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Russie - Page 12

  • Valeurs

    « Je suis toujours émerveillé, à chacun de mes voyages, non par l’arrogance des « nouveaux Russes » qui existent en effet, mais en minorité, émerveillé et ému quand je vois où se porte l’intérêt d’un habitant de Moscou ou de Saint-Pétersbourg. La nourriture, l’argent, les vacances sont pour lui des nécessités, non des valeurs. La lecture, le théâtre, la musique, la marche dans les forêts, la cueillette des champignons, la solidarité familiale, l’hospitalité, quels que soient la condition sociale et les revenus, voilà les valeurs russes. » (« Dieu »)

    Dominique Fernandez, Dictionnaire amoureux de la Russie 

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  • Amoureux de la Russie

    Tous les matins, depuis trois mois, j’ai commencé ma journée avec un article du Dictionnaire amoureux de la Russie (2004), un régal pour qui aime ce pays, pour qui a la chance de le visiter, pour qui a envie de le découvrir. Rien que du bonheur à le relire presque huit ans après deux magnifiques voyages, à Moscou puis à Saint-Pétersbourg. Une façon aussi de retrouver les deux organisatrices de ces séjours inoubliables, mes amies disparues à qui je dédie ce billet. 

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    Bulbes à Novodevitchi (Moscou)

    Dominique Fernandez, en avant-propos, explique qu’avant son premier voyage en Russie en1986, il avait été « profondément marqué dès l’adolescence par la littérature russe. » Dostoïevski, Tolstoï, Tchekhov, lus en rhétorique pour ma part, sont des écrivains qui marquent, surtout portés par un professeur passionné par la culture russe – elle emmenait parfois ses élèves aux séances de cinéma des Amitiés belgo-soviétiques.

    C’est l’amitié d’un étudiant russe à Paris, dont la famille lui a donné la chaleur qui lui manquait chez lui, qui a scellé « l’immense tendresse » de Fernandez « pour la façon de vivre russe, la culture russe. » Guide excellent et enthousiaste, l’écrivain et critique français nous emmène de « Akhmatova (Anna) » à « Zavtra », « demain » en russe. 

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    Au Musée Anna Akhmatova (Saint-Pétersbourg)

    Le Dictionnaire amoureux de la Russie, illustré de dessins signés Catherine Dubreuil, s’ouvre sur une poétesse. A propos puisque Ahkmatova est pour Soljenitsyne « l’âme de la Russie ». Dominique Fernandez aborde la littérature (environ la moitié des entrées) avec amour, sans complaisance. Il ne présente pas les écrivains de façon encyclopédique, il les a lus, et il a ses préférences. A côté des plus grands, dont Pouchkine, l’écrivain phare aux yeux des Russes, il nous incite à découvrir d’autres écrivains russes moins connus, comme Ivan Bounine ou Iouri Kazakov, et aussi des essais ou des romans étrangers consacrés à la Russie. De larges extraits parfois, par exemple de Vassili Grossman sur la bonté, « l’humble bonté individuelle » opposée au « Bien » imposé par les Etats totalitaires.

    Parmi les autres champs culturels russes ici parcourus, la musique vient en premier : « Le peuple russe est le plus mélomane du monde. » La Russie a donné tant de compositeurs, d’interprètes, de voix incomparables. Fernandez parle en connaisseur des opéras, notamment du « plus bel opéra du monde » à son avis, Eugène Onéguine de Tchaïkovski, dont il aborde aussi la personnalité tourmentée. « Aujourd’hui encore, la plupart des Russes ignorent que Tchaïkovski était homosexuel et, lorsqu’on le leur apprend, ils pensent que l’on veut profaner sa statue. » 

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    Statue de Pouchkine sur la Place des Arts (Saint-Pétersbourg) 

    On ne résume pas un dictionnaire. Certains articles sont lus plus vite que d’autres, certains sont lus et relus, on y coche des passages, on sait qu’on y reviendra. Fernandez parle de la danse, des icônes et de la peinture – « le domaine de la culture russe le plus négligé par le public occidental » ; de belles pages sur Isaac Levitan –, du cinéma. Des sujets qui fâchent, sans langue de bois : « Antisémitisme », « Homosexualité », « Tchetchénie »… De la vie quotidienne : « Blague » (« Sport national russe »), « Famille » (« Rien n’est plus éloigné de l’ancienne cellule bourgeoise française, close et étouffante, que la famille russe. »).

