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Russie - Page 8

  • Paysagistes russes

    Une bonne surprise nous attendait à Lausanne cet été : « Magie du paysage russe » au Musée cantonal des Beaux-Arts, une septantaine d’œuvres de la Galerie nationale Tretiakov (Moscou). Le Palais de Rumine qui abrite le musée (place Riponne, avec parking souterrain et Museum Café à proximité) a été construit grâce à un don de Catherine et Gabriel de Rumine, « mécènes russes qui demeuraient à Lausanne dans la seconde moitié du XIXe siècle » (toutes citations extraites du catalogue). 

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    Ilia Repine, Dans un champ, V. Repina et ses enfants,, 1879 Galerie Tretiakov, Moscou

    J’ignorais tout des liens entre les peintres suisses et russes au XIXe siècle, développés dans la seconde partie du catalogue par Catherine Lepdor, « De l’Oural au Léman. La peinture de paysage à l’Exposition universelle de 1878 ». Tatiana Karpova, commissaire de l’exposition, situe les paysages russes présentés (de 1820 à la Révolution d’octobre) « entre l’universel et le national ». Sous l’impulsion du courant réaliste, les paysagistes russes rompent avec le classicisme et peignent leur pays tel qu’ils le voient, tel qu’ils l’habitent. J’ai aimé la présentation thématique, annoncée simplement d’un mot à l’entrée de chaque salle, en français et en russe : forêt, mer, montagne, ciel, chemin, ville, nocturnes, et la succession des saisons. 

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    Isaak Levitan, Le bois de bouleaux, 1889, Galerie Tretiakov, Moscou

    Dans la forêt, les personnages semblent petits à l’échelle de la nature, à l’exception de la Petite fille dans l’herbe d’Olga Lagoda-Chichkina, avec son fichu rouge au milieu des ombellifères, près d’un enfant blond caché par la végétation, et de la jeune femme qui ramène un fagot sur le dos dans De retour de la forêt, signé Nikolaï Pimonenko. Mais dans cette première salle, c’est devant Le bois de bouleaux d’Isaak Lévitan que je m’attarde, subjuguée : un sous-bois où joue la lumière, rythmé par les troncs clairs, une toile horizontale où le regard plonge et capte le génie du lieu. 

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    Ivan Aïvazovski, Mer agitée, 1868, Galerie Tretiakov, Moscou

    « La Russie est un pays de forêts et de steppes, qui a longtemps rêvé de la mer. » La réputation des marines d’Ivan Aïvazoski a dépassé les frontières de la Russie, il a souvent peint la mer dans ses accès sauvages, comme dans Mer agitée où d’un voilier secoué par la houle, une chaloupe s’éloigne à grands coups de rames, sous un ciel de tempête où une trouée laisse voir au loin des sommets enneigés.  

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    Nikolaï Kouznetsov, Jour de fête, 1879, Galerie Tretiakov, Moscou

    Pour les paysages de montagne, les peintres choisissent souvent un format vertical, mais ce n’est pas le cas de Kisséliov dans une toile magistrale, L’ancien col de Sourami, où des nuages s’effilochent entre les roches et se mêlent à la fumée d’un petit train à vapeur. Nuages, c’est le titre d’une œuvre de Fiodor Vassiliev qui a mis la ligne d’horizon au plus bas de sa toile, nous livrant tout entier à la contemplation du ciel, comme cette jeune femme en tenue traditionnelle couchée dans l’herbe parmi les fleurs, dans Jour de fête (Kouznetsov). 

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    Fiodor Vassiliev, Nuages, 1869-1871, Galerie Tretiakov, Moscou

    La salle des « chemins » illustre très bien l’immensité du paysage russe – Chemin dans un champ de seigle, de Grigori Miassoïédov – et montre aussi la vie difficile des campagnards livrés à la boue du dégel, des rouliers menant leurs bœufs dans la gadoue, des paysans revenant d’un enterrement en hiver. Si vous avez visité Saint-Pétersbourg et Moscou, vous les retrouverez dans de belles vues de ville où l’on reconnaît le monastère Smolny, les colonnes rostrales ou le Kremlin avec ses cathédrales. 

