Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

autobiographie - Page 2

  • Passager clandestin

    J’étais impatiente d’arriver à ce récit de Modiano, Un pedigree (2005), auquel tant d’articles renvoient et qui éclaire son passé, avant sa naissance en tant qu’écrivain. (Un titre en écho au roman de Simenon inspiré par sa vie.) Bien qu’il figure dans Romans, c’est son texte le plus autobiographique. Patrick Modiano, né « d’un juif et d’une Flamande qui s’étaient connus à Paris sous l’Occupation », s’est attelé à baliser le mieux possible sa vie entre sa naissance, le 30 juillet 1945, et sa majorité, en 1966.

    modiano,un pedigree,récit,romans,littérature française,prix nobel,autobiographie,enfance,jeunesse,parents,culture
    En couverture, une photographie de René Maltête

    Sa mère (°1918, Anvers) était fille d’ouvrier et petite-fille de docker (son grand-père Louis Bogaerts « avait posé pour la statue du docker, faite par Constantin Meunier et que l’on voit devant l’hôtel de ville d’Anvers »). A vingt ans, elle est devenue comédienne puis « girl » au music-hall. Modiano reprend les noms des personnes et des lieux que fréquentait cette « jolie fille au cœur sec ». Son chow-chow dont elle ne s’occupait pas « s’était suicidé en se jetant par la fenêtre. Ce chien figure sur deux ou trois photos et je dois avouer qu’il me touche infiniment et que je me sens très proche de lui. » A Paris depuis juin 1942, elle habitait une chambre 15, quai de Conti, dans l’appartement loué par deux amis. Il donne leurs noms ainsi que ceux de ses visiteurs : « Que l’on me pardonne tous ces noms et d’autres qui suivront. Je suis un chien qui fait semblant d’avoir un pedigree. »

    Son père (°1912, Paris) a une histoire plus compliquée. « Son père à lui était originaire de Salonique et appartenait à une famille juive de Toscane établie dans l’Empire ottoman. Cousins à Londres, à Alexandrie, à Milan, à Budapest. » Albert Rodolphe Modiano a quatre ans quand son père meurt. « Dans son adolescence et sa jeunesse, il est livré à lui-même. » Après l’internat au collège Chaptal, il ne passe pas son bac. Quand la seconde guerre mondiale éclate, « il vit déjà d’expédients. » Adresses multiples, noms d’emprunt, affaires diverses. Avec une amie juive allemande, « ils se font rafler un soir de février 1942 » dans un restaurant, ils n’ont aucun papier sur eux. Lui parvient à s’échapper du commissariat, elle sera libérée grâce à l’intervention de quelqu’un. « Demi-monde ? Haute pègre ? » Il s’interroge sur le monde où évoluait son père. « Drôles de gens. Drôle d’époque entre chien et loup. Et mes parents se rencontrent à cette époque-là, parmi ces gens qui leur ressemblent. »

    Il suit leurs traces sous l’Occupation, période que son père avait évoquée un soir : « j’avais senti qu’il aurait voulu me confier quelque chose mais les mots ne venaient pas. » Ils se cacheront en Touraine jusqu’à la Libération, puis rentreront à Paris. « Le 2 aout 1945, mon père vient à vélo déclarer ma naissance à la mairie de Boulogne-Billancourt. » En 1947 naît son frère Rudy. En septembre 1950, on les baptise à Biarritz où ils vivent seuls pendant deux ans, sous la protection de la gardienne de la Casa Montalvo.

    Aucun souvenir d’un geste « de vraie tendresse » de la part de sa mère à Paris, qui les confie en 1952 à une amie de Jouy-en-Josas. Son père leur rend visite de temps en temps avec Nathalie, son amie hôtesse de l’air. Paris de 1955 à 1956, école communale, catéchisme. Patrick Modiano se rappelle le quartier, les Tuileries, ses lectures d’alors, les vacances à Deauville dans un petit bungalow avec son père et Nathalie. Son frère meurt en février 1957 – « A part mon frère Rudy, sa mort, je crois que rien de tout ce que je rapporterai ici ne me concerne en profondeur. » Pensionnat à l’école du Montcel, l’école « des enfants mal-aimés, des bâtards, des enfants perdus ». Lectures. Promenades du dimanche avec son père, qui donne toujours des « rendez-vous » dans des endroits divers et l’emmène parfois au cinéma. Grandes vacances à Megève. Séjour en Angleterre. Rares lettres de sa mère.