    Ce Dictionnaire amoureux de la Russie mérite une place dans la valise, pour le plaisir de lire ou relire sur place les articles sur Moscou et Saint-Pétersbourg (dissocié de l’entrée « Leningrad »), sur les villes de l’Anneau d’or – « Le charme de Souzdal, comment le décrire ? » – et d’autres d’où Fernandez a ramené ses impressions de voyage. Pour l’année France-Russie 2010,  il était un des quatorze écrivains français à bord du Transsibérien, aventure qu’il évoque en recevant Danièle Sallenave à l’Académie française : « Madame, nous nous sommes connus dans un train. Nous avons parcouru ensemble, pendant trois semaines, 9 288 kilomètres, traversé l’Oural, la taïga et la steppe, relié l’Europe à l’Asie, franchi des fleuves larges de trois kilomètres, longé un lac long de huit cents kilomètres, nous arrêtant dans des gares en forme de palais russe, de château cosaque, de mosquée, de locomotive, sans nous douter que cette épopée ferroviaire, cette magnifique aventure du Transsibérien, aboutirait pour vous, Madame, à la plus prestigieuse de toutes les gares au monde, la Coupole que voici. » (29/3/2012) 

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     Vue de Souzdal

    Un index des noms de personnes, un autre des noms de lieux précèdent la table : une centaine d’entrées. C’est le sous-titre du Voyage d’Italie de Dominique Fernandez qui a inspiré le nom de cette belle collection chez Plon : « Un Dictionnaire amoureux est le contraire d’un dictionnaire, car il est toujours imprévisible. On se promène dans le jardin secret d’une personnalité, d’un écrivain surtout, puisqu’il s’agit avant toute chose de littérature, évasion garantie. » (BiblioMonde

  • Indéfinissable

    « Ils se départent avec moi de leur brutalité habituelle. Ils me parlent avec douceur et précaution, comme l’on fait avec les malades, les êtres faibles. Comme il pourrait arriver à une jeune femme, tout juste enceinte, d’une à deux semaines à peine, dont personne ne saurait déceler l’état qu’elle-même ignore encore. Pourtant elle en transporte la prescience cachée au fond d’elle-même, et le secret que recèle son corps insensiblement la change. Sans s’en rendre compte, elle a cambré légèrement les reins, modifié sa démarche. Et la foule de la rue, percevant cet indéfinissable mystère en elle malgré son ventre encore plat, la traite avec une bienveillance inaccoutumée qui la surprend, qu’elle ne sait expliquer.
    Ainsi font-ils également avec moi quand Vassia est au loin. Peut-être ont-ils raison. Je porte en moi chaque absence de Vassia, jusqu’à son terme, jusqu’à la délivrance, qui me vient de jour ou de nuit sans prévenir, annoncée par le gémissement d’une marche. »

    Virginie Deloffre, Léna

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    Ekaterina Serebriakova peinte par sa mère,
    Zinaïda Serebriakova (1884-1967)

     

    Belle saison à vous qui restez chez vous,    
    à vous qui partez ailleurs,    
    à vous qui passez par ici.    

    Quelques billets courts    
    pour vous tenir compagnie.    

    A bientôt, Tania    

     

     

     

  • Léna ou l'attente

    Premier roman de Virginie Deloffre, Léna (2011) est une histoire d’attente. Eléna vit dans le nord de la Sibérie au rythme des retours de Vassili Volianov, pilote dans l’armée russe, plus souvent absent que présent. Elle a sa manière à elle de l’attendre, en écrivant de longues lettres à Varia et Mitia, ses parents adoptifs, qui vivent à Ketylin, « une petite bourgade sibérienne agrippée à la rive gauche de l’Ob. »

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    La toundra près de Dudinka sur l’Ienisseï (Sibérie, Russie)
    Photo Dr. Andreas Hugentobler sur Wikimedia commons

    C’est sur une lettre de novembre 87 que s’ouvre le roman. Léna raconte son travail au combinat, les files devant les magasins d’alimentation, comment elle bannit toute image de son mari dans un avion et craint les informations à la radio : « J’ai fait de l’absence de Vassili un conte personnel, une légende intérieure que nulle aspérité de la réalité ne doit troubler. Je m’y suis enfermée,  dedans de hautes murailles, n’est-ce pas ? Et je m’applique, laborieusement, à y devenir aveugle et sourde. » Elle ne vit que pour ses retours.

