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culture - Page 12

  • Marguerite oubliée

    marguerite van de wiele,le carnet et les instants,littérature française de belgique,culture,écrivaine belge,amlMarguerite Van de Wiele (1857-1941) est en effet une femme en vue et hors ligne, la première en Belgique à vivre de sa plume, et ce, pendant six décennies. Sa carrière démarre en trombe en 1878 par la publication de « L’ange envolé » dans L’office de publicité, qui sera très rapidement traduit et publié en anglais. Elle enchaîne l’année suivante avec un premier roman, Lady Fauvette, qui sera un grand succès de librairie, comme le seront plusieurs œuvres publiées ultérieurement.

    marguerite van de wiele,le carnet et les instants,littérature française de belgique,culture,écrivaine belge,amlJournaliste, critique littéraire et critique d’art, elle publie aussi bien à Bruxelles, dont elle est originaire, qu’à Paris : son œuvre se distille dans les pages des quotidiens et revues de l’époque avant de passer en volumes reliés. Féministe convaincue, volontiers philanthrope, première responsable de la section du livre et de la presse au sein du Conseil national des femmes belges (dont elle sera la présidente de 1919 à 1935), elle est aussi faite chevalier de l’Ordre de Léopold et reçoit la médaille de la reine Elisabeth pour son rôle durant le premier conflit mondial, pour ne relever que quelques saillances dans sa carrière.

    Christophe Meurée, Briller par son absence : Marguerite Van de Wiele et (pas) toutes les autres… (Le Carnet & Les Instants, n° 218, du 1er janvier au 31 mars 2024, Bruxelles)

    Portrait de Marguerite Van de Wiele © AML (d'après Le Carnet & Les Instants, n° 218, p. 33)

    Gustav Max Stevens, Portrait de Marguerite Van de Wiele, écrivain, huile sur toile, 101 x 72.5 cm

  • Bonnes lectures !

    Bonne & heureuse année,
    Meilleurs vœux,
    Bonne santé !

    Ces formules traditionnelles, chères lectrices, chers lecteurs de T&P, je vous les adresse bien sûr en ce premier jour de l’an. Aujourd’hui, à l’instar du « A mercredi prochain, lisez bien ! » d’Augustin Trapenard pour terminer chaque Grande Librairie, je vous souhaite en particulier une bonne année de lecture ! Un vœu inspiré par l’excellent numéro 218 de la revue des Lettres belges de langue française, Le Carnet & Les Instants, le premier de cette nouvelle année.

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    Privat Livemont

    A la une, « Des Belges en poche », un dossier de Michel Torrekens qui va des 70 ans du Livre de Poche en 2023 aux 40 ans de la fabuleuse collection d’écrivains belges, Espace Nord (Numéro spécial à lire en ligne). Deux conditions pour accéder au format de poche : la durée (en général un an dans l’édition en grand format) et la rentabilité (« aujourd’hui on parle de 5000 étant donné qu’il y a de moins en moins de romans qui atteignent les 10 000 exemplaires vendus en première édition. ») Parmi les auteurs belges présentés dans les encadrés, j’ai noté Emmanuelle Dourson pour Si les dieux incendiaient le monde et Isabelle Bary pour Zebraska. Les connaissez-vous ?

    Un article signé Jan Baetens m’a fort intéressée : « Du roman à la bande dessinée ». Rappelant d’emblée que « roman graphique n’est pas synonyme d’adaptation littéraire », il examine les raisons du succès grandissant des « adaptations dessinées ». D’abord, « la crise du roman, qui est avant tout une crise de la lecture ». On lit de moins en moins de romans, la place de la littérature recule dans l’enseignement, son prestige s’effondre avec « la concurrence accrue d’autres formes de divertissement et d’information » et, dit-il, la « difficulté de trouver le temps de lire ». (Sans commentaire.)

    Il y a bien sûr d’autres raisons à ce succès, positives. Longtemps opposées, la littérature et la bande dessinée resserrent leurs liens. Baetens souligne que « le transfert du roman à la bande dessinée ne se limite pas à la seule trame narrative et au contexte socio-historique ». Un texte ne se limite pas au contenu, il propose aussi un style, un rythme ; il ne se lit pas de la même manière qu’une planche de bande dessinée. Comment se lit-elle et qu’y lit-on d’abord, le texte ou l’image ?

