup d’argent. On sourit souvent à sa façon personnelle de s’adresser au destinataire ou de terminer sa lettre par une formule originale.

    (A suivre)

  • Pitié

    Alexievitch Babel.jpg« En Russie, depuis la nuit des temps, on a toujours aimé les forçats, ce sont des pécheurs, mais aussi des malheureux qui souffrent. Ils ont besoin d’encouragement et de réconfort. Il y a toute une culture de la pitié que l’on conserve précieusement, surtout dans les campagnes et les petites villes. Ce sont des femmes simples qui vivent là, elles n’ont pas internet, mais elles se servent de la poste. A l’ancienne. Les hommes boivent et se bagarrent, et elles, elles passent leurs soirées à s’écrire des lettres. Dans ces enveloppes, il y a l’histoire un peu naïve de leurs vies et toutes sortes de petits riens – des patrons de vêtements, des recettes de cuisine, et à la fin, on trouve obligatoirement des adresses de détenus. L’une a un frère en prison, et il a donné les coordonnées de ses camarades. Pour d’autres, c’est un voisin ou un camarade de classe. […]
    Quand on écoute les gens, dans les campagnes, la moitié des hommes ont déjà fait de la prison ou sont en train d’en faire. Et nous, nous sommes des chrétiens, nous devons aider les malheureux. »

    Extraits du récit de la réalisatrice Irina Vassilieva in
    Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge ou Le Temps du désenchantement

  • Fascination du vide

    Passé la trêve des confiseurs, les réunions de nouvel an, avant de le rendre à la bibliothèque, j’ai poursuivi la lecture de La Fin de l’homme rouge ou Le Temps du désenchantement (2013, traduit du russe par Sophie Benech) de Svetlana Alexievitch. La seconde partie, La fascination du vide, rapporte « Dix histoires au milieu de nulle part », durant la décennie suivante : 2002-2012.

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    Vue de Moscou en 2004 : sur la rive gauche de la Moskova,
    Immeuble d'habitation de la berge Kotelnitcheskaïa

    Des années 1990, « les années Eltsine », elle entend dire que c’était une époque heureuse... ou des années désastreuses. Des années 2000, « les années Poutine », qu’elles ont été « grasses… grises… brutales… tchékistes… brillantes… stables… souveraines… orthodoxes… » Loin du rêve d’un « paradis démocratique » après la fin de l'URSS, de nombreux Russes se sont retrouvés « dans un endroit où c’était encore pire qu’avant ».

    Roméo et Juliette s’appelaient Margarita et Abulfaz, dans le récit d’une réfugiée arménienne de 41 ans, née en Azerbaïdjan, à Bakou, au bord de la mer, où « les Azerbaïdjanais, les Russes, les Arméniens, les Ukrainiens, les Tatars… » vivaient ensemble, tous soviétiques, tous parlant russe. A dix-huit ans, au printemps, un grand et beau garçon lui fait la cour – le grand amour qu’elle attendait : Abulfaz, qui est musulman.

    A trente kilomètres de Bakou a lieu en 1988 le pogrom de Soumgaït contre les Arméniens. On rapporte des scènes horribles, là-bas, puis à Bakou même. Quand Margarita, enceinte, se préparera à accoucher, personne ne voudra la prendre en taxi, ni l’accueillir à la maternité. Elle accouchera chez une vieille sage-femme russe dans les faubourgs. Dès qu’elle le peut, sa famille se réfugie à Moscou, avec de faux papiers. Abulfaz ne pourra les rejoindre que sept ans plus tard.

    Devenus des « individus de nationalité caucasienne », ils ne trouvent pas d’appartement à louer – les annonces précisent « pour famille slave », pour « Russes orthodoxes »« Tous les Arméniens de Bakou sont partis en Amérique », sa mère, son père… A l’ambassade des Etats-Unis, on n’a pas voulu croire à l’histoire de Margarita, « trop belle et trop horrible ».

    Les récits se succèdent sur les changements « après le communisme ». Fini le temps où « tout le monde vivait de la même façon ». A la mort de la grand-mère, des inconnus se présentent pour les aider à organiser l’enterrement – leur grande générosité deviendra chantage : ils sont chassés de chez eux, c’est le début d’une errance terrible d’un endroit à l’autre, de conditions de vie impossibles.

    Alissa, 35 ans, raconte dans le train pour Pétersbourg comment elle a fait carrière, se méfiant des hommes qui « considèrent les femmes comme des proies, des trophées de guerre, des victimes ». Ses parents enseignants l’emmenaient à Sotchi en été, lisaient, allaient au théâtre – des « romantiques », juge-t-elle. Elle a gagné Moscou en stop, décidée à réussir dans le nouveau monde de l’argent, même sans amour. « La solitude, c’est un choix. Je veux avancer. Je suis une chasseresse, pas une proie soumise. C’est moi qui choisis. La solitude ressemble beaucoup au bonheur. »

    Une étudiante blessée lors d’un attentat terroriste dans le métro de Moscou témoigne à contrecœur, parce que sa mère insiste. Son regard sur les gens a changé, elle ne se sent plus « aucun lien avec eux ». (Il y a eu des attentats terroristes dans la capitale russe en 2000, 2001, 2002, 2003, 2004, 2006, 2010, 2011, note Svetlana Alexievitch.) Les « frères pour l’éternité » de l’époque soviétique sont devenus cruels avec les « étrangers », la violence des « crânes rasés » diffuse tant de « la haine dans l’air » !

    A Moscou en 2004, nous avons regardé les immeubles staliniens sans imaginer qu’en dessous des « nouveaux Russes » enrichis, des Tadjiks et des Ouzbeks vivaient au sous-sol, « dix-sept à vingt personnes par pièce ». Quand l’autrice les rencontre avec un ami journaliste, ils disent leur satisfaction de trouver beaucoup de travail dans la capitale, mais aussi leur peur constante des agressions dans la rue.

    Témoignages du monde des prisons, des lendemains de manifestation…  La Fin de l’homme rouge ou Le Temps du désenchantement de Svetlana Alexievitch, livre lourd de désillusions terribles, se termine avec les « Commentaires d’une femme ordinaire » de soixante ans, fataliste : « Nous, on continue à vivre comme on a toujours vécu. Sous le socialisme, sous le capitalisme… » Pour elle, il faut tenir le coup jusqu’au printemps, jusqu’à la floraison de son lilas.

    S’il fallait un seul mot pour résumer ce « roman des voix », comme l’appelle Svetlana Alexievitch dans un entretien, je choisirais « Souffrances », le titre d’un film évoqué lors d’une rencontre avec sa réalisatrice, Irina Vassilieva. Le Monde, en 2013, parlait de « tombeau littéraire de l’URSS ».