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Russie - Page 16

  • La passion de Staël

    Rendez-vous manqué avec Nicolas de Staël à Martigny cet été, raison de plus pour lire Le Prince foudroyé, la biographie que lui a consacrée Laurent Greilsamer en 1998. Le peintre du superbe Ciel à Honfleur que j’avais admiré à la précédente rétrospective de la Fondation Gianadda impressionnait ses contemporains par sa haute taille (1m 96) et son allure, et surtout par un caractère sans demi-mesures. De quoi alimenter largement mes billets de cette semaine.

     

    Le Prince foudroyé, couverture du livre de poche.jpg

     

    Greilsamer remonte d’abord aux sources familiales des Staël von Holstein, de l’Allemagne à la Russie. Nicolas naît à Saint Pétersbourg en 1913, deuxième enfant du vice-commandant de la forteresse Pierre-et-Paul et de Lubov Vladimirovna. « Tel un prince, il est baptisé dans la cathédrale où reposent les dépouilles des tsars. » Bientôt, la révolution est en marche, les hôtels particuliers pillés, incendiés, la famille doit quitter la ville. Lubov parvient à faire établir que les Staël ne sont pas russes mais estoniens, ce qui leur permet l’exil. Après la Pologne, ce sera la Belgique, en octobre 1922.

     

    La mère de Marina, Nicolas et Olga, avant de mourir à quarante-sept ans, leur a désigné une amie pour tutrice. Celle-ci les confie à la garde des Fricero au 60 de la
    rue Stanley à Uccle, « le Neuilly bruxellois », où ils retrouvent d’autres rejetons de l’aristocratie russe. « Kolia » se rend aux offices orthodoxes, reçoit des cours de russe. Dès 1924, il est élève au collège Saint-Michel, qu’il déteste. Son indiscipline lui vaut deux ans d’internat, « un fiasco » qui se termine par un renvoi. Mis au collège Cardinal-Mercier de Braine-l’Alleud, au sud de Bruxelles, « Nicky » trouve un meilleur équilibre en mêlant sport et études. Il se rêve poète, écrit beaucoup, avant de déclarer : « Je serai peintre ! »

     

    Dans la classe-atelier de dessin de Henri Van Haelen, Staël se fait des camarades. « Entre eux, ses condisciples le surnomment « Le Prince ». La légende d’un aristocrate russe orphelin, abandonné, tombé du ciel telle une météorite, est née. » Géo de Vlamynck, professeur anticonformiste, lui ouvre la porte de son atelier, l’engage comme assistant pour une fresque sur l’art du verre dont il a reçu commande pour l’Exposition universelle.

     

    1935 : quatre mois de rêve, de randonnées en Espagne. Notes, croquis, couleurs, espaces. « J’aime l’Espagne de plus en plus, j’aime le peuple, l’ouvrier, le mendiant. Quelle misère et quels gens sympathiques ! » Les allées et venues ne cesseront plus. A Paris, il rencontre Rostislas Loukine qui l’initie à l’art des icônes. Première exposition à Bruxelles. Aux Pays-Bas, il étudie Rembrandt et Vermeer. « Sans le sou, il apprend l’art d’emprunter à tous. Endetté chronique, il rend au centuple, ou jamais. » Il veut « voyager et apprendre », part au Maroc.  « Je sais que ma vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine, c’est une raison pour que je construise mon bateau solidement et ce bateau n’est pas construit », écrit-il à Emmanuel Fricero, son père adoptif, en 1937. « Je travaille sans cesse et
    je crois plutôt que la flamme augmente chaque jour, et j’espère bien mourir avant qu’elle ne baisse. »

     

    C’est au Maroc qu’il croise Jeannine Teslar-Guillou. Elle voyage avec son mari et leur fils Antek, elle a cinq ans de plus que Nicolas, elle peint. Elle se sépare de son mari,
    ils ne se quitteront plus. Séjour en Italie, problèmes d’argent. A Paris, Staël s’inscrit à l’Académie d’art contemporain de Fernand Léger. Dans leur cercle d’amis, Jeannine « capte l’attention par ses remarques, son rire et ses calembours. Elle irradie et attire, quand Nicolas intrigue et intimide… ». Il vit complètement absorbé par la peinture, puis c’est la guerre. Il s’enrôle dans la Légion étrangère. Jeannine tombe malade, se réfugie à Nice. Encore des années difficiles. En 1942 naît leur fille Anne.