    L’arrivée des lettres de Léna bouleverse chaque fois Varvara et Dimitri, inquiets de la savoir seule alors qu’elle pourrait loger à la base militaire et voir Vassili plus souvent. Varia, née en 1921, est fille de la Révolution qu’elle défend avec constance contre les accusations de Dimitri. Son mari Victor est mort à Kaliningrad pendant la seconde guerre mondiale. « Les années ont coulé. Varvara est devenue une vraie dondon, une bonne vieille volumineuse, recouverte de tant de tricots et de jupons qu’on ne sait plus distinguer dans cette ampleur ce qui lui appartient en propre et ce qui relève de la garniture. »

     

    Dimitri est le « correspondant permanent de la station de géographie de Ketylin ». Ce chercheur en géologie de l’Institut de Moscou a été envoyé là dans les années soixante, pour avoir « un peu trop déstalinisé sa grande bouche après le XXe Congrès ». On l’a logé chez Varvara pour le surveiller, mais il s’est montré un locataire exemplaire, travailleur, et sa logeuse a vite su qu’il n’avait rien d’un ennemi du peuple – « un bon gars qu’a eu du malheur ».  Silencieux autant qu’elle est bavarde, ils s’attachent l’un à l’autre malgré leurs désaccords politiques.

     

    Dans l’appartement communautaire des Volianov, tout le monde s’entend bien. Ania, la petite fille des voisins, adore Vassili – Vassia est son héros, elle raffole des histoires qu’il raconte aux enfants dans la cuisine commune.  Léna décrit parfois aussi les retours de son bien-aimé, la petite qui se loge sur ses genoux, la façon qu’il a de la regarder, elle, sa femme. Elle se souvient de son enfance, quand elle accompagnait Dimitri (oncle Mitia) dans ses relevés topographiques, et qu’il lui apprenait « comment marcher dans l’hiver », comment se méfier du gel traître,  comment « économiser ses efforts, parler peu, inspirer doucement car l’air glacé brûle les poumons quand il les pénètre. »

     

    Varvara est toute la famille qui lui reste. Léna est la fille d’un cousin de Victor, sa mère était d’une tribu d’Esquimaux éleveurs de rennes, des Nénètses. Lors d’un printemps précoce, la banquise avait cédé sous le poids de ses parents qui pêchaient au trou, leurs corps avaient disparu à jamais, et la petite avait été confiée à cette lointaine parente. Est-ce d’être restée seule sur la berge pendant des heures qui a rendu Léna si accordée à l’immobilité ? « Elle voit bien que les humains s’agitent, et elle demeure en arrière. Elle est au bord de la vie mais elle n’entre pas. Elle est restée dans la salle d’attente. »

     

    Dans la deuxième partie, « L’azur », nous la découvrons sous le regard du lieutenant Volianov. En rentrant chez eux, le pilote se souvient de leurs premières rencontres. Comment Léna va-t-elle réagir à ce qu’il va lui annoncer ? Son rêve à lui vient de prendre forme : on l’a sélectionné pour la Cité des Etoiles, le futur cosmonaute va aller sur Mir où il restera six mois. Sa femme est terriblement bouleversée : « Vassia… Pourquoi ? »

     

    Virginie Deloffre, médecin à mi-temps dans un hôpital, donne vie à ce quatuor attachant en alternant lettres et récit, dans un style très simple. Elle n’a aucun lien d’origine avec la Russie, mais ce pays l’inspire, elle a appris le russe, y a voyagé. La vie au quotidien, le froid, les courts étés, les discussions sur l’URSS et la pérestroïka, la conquête spatiale, tout prend place peu à peu dans Léna (Prix Première de la RTBF, Prix des Libraires, entre autres). Mais c’est avant tout le portrait, sur une dizaine d’années, d’une jeune femme mystérieuse, sensible, qui retient son souffle sur la terre pour un homme épris d’elle, et du ciel.