    Année après année, Modiano note ce dont il se souvient. Il quitte régulièrement des établissements où ils l’ont placé pour rejoindre ses parents, en espérant qu’ils le garderont quelque temps à Paris. Quand il confie à son père qu’il veut devenir écrivain, celui-ci insiste dans une lettre pour qu’il étudie d’abord, citant Sartre ou Claudel qui ont fait « de brillantes études ». Le seul diplôme de Modiano, ce sera le bac, passé à Annecy. Du lycée Henri-IV, il écrit : « jamais un internat ne fut aussi pénible […] surtout à l’heure où je voyais les externes sortir, par le grand porche, dans la rue. » Quand il s’enfuit, son père menace « de ne plus subvenir à son entretien », puis finit par se résoudre à ce qu’il vive avec sa mère. Celle-ci oblige son fils à mendier « un billet de cinquante francs » à chaque rendez-vous avec son père. Tenté « d’écrire noir sur blanc et en détail » ce qu’elle lui a fait subir, il se tait et pardonne.

    « Et de menus événements se succèdent et glissent sur vous sans y laisser beaucoup de traces. Vous avez l’impression de ne pas pouvoir vivre encore votre vraie vie, et d’être un passager clandestin. » Alors qu’approche pour Modiano l’âge de la majorité, son père veut lui faire devancer l’appel au service militaire, pour être débarrassé de lui. Il lui signifie de ne plus compter sur lui dès ses 21 ans atteints. La réponse sera tout aussi cinglante : « Cher Monsieur » écrit-il à son père, ce que celui-ci prend très mal. Ils ne se reverront plus. Patrick Modiano regrettera d’avoir écrit cette lettre. Son premier roman a été accepté. « J’avais pris le large avant que le ponton vermoulu ne s’écroule. Il était temps. »

  • Le côté expérimental

    Nothomb merle noir.jpg« Le rossignol du Japon est un oiseau somptueux. Vêtu d’un kimono multicolore, il chante comme une diva. On se doute que je ne parvins pas à lui ressembler. Je tiens davantage du merle, de par la noirceur de mon plumage mais aussi le côté expérimental de mon chant. Singulier artiste que le merle, capable du meilleur comme du pire. Ce que j’apprécie chez lui, c’est qu’il n’est jamais satisfait et qu’il ne se fixe aucune limite. »

    Amélie Nothomb, Psychopompe

    Aussi en hommage au merle noir qui nous en-chante jour après jour (source de la photo)

  • Nothomb en oiseau

    Avec Psychopompe, Amélie Nothomb a réussi un de ses plus beaux vols. Bien qu’il soit indiqué « roman », elle y déroule le fil d’une trajectoire personnelle moins aisée qu’il n’y paraît. Elle l’ouvre avec un conte traditionnel nippon que sa nounou japonaise lui a raconté quand elle avait quatre ans, celui d’un marchand de tissus subjugué par la splendeur des grues blanches. L’histoire est belle et cruelle.

    amélie nothomb,psychopompe,roman,littérature française,écrivaine belge,autobiographie,oiseaux,écriture,culture

    La petite fille d’alors, qui rêve de voir des grues, ne s’intéresse pas encore aux passereaux. Mais une fois « arrachée au Japon », quand son père est « posté » à Pékin l’année suivante, les chants d’oiseaux lui manquent. Mao les a rendus responsables des « famines et autres nuisances », on les massacre. Seul le corbeau subsiste à Pékin, intelligent, mais au croassement décevant.

    New York, 1975, ce sont les retrouvailles avec toutes sortes d’oiseaux, « comme une résurrection », à Central Park et dans la forêt où ils vont le week-end : « Les geais, les merles – les fameux mocking birds, les cardinaux, les bruants hudsoniens, il n’y en avait que pour le ciel. » Ecouter leur chant à l’aube, les reconnaître. L’hiver, le chant du merle la bouleverse. « Beaucoup plus tard, quand j’entendis l’air célèbre du Génie du froid, je me demandai si Purcell n’avait pas trouvé son inspiration dans cette pratique hivernale des oiseaux. »

    Mais c’est au Bangladesh (son père nommé ambassadeur à Dacca), à onze ans, qu’elle situe le « kensho : éveil qui, pour ne pas être définitif, sépare le temps en un avant et un après » – « Il m’apparut que l’oiseau était la clef de mon existence. » Dans son « obsession aviaire », son père voit une quête symbolique de la liberté. « A quoi bon rêver d’anges et de chimères quand il existe pour de vrai une créature qui dépasse notre entendement ? »

    La lecture de manuels d’ornithologie est « une source d’étonnement sans fin », l’observation des oiseaux, une passion. A Sylhet, ville entourée de jungle, elle voit pour la première fois l’oiseau-dragon au « nom fabuleux d’engoulevent oreillard ». Elle l’observe aux jumelles. « L’affût du regard changea ma vie. » Elle rêve de voler comme lui ou de nicher au sol au-dessous des arbres à thé.