     

    La rencontre d’Alberto Magnelli et l’influence de son ami Henri Goetz produisent un tournant capital : Staël « fait disparaître le sujet sous l’impact de la forme. » Ce n’est pas un rejet de la figuration, mais une « affaire de tripes, d’instinct, de loyauté à l’égard de ses sensations. » Retour à Paris, d’un atelier à l’autre, jusqu’à ce que la marchande de tableaux Jeanne Bucher lui confie les clés d’un hôtel particulier dans le quartier des Batignolles, une chance. Jeannine s’occupe de l’intendance, élève Anne. Antek, douze ans, pourvoit au ravitaillement et à la cuisine. « Staël s’enferme et travaille. »

     

    Vie précaire, corps à corps avec la toile. Le 6 janvier 1944, une exposition sans cartons d’invitation attire les plus grands, dont Braque et Picasso, dans une galerie à l’arrière du boulevard de Montparnasse. Un jeune conservateur, Bernard Dorival, s’enthousiasme pour Staël : « Vos toiles sont d’une puissance sans réplique. L’autorité de l’exécution fait penser à Courbet. »

    ...

  • Moskva kva-kva

    Les gratte-ciel de Staline, indissociables aujourd’hui du paysage urbain moscovite, ont inspiré à Vassili Axionov (1932-2009) un roman satirique, Les Hauts de Moscou (Moskva kva-kva en russe, 2006). Ces sept « gigantesques bâtiments ou « grimpettes », comme les avait baptisés le peuple », étaient réservés dans les années 1950 aux « meilleurs citoyens de l’Union Soviétique athée ». Glika Novotkannaïa, l’héroïne du roman, s’y plaît dans un splendide appartement attribué à son père, physicien et général, et à sa mère docteur en histoire de l’art et membre de divers conseils d’administration dont celui responsable du prix Staline. L’étudiante en journalisme et championne de canoë s’est fiancée sur un coup de tête à Kirill Smeltchakov, poète et héros de l’URSS, 37 ans, qui a déjà publié avec succès quinze recueils de vers, et bénéficie également d’un appartement au dix-huitième étage de la Iaouza, avec vue sur le Kremlin. La perle de l’intelligentsia russe trouve commode de s’afficher avec ce séduisant aviateur-poète qui accepte de jouer le rôle de « l’éternel fiancé d’une vierge éternelle ».

     

    Kotelincheskaya_Naberezhnaja_Moscow_hires.jpg
    Kotelincheskaya Naberezhnaja Moscow © Dmitry Azovtsev

     

    Quelques mois plus tard, l’amerrissage en hydravion de George Mokkinaki, un amiral de la génération de Kirilli, sur la Moskva, subjugue tous les locataires du dix-huitième étage installés sur la terrasse et provoque un deuxième élan du cœur chez la jeune Glika, éperdue d’admiration. Kirilli a désormais un rival, mais un coup de téléphone
    de Iossif (Staline aime l’appeler quand il se saoule et exige alors qu’il l’appelle par son prénom), obsédé par Tito qui complote contre lui, ramène Smeltchakov à ses obligations : un congrès pour la paix à Paris, en compagnie de quelques écrivains soviétiques, puis une mission secrète au Japon.

     

    « Ah, cette Glika, me dis-je aujourd’hui en introduisant ces lignes dans mon ordinateur. C’est qu’elle avait alors mon âge moins dix mois. Il me semble que
    je l’ai rencontrée dans ce temps-là. 1952, cafardeux Childe Harold, je me
    balade autour du gratte-ciel, observant d’un œil sarcastique ses œuvres de granit : personnages, colonnades, tourelles pommes de pin. Je méprise de toutes les forces de ma jeune âme le style et le luxe de l’aristocratie stalinienne »
    confie alors le narrateur, qui ne fera son apparition dans le récit que plus tard, sous le nom discret d’Untel Untelovitch. « Et c’est vrai, des décennies ont passé depuis le milieu du Iks-Iks (XXe siècle) et qui pourrait imaginer Moscou sans ses sept grimpettes, sans ce défi au bon goût, ces monstruosités, cette hypertrophie pâtissière ? » Glika perd alors sa virginité, mais avec un autre personnage que ceux déjà présentés.