    Pourquoi Mariedl, une histoire gigantesque, a-t-il remporté le prix Espiègle de la première œuvre en littérature jeunesse ? L’univers de Simenon se prête-t-il au Neuvième Art ? Comment se fait-il qu’« aux  Archives et Musée de la littérature, il n’existe aucun fonds constitué d’une écrivaine avant Marie Gevers (1883-1975) ? De bonnes questions sont au menu de ce premier Carnet de 2024. J’y pêche cette citation d’Alain Resnais, un critère que je reprends volontiers à mon compte pour ce qui est de la littérature : « C’est vivant, ou c’est mort. »

    Bonne année de lecture !

  • S'émanciper

    luisa carnes,tea rooms,roman,littérature espagnole,société,pauvreté,salon de thé,service,injustice sociale,révolte,féminisme,culture,extrait« Ici, les seules femmes qui pourraient s’émanciper grâce à la culture ce sont les filles des grands propriétaires, des banquiers, des commerçants prospères ; et ce sont précisément les seules femmes qui se moquent complètement de leur émancipation, parce qu’elles n’ont jamais porté de souliers usés, n’ont jamais connu la faim qui engendre des rebelles. Matilde a entendu quelque chose à ce sujet, elle ne sait plus où ; ou alors elle l’a lu dans un livre, mais là non plus elle ne se souvient pas dans lequel exactement. Dans les pays capitalistes, et en particulier en Espagne, il existe un dilemme difficile à résoudre : choisir le foyer, par l’intermédiaire du mariage, ou l’usine, l’atelier et le bureau. L’obligation de contribuer à vie au plaisir de l’autre, ou la soumission absolue au patron ou au supérieur immédiat. D’une façon ou d’une autre, l’humiliation, la soumission au mari ou au maître spoliateur.
    Est-ce que cela ne revient pas exactement au même ?
    – Ne prends pas cet air grave, voyons ; je ne t’en parlerai plus.
    – Mais je ne prends pas un air grave, Antonia. »

    Luisa Carnés, Tea rooms. Femmes ouvrières

    Couverture inspirée par l'uniforme des ouvrières
    &
    Achevé d’imprimer original en dernière page
    (ci-contre, cf. la silhouette de Luisa Carnés)

  • L'escalier de service

    Dès les premières pages de Tea rooms. Femmes ouvrières de Luisa Carnés (traduit de l’espagnol par Michelle Ortuno), j’ai reconnu Matilde, la jeune femme qui passe un entretien d’embauche dans un bureau, une des nombreuses candidates « de styles et d’âges des plus variés » à s’y présenter, puis à rentrer chez elle après avoir donné les dix centimes qui lui restent à l’achat d’un beignet chaud plutôt qu’à prendre le tramway, malgré la pluie qui s’infiltre dans ses chaussures usées. Comme je n’en avais pas parlé ici, j’ai relu ce roman trop longtemps ignoré.

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    Sur des palissades, on a écrit « Ouvriers ! Préparez-vous à lutter contre la guerre impérialiste ! » Chez elle, Matilde trouve « la grande pagaille de ses frères et sœurs » mais aucune odeur de cuisine, sa mère n’a rien préparé. Une enveloppe est arrivée : un certain M. F. de l’agence Rik demande à  Matilde son portrait, son âge et si elle vit avec sa famille à Madrid – « Sale type » réagit-elle, alors que sa mère n’a pas compris le piège. A six, ils partagent un bout de fromage.

    Ce roman publié en 1934 n’a été traduit en français qu’en 2021, dans la collection La Sentinelle qui porte « une attention particulière aux histoires et parcours singuliers de gens, lieux, mouvements sociaux et culturels ». Presque un siècle plus tard, on voudrait croire qu’en Europe en tout cas, les droits sociaux sont mieux respectés, que la faim n’est plus un problème, mais La Libre rappelait il y a peu la 12e place de la Belgique dans un classement récent sur la pauvreté infantile, avec même 21% d’enfants pauvres en région bruxelloise !