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    Alekseï Bogolioubov, Vue du monastère Smolny depuis la Bolchaïa Okhta, 1875, Galerie Tretiakov, Moscou

    Je pourrais vous parler encore des magnifiques paysages d’hiver glacé (Le givre, de Vassili Bakchéïev), de printemps – Dans un champ, V. Répina et ses enfants d’Ilia Répine, la toile impressionniste choisie pour l’affiche de l’exposition –, d’été à l’ombre des arbres, mais je préfère terminer sur deux coups de cœur : L’or de l’automne de Lévitan, l’ami de Tchekhov, le génie des atmosphères silencieuses, et le luxuriant Joukovski, Un lac dans la forêt (début des années 1910). Pas d'illustration disponible pour ces deux-ci, à mon grand regret.

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    Vassili Bakcheïev, Le givre, 1900, Galerie Tretiakov, Moscou

    « Magie du paysage russe » : quarante-deux peintres sont représentés à Lausanne, dont les célèbres Chichkine et Kouïndji, et ceux qu’on appelait les « Ambulants », artistes membres d’une « Société des expositions artistiques ambulantes » créée en 1870 qui a dominé la vie artistique russe pendant une trentaine d’années. L’exposition dure jusqu’au 5 octobre.

  • Injouable

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    « Peu avant Irkoutsk, Hélène se réveille. Voyant Aliocha les yeux dans le vague, avachi, et occupant semble-t-il un volume d’espace accru, elle s’agace. Se dit qu’il est temps qu’il dégage. Maintenant elle en a marre : il prend de la place. Grands pieds, grandes mains, grandes jambes, le torse épais comme une carte à jouer mais l’impression qu’il se déplie comme un double mètre dès qu’il fait un geste. Eux deux jusqu’à Vladivostok, autrement dit trois jours et trois nuits de train, c’est injouable. »

    Maylis de Kerangal, Tangente vers l’est

  • Vers l'est

    Si vous avez lu la quatrième de couverture, un article, un billet, vous savez déjà tout de l’action dans Tangente vers l’est, signé Maylis de Kerangal, un roman né de son voyage avec d'autres écrivains français dans le Transsibérien – c’était en 2010, l’année France-Russie – d’abord sous la forme d’une fiction radiophonique, « Lignes de fuite », dont ce récit, signale l’auteure, est la « reprise infidèle ». 

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    Le Transsibérien des écrivains

    On lit donc le roman pour les détails de cette rencontre entre une Française, Hélène, et un soldat russe, Aliocha, dans ce train mythique. Et surtout pour l’atmosphère, l’observation des passagers, du paysage, pendant cette traversée de la Russie. D’emblée, le texte impose un rythme, les phrases un mouvement : « Après quoi les rails irréversibles qui déplient le pays déballent, déballent, déballent la Russie, progressent entre les latitudes 50°N et 60°N (…) ».

    A bord du Transsibérien, une centaine de gars « jeunes, blancs, pâles même », « les conscrits », incertains de leur destination finale, et parmi eux Aliocha, qui a tout essayé pour éviter le service militaire et, « une pierre au ventre », redoute la Sibérie où rien « n’est à la mesure de l’homme », où rien ne l’attend sinon « le bizutage des appelés ».

    C’est son regard que l’on suit pour commencer, celui d’un garçon de vingt ans « encore puceau » qui s’efforce de se fondre parmi les autres, et dont toutes les pensées concourent vers ce mot, « fuir »« et pile à cet instant, le Transsibérien s’engouffre dans un tunnel, fuir, dégager au plus vite, s’arracher, sauter en route. »

    Comment échapper à la vigilance du sergent Letchov ? Comment tromper « la provodnitsa, l’hôtesse en charge du wagon, sanglée martiale dans une jupe droite » ? A la gare de Krasnoïarsk, où le train s’est arrêté dans la nuit, une première tentative de s’éloigner échoue. C’est là que monte Hélène, une étrangère qu’il remarque à son allure, ses vêtements, son écharpe violette.

    « Le jeune homme s’approche de la vitre, son regard passe outre son visage reflété : dehors, compacte et ténébreuse, océanique, la forêt sibérienne est là, et s’y enfoncer serait comme pénétrer l’eau noire avec des pierres au fond des poches, et Aliocha veut vivre. »

    L’étrangère est soudain tout près, elle s’est déplacée pour fumer « le long d’une ouverture latérale » et c’est là qu’ils font connaissance. Aliocha l’aborde, ils échangent leurs prénoms, des cigarettes. Hélène s’attarde et pense à Anton, son amant russe, qu’elle a suivi jusqu’en Sibérie, et qui lui dirait s’il la voyait qu’elle cherche des histoires.