     

    Si sa fille porte à la manifestation du premier mai un portrait du bien-aimé Staline, avant de se rendre à une fête chez des « jouisseurs avides » qu’elle n’apprécie pas trop, Ariadna de son côté, rentre chez elle fatiguée de sa journée.  Faddéi lui sert du thé, le domestique est en réalité payé par les services secrets pour veiller à la sécurité du physicien aux travaux « top secret » et de sa famille. Un homme précieux, surtout quand on a un mari trop souvent absent, et en particulier quand ses absences coïncident avec un congé pour raisons familiales demandé par Nioura, l’épouse de Faddéi..

     

    Ni son père ni sa mère ne voient d’un bon œil Glika se rapprocher de Mokkinaki, mais ils ont trop à faire pour l’empêcher de s’envoler clandestinement avec lui vers l’Abkhazie, dans une villa somptueuse au bord de la mer – un endroit secret qui ressemble furieusement à Biarritz, idéal pour une demande en mariage. Glika dit oui, mais doit d’abord défendre les couleurs de son pays aux jeux olympiques d’Helsinki, d’où la jeune fille aux deux fiancés revient avec une médaille de bronze.

    Vous l’aurez compris, Axionov propose dans Les Hauts de Moscou un roman picaresque bourré de personnages improbables, de situations inédites, d’anecdotes. Sa description du Tout-Moscou et du régime Tout-Staline est d’une ironie inépuisable. Ses héros qui n’échappent pas tous aux vicissitudes du temps ont à composer avec les obligations de l’époque. XIXe Congrès du parti communiste, soirée du quarantième anniversaire d’Ariadna, jazz écouté en catimini, sous-marin dans la Moskva, les péripéties régaleront les amateurs d’action et de digressions, ceux qui ont aimé A la Voltaire.

    Dans l’immeuble tour de la Iouza, les protégés de Staline ont d’étranges voisins dont ils ne soupçonnent pas l’existence. Quand on sort de l’ascenseur au dix-huitième étage, il y a toujours bien quelqu’un sur le palier prêt à vous ouvrir sa porte et  à vous embarquer dans son histoire. A ceux qui n’ont rien lu de Vassili Axionov, je recommande néanmoins Une saga moscovite (1995), sa fresque maîtresse, où le tragique et le comique sont aussi présents, mais sans la frénésie baroque qui, dans ce roman-ci, noie parfois le sujet, au risque de lasser. Quoique... A voir l’air délétère qui enfumait Moscou et une partie de la Russie cet été, sous l’effet conjugué de la canicule, des incendies et de la pollution, comment ne pas voir tout de même dans ces excès un certain écho… au chaos ?

  • La ville mère

    « Et à mon quatrième, dans ma chambre envahie de livres achetés chez les bouquinistes, je rêve à l’été qui vient, où je monterai aux monts des Moineaux, au point de vue de Napoléon ; et de là je regarderai flamboyer les « quarante-quarante » sur les sept collines, et respirer, étinceler Moscou, Moscou, la ville mère. »

    Boulgakov, Les Quarante-quarante (Articles de variétés et récits, 1919-1927) 

    Moscou aux églises.jpg

     

  • Autrefois

    « Sur la rive opposée, où s’étendait maintenant un pré inondé par les crues du printemps, il y avait autrefois un grand bois de bouleaux ; et là-bas, sur ce mont chauve qu’on apercevait à l’horizon, bleuissait dans le temps une forêt de pins. La rivière était alors sillonnée de barques. Et maintenant tout était plat et uni, seul s’élevait sur la rive opposée un jeune bouleau, svelte comme une demoiselle, et sur la rivière on ne voyait que des canards et des oies ; on avait du mal à imaginer qu’il y eût ici jadis tant de barques. Il lui sembla même que le nombre des oies avait diminué. »

     

    Anton Tchekhov, Le violon de Rothschild 

    Forêt de bouleaux.JPG

     

     

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    « Vous avez exprimé le désir dans une de vos lettres que je vous envoie un récit international, en prenant pour sujet quelque fait de la vie d’ici. Je ne peux écrire un tel récit qu’en Russie, d’après mes souvenirs. Je ne peux écrire que d’après des souvenirs, je n’ai jamais écrit directement d’après nature. J’ai besoin que ma mémoire filtre le sujet et qu’il ne reste en elle, comme dans un filtre, que ce qui est important et typique. » 

    A F. D. Batiouchkov – Nice, 15 décembre 1897 

    Tchekhov, Correspondance 1877-1904 

    Tchekhov à Melikhovo.jpg

    A vous qui passez ici, 
    meilleurs vœux pour 2010.