    Dans son roman. Luisa Carnés n’hésite pas à opposer les conditions de vie des femmes riches et des pauvres : au printemps, les premières pensent à renouveler une partie de leur garde-robe, les autres craignent le soleil qui va éclairer davantage leurs chaussures informes et les défauts de leur tenue. Devant le salon de thé bien fréquenté où s’arrête Matilde, elle retrouve cette division entre « ceux qui utilisent l’ascenseur ou l’escalier principal » et « ceux de l’escalier de service ». A l’intérieur, entre les petites tables, des serveurs en frac, des femmes en blouse noire – « Qu’est-ce que ça sent bon là-dedans ! »

    Matilde va y travailler, sous les ordres d’Antonia : nettoyer les tiroirs du comptoir, y disposer des ensaimadas et les compter, dépoussiérer, couper droit le papier, empaqueter et faire le nœud coulant autour des boîtes… Pas de temps mort, il y a toujours quelque chose à faire. Peu à peu, elle découvre la clientèle qui varie selon le jour ou l’heure, elle observe les autres employés, leur caractère, leur façon de faire. Dans le salon, l’hygiène est strictement observée, mais dans le réduit où les filles de service se changent pour se mettre en uniforme, ça sent mauvais, un « nid à punaises et à cafards ».

    Tea rooms raconte leur quotidien au travail, les rivalités et les ententes, la précarité de leur situation : celle qui a sursauté devant la clientèle du dimanche – « une souris ! » – est renvoyée le soir même, elle n’aura plus qu’à se prostituer pour survivre. Au dehors aussi, l’agitation s’amplifie, on chante L’Internationale, il y a des émeutes, les forces de l’ordre sont de plus en plus visibles dans les rues. La grève menace.

    Au salon de thé, deux « nouvelles » n’ont pas le même statut. Laurita, une parente du chef, qui adore le cinéma, les acteurs, les belles robes, qui aime montrer ses jambes, a tout de suite les faveurs de la responsable et tutoie tout le monde. Marta, une jolie jeune fille misérable qui a osé s’adresser directement à « l’ogre » – elle avait besoin de travailler immédiatement, sa famille n’ayant plus de quoi la nourrir –, se nourrit en cachette de restes que lui donne Antonia, qui l’a prise en pitié. Un jeune livreur n’a d’yeux que pour Matilde, mais celle-ci n’est pas du tout attirée par le mariage ou la vie de femme au foyer – « il y a aussi des femmes qui prennent leur indépendance, qui vivent de leurs efforts, sans avoir besoin de « supporter des types » ».

    Luisa Carnés (1905-1964), écrivaine et journaliste engagée, dénonce l’exploitation sociale dans Tea rooms à travers le travail quotidien des ouvrières confrontées à des problèmes de toutes sortes. Dans le Madrid des années 1930 où la révolte s’organise, certaines, comme Matilde, rêvent de s’émanciper. Arts Libre annonçait hier la sortie, chez le même éditeur, de La femme à la valise, onze nouvelles « glaçantes » sur l’Espagne de la fin des années 1930, sous Franco, publiées entre 1945 et 1955 au Mexique où l’autrice s’était réfugiée en 1939 – des récits « qu’il n’est pas vain de lire en ces temps troublés. »

  • N'importe où

    Kokantzis Gioconda poche.jpg« Tant que durait l’été, la nuit tardait à venir, et avec elle arrivait l’heure du couvre-feu. Se glisser en douce hors de la maison après cette heure-là ? Nos parents nous l’avaient depuis longtemps interdit à cause du danger. Mais l’été avait un avantage : on pouvait se trouver un coin presque n’importe où, s’asseoir dans les herbes sèches, s’allonger. Nous devenions prudents comme des conspirateurs. Notre comportement dut bien des fois déconcerter nos amis, et je surpris souvent – du moins me sembla-t-il – des regards soupçonneux. »

    Nìkos Kokàntzis, Gioconda