    Cox’s Bazar, la seule station balnéaire du Bangladesh, devient leur destination préférée. Nager dans le golfe du Bengale fait son bonheur. « Nager, c’était voler sous l’eau. » Ils y côtoient la misère, elle joue « avec les enfants du peuple de la plage » qui ne nagent pas. Les expatriés qui restent entre eux les voient comme des excentriques. Ses parents se passionnent pour « cette jeune démocratie ». Ils fréquentent la léproserie tenue par des religieuses belges.

    Amélie Nothomb raconte et fait flèche de tout bois : « Quand on se sent incapable d’une pensée digne de ce nom, il reste l’observation : voici ce que m’apprit l’amour des oiseaux. » Engoulevents ou autres. « La contemplation perpétuelle d’un être furtif m’enseigna l’art d’aimer l’insaisissable. »

    Au Bangladesh, à douze ans, « on mariait les filles de [son] âge ». L’adolescente a peur de l’armateur de Cox’s Bazar, la cinquantaine, qui la dévisage et recherche la compagnie de la « young lady », l’invite sur son yacht, sans que ses parents s’y opposent. Elle l’écoute, reste sur ses gardes. En étudiant les langues anciennes (neuf heures de latin, six heures de grec), elle découvre l’impératif passif : « Sois tué ! » ou « Sois mangé ! »

    En peu de mots mais si intenses, Amélie Nothomb dit l’agression subie dans l’eau du golfe du Bengale. Sa mère l’entend hurler et accourt : « Pauvre petite. » Ses agresseurs ont fui. « Je ne devins pas folle. Quelque chose s’éteignit en moi. On ne me vit plus dans aucune eau. » Treize ans. Elle apprend qu’Hermès, « le dieu messager aux pieds ailés, pouvait être qualifié de psychopompe. Le psychopompe était celui qui accompagnait les âmes des morts dans leur voyage. »

    Au milieu du roman, l’atmosphère change. Comment approcher la mort ? Deux ans d’anorexie. Après le Bangladesh, la Birmanie, le Laos. Réapprendre la nourriture. Après avoir été œuf, puis oisillon, Amélie Nothomb retrouve la santé, devient une jeune femme qui écrit. Dans cette nouvelle partie de son existence, elle se fait oiseau : « Désormais, écrire, ce serait voler. » La passion des oiseaux va désormais de pair avec la passion de l’écriture, sur laquelle l’écrivaine nous offre de très belles pages qui éclairent son œuvre.

    « Ecrire à tire-d’aile » est pour Amélie Nothomb sa façon d’apprivoiser le temps, le vide, la mort. Lisez Pyschopompe, un de ses plus beaux chants.

  • L'anniversaire

    Condé Pocket.jpg« Vêtue d’une tunique bleu ciel, je paradai et posturai devant elle pendant trois bons quarts d’heure.
    Brusquement, elle me fixa. Ses yeux étaient recouverts d’une pellicule brillante. Bientôt, celle-ci se déchira et des larmes dessinèrent des sillons le long de ses joues poudrées.
    - C’est comme ça que tu me vois ? interrogea-t-elle sans colère.
    Puis elle se leva, traversa le salon et monta à sa chambre. Je n’avais jamais vu pleurer ma mère. Même pas quand elle s’était cassé l’os des bras en glissant dans l’escalier. J’éprouvai d’abord un sentiment capiteux qui ressemblait à de l’orgueil. Moi, dix ans, la petite dernière, j’avais dompté la Bête qui menaçait d’avaler le soleil. J’avais arrêté les bœufs de Porto Rico en plein galop. Puis le désespoir me prit. Bon Dieu, qu’est-ce que j’ai fait ? Je n’avais pas retenu ma leçon. Mes démêlés avec Yvelise ne m’avaient pas suffi. Il ne faut pas dire la vérité. Jamais. A ceux qu’on aime. Il faut les peindre sous les plus brillantes couleurs. Leur donner à s’admirer. Leur faire croire qu’ils sont ce qu’ils ne sont pas. »

