Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Russie - Page 6

  • Incalculable

    leskov,le voyageur enchanté,récit,littérature russe,russie,culture« Avez-vous quelquefois vu courir dans une dérayure entre deux champs le râle de genêt ou, comme on l’appelle chez nous à Orel, le dergatch ? Il étend ses ailes, mais, à la différence des autres oiseaux, il ne déploie pas sa queue et il laisse pendre ses pattes, comme si elles lui étaient inutiles, – on dirait vraiment que l’air l’emporte. Eh bien ! de même que le râle de genêt, ce nouveau cheval paraissait mû par une force autre que la sienne.

    Jamais de ma vie je n’avais vu une telle agilité. Cette bête était à mes yeux d’une valeur incalculable, et je me demandais quels trésors il faudrait avoir pour l’acheter ; il n’y avait, me semblait-il, qu’un fils de roi qui pût en faire l’acquisition. Aussi étais-je à mille lieues de supposer que ce cheval m’appartiendrait.

    — Comment, il vous a appartenu ? interrompirent les auditeurs étonnés. »

    Nikolaï Leskov, Le voyageur enchanté

  • Le voyageur de Leskov

    Le « raconteur » de Nikolaï Leskov (1831-1895), dans Le voyage enchanté (traduit du russe par Victor Derély, précédé d’un bel article de Walter Benjamin), est un des passagers d’un steamer qui navigue sur le lac Ladoga. Après une halte technique dans le port de Koréla, la conversation tourne autour de cette « pauvre petite ville » quand intervient un voyageur, discret jusqu