    Quand la Française fait mine de retourner à son compartiment de première, réservé pour elle seule, Aliocha la retient, lui fait comprendre ce qu’il veut : échapper à l’armée, se cacher, s’enfuir. Hélène se décide, l’invite à la suivre. A partir de là, nous partageons les pensées d’Hélène, elle aussi en fuite à sa manière – elle a décidé de quitter Anton –, tandis qu’elle regarde en face d’elle le jeune soldat qui s’endort.

    Mais on n’échappe pas aussi simplement au sergent Letchov, aux hôtesses du train, au regard des autres voyageurs. On recherche Aliocha. La tension du récit croît avec la traque du jeune déserteur et par cette intimité clandestine entre celle qui cache et celui qui se cache. Tangente vers l’est est un beau titre pour cette rencontre, sans doute folle et improbable, sur la ligne de Moscou à Vladivostok, entre deux personnages qui s’efforcent d’échapper à leur situation, ensemble et pourtant si seuls, si différents et pourtant proches.

    Pour le récit du voyage France-Russie, il vaut sans doute mieux se tourner vers Dominique Fernandez ou Danièle Sallenave. Ici, sans trop d’effets, Maylis de Kerangal a écrit un huis clos dramatique. Peu de choses sont dites entre les protagonistes, mais les gestes, les corps parlent. C’est une réussite que ce roman court pour un si long voyage à travers la Russie : les détails concrets, les villes où on s’arrête, quelques mots russes – et nous ressentons tout de même son immense présence.

  • Chez A. P. Tchekhov

    « Sur les hauteurs d’Aoutka, tailladées de ruelles étroites et tortueuses qui s’élancent jusqu’au ciel, parmi les échoppes tatares et un entassement de villas blanches, un muret blanchâtre, un portillon, une cour proprette, gravillonnée. Au centre d’un jardin dru et exubérant, une maison d’une propreté idéale, surélevée en sa partie médiane, et sur la porte de cette maison une petite plaque de cuivre : A. P. Tchekhov. 

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    Grâce à cette plaque, lorsqu’on sonne, on a l’impression qu’il est chez lui et qu’il va venir vous ouvrir. Mais c’est une dame entre deux âges qui vous ouvre, très aimable et avenante. C’est Maria Pavlovna Tchekhova, sa sœur. La maison est devenue musée, et elle se visite. » 

    Boulgakov, Voyage à travers la Crimée

  • Boulgakov, années 20

    Dernières notes sur ce premier tome de Boulgakov dans La Pléiade (La garde blanche), dont j’ai repris la lecture au milieu des Articles de variétés et récits (1919-1927). Parmi les sujets de prédilection de l’écrivain russe originaire de Kiev, qui a quitté l’Ukraine après y avoir été mobilisé comme médecin militaire, le problème du logement à Moscou occupe la première place, suivi des méfaits variés de la vodka au travail ou ailleurs, presque toujours évoqués sur le mode burlesque. 

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    Danse des travailleurs, Moscou, 1923 (EnglishRussia.com)

    L’écrivain s’inspire de sa propre expérience pour déplorer que le mot « appartement » soit devenu à Moscou quelque chose qui n’existe plus (Le Moscou des années vingt). Adieu le trois pièces, le deux pièces ou même une seule – un appartement, c’est à présent « n’importe quoi » : un « écouteur de téléphone », espèce de galerie de mine en carton où loge un trio ; une simple chambre qu’il est forcé de partager avec un homme qui ne cesse de jurer, de boire, de faire du scandale.

    « Quand fleuriront aux fenêtres des affichettes blanches indiquant Aloué (sic), tout rentrera dans la norme. La vie cessera de ressembler à une espèce de bagne ensorcelé qui se passe pour les uns sur un coffre dans l’entrée, pour les autres dans six pièces en compagnie de nièces imprévues. » (Certains, en effet, avant qu’on leur impose des cohabitants, se sont arrangés à temps pour mettre un lit dans chaque pièce et échapper à la réquisition.) 

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    Engagé dans un journal privé « du commerce et de l’industrie », Boulgakov, par nécessité, pond de petits articles anecdotiques et satiriques sur les ennuis en tous genres rencontrés dans la vie ordinaire, publique ou privée. « Nos immeubles densément peuplés sont dénués de toute règle de savoir-vivre » : grabuges d’ivrognes, prétendant qui une fois marié pressure sa femme et sa belle-mère, intrusions de la milice… Signé « M.B., homme de lettres, marié, sans enfant, non buveur, cherche chambre à louer auprès de famille tranquille » (Trois sortes de mufleries).

    Les chemins de fer sont le cadre de nombreuses histoires. Voyage d’une chienne en première classe (Une vie de chien), turbulences d’une réunion syndicale dans une gare juste à côté d’une salle où on projette un film (Pandémonium)… Inspiré par le courrier des lecteurs, Boulgakov signe souvent « le rabkor » (correspondant ouvrier d’un journal). Tout y passe : l’alcool, les femmes battues, les règlements absurdes en tous genres, les réunions, les inspections, l’espoir d’une promotion, l’alcool plus facile à trouver que les aliments, l’argent qui manque… En rire pour ne pas en pleurer. 

     

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    Vue de Livadia (Yalta, Crimée) Photo Mosin (Wikimedia commons) 

    Deux récits plus personnels ont retenu mon attention. « Voyage à travers la Crimée », lu en pensant aux événements récents en Ukraine. A Koktebel, « une plage admirable, l’une des meilleures de cette perle qu’est la Crimée : une bande de sable et, tout au bord de l’eau, une étroite bande de petits cailloux de toutes les couleurs, léchés et polis par la mer. » A Yalta, un monde surprenant sur le quai et sur la plage. A Livadia, aux belles villas noyées dans la verdure, les palais désormais affectés au traitement des tuberculeux. L’écrivain raconte sa visite de la maison de Tchekhov devenue musée, avant de reprendre la route pour Sébastopol.

    En note, on apprend que ce récit a été publié en six épisodes. Boulgakov avait séjourné à Koktebel chez un poète, Maximilien Volochine-Kirienko, dont la villa était un refuge pour les artistes, une « communauté de vie amicale et libre ». Pour en devenir membre, il était exigé « d’appréhender la vie avec joie, d’aimer les hommes et d’apporter sa part dans la vie intellectuelle. » Boulgakov ne pouvait en parler ouvertement. Sa femme et lui y sont restés trois semaines. 

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    La maison de Volochine par Konstantin Fyodorovich Bogaevsky (1905)

    « J’ai tué » est la confession d’un médecin qui ressemble beaucoup au jeune Docteur Boulgakov. Il a reçu l’ordre de se présenter dans les deux heures aux bolcheviques mais a trop tardé. La suite est impitoyable.

    Ce qu’on peut lire du Journal intime tenu par Boulgakov de 1922 à 1925, en appendice, vient d’une copie dactylographiée du Guépéou retrouvée dans les archives du KGB. « Ma femme et moi, nous crevons de faim. » (1922)* Des bottes hors d’usage, des dettes, une tumeur derrière l’oreille – « La vie suit son cours, chaotiques, bousculée, cauchemardesque. » Son travail au Gloudok, un journal ouvrier, les nourrit à peine et l’empêche d’écrire pour lui-même. Il gagne assez pour manger, mais pas pour se vêtir correctement. Parfois il se repent d’avoir abandonné la médecine. Placer un article demande d’incessantes démarches d’un journal à l’autre. 

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    Le volume de La garde blanche dans La Pléiade se termine sur un choix de correspondance, des lettres à sa sœur Nadejda et à des proches, de 1917 à 1925. Elles montrent un Mikhaïl Boulgakov préoccupé par le sort de sa famille, de sa mère en particulier, soucieux de la manière dont sont reçues ses premières pièces de théâtre, ses premières œuvres, et bien sûr des problèmes du quotidien : les salaires versés en retard, la hausse constante des prix à Moscou, à commencer par celui du pain, la crise du logement, sa santé… 

    D’après une notice autobiographique rédigée en 1924,  Boulgakov, médecin diplômé en 1916, a écrit son « premier petit récit » dans un train « bringuebalant », une nuit de 1919. Un journal l’a publié. L’année suivante, il décidait de consacrer sa vie à l’écriture. « A Moscou, j’ai longtemps souffert ; afin d’assurer mon existence, j’ai fait le reporter et le chroniqueur dans des journaux et j’ai pris en haine ces fonctions dénuées d’excellence. J’ai par la même occasion pris en haine les rédacteurs en chef, je les hais aujourd’hui et les haïrai jusqu’à la fin de mes jours. »