    Maryse Condé, Le cœur à rire et à pleurer

  • A rire et à pleurer

    C’est l’annonce du décès de Maryse Condé (1934-2024) en avril dernier et son évocation à La Grande Librairie, puis le billet d’Aifelle, qui m’ont conduite vers Le cœur à rire et à pleurer (1999), où l’écrivaine guadeloupéenne raconte ses souvenirs d’enfance. Sans fard, que ce soit dans le portrait qu’elle fait de sa famille, de son milieu, d’elle-même. « La petite dernière » d’une famille de huit enfants, elle dédie son livre à sa mère, la grande figure de sa vie : celle-ci n’était pas peu fière d’avoir échappé au destin de sa propre mère en devenant institutrice et en faisant un mariage avantageux avec un veuf qui « avait construit sa maison haute et basse rue de Condé ». Son père avait soixante-trois ans quand Maryse Condé est née, sa mère quarante-trois.

    maryse condé,le coeur à rire et à pleurer,récit,autobiographie,littérature française,guadeloupe,enfance,jeunesse,famille,lecture,racisme,culture

    La deuxième guerre mondiale les avait « privés de qui comptait le plus pour eux : leurs voyages en France. » Les compliments des garçons de café au terrasse – « Qu’est-ce que vous parlez bien le français ! » – les faisaient soupirer, eux qui étaient « aussi français qu’eux » (son père) et même « plus français » (sa mère). Ils étaient « plus instruits », avaient « de meilleures manières », lisaient davantage. Comme Maryse ne comprenait pas leurs réactions, elle s’était tournée vers son frère Alexandre (Sandrino) qui lui avait fourni une réponse à creuser : « Papa et maman sont une paire d’aliénés. » Elle s’était fabriqué une définition d’une personne aliénée : « une personne qui cherche à être ce qu’elle ne peut pas être parce qu’elle n’aime pas être ce qu’elle est ». Pour ne pas l’être, elle devint « répliqueuse et raisonneuse ».

    Née un Mardi gras, tandis que les masques envahissaient La Pointe, son « premier hurlement de terreur résonna inaperçu au milieu de la liesse d’une ville. Je veux croire que ce fut un signe, signe que je saurais dissimuler les plus grands chagrins sous un abord riant. » Forte de sa bonne réputation, sa mère l’inscrit dans une école payante tenue par des sœurs « fort cultivées ». « Dans notre milieu, toutes les mères travaillaient et c’était leur grande fierté » d’échapper aux tâches manuelles « qui avaient tellement défait leurs mères ». Maryse y rencontre celle qui sera sa meilleure amie, Yvelise, « aimante, rieuse comme une libellule, de caractère aussi égal que le mien était lunatique ». Elles étaient « de même couleur, pas trop noires, pas rouges non plus, de même hauteur, pareillement gringalettes […]. »

    Dans la même classe, assises côte à côte, Maryse était la première, Yvelise la dernière. Leur maîtresse, dont Maryse était la « bête noire » à cause de son indiscipline et de ses moqueries, donna pour sujet : « Décrivez votre meilleure amie. » Maryse reçut « huit heures de colle » à cause des « méchancetés » qu’elle avait écrites. « J’étais le digne rejeton d’une famille où l’on pétait plus haut que ses fesses, d’une famille de nègres qui se prenaient pour ce qu’ils n’étaient pas. » Leur amitié, heureusement, perdura.

    Ils habitaient « une rue digne, habitée par des notables, parfois aussi par des gens aux revenus modestes, toujours de parfaites manières. » Pour décrire leur mode de vie à la Guadeloupe, leurs histoires de famille, leurs vacances, Maryse Condé recourt aux expressions locales, au créole, surtout à l’oral. L’attachement à sa mère, Jeanne Quidal, « une très belle femme », transparaît dans toutes les anecdotes qu’elle raconte. La réputation « d’un personnage de légende », mais peu aimée « malgré ses charités inlassables » – « Car la base de son caractère était l’orgueil. Elle était fille d’une bâtarde analphabète qui avait quitté La Treille pour se louer à La Pointe. » Son intelligence exceptionnelle en fit « une des premières enseignantes noires ». A dix ans, sa benjamine compose son portrait pour l’anniversaire de sa mère, en s’attachant « à représenter de mon mieux un être aussi complexe ». Un désastre.

    A treize ans, elle est élève au lycée Fénelon à Paris ; son professeur de français, de réputation communiste, lui demande de faire un exposé « sur un livre de votre pays ». Le sujet la plonge dans la confusion, elle n’en connaît pas. Son frère lui indique La Rue Cases-Nègres de Joseph Zobel – c’était la Martinique, « l’île sœur de la Guadeloupe ». Elle dévore le livre. Son « engagement politique » est né « de de moment-là, de cette identification forcée au malheureux José. La lecture de Joseph Zobel, plus que des discours théoriques, m’a ouvert les yeux. […] J’étais « peau noire, masque blanc » c’est pour moi que Frantz Fanon allait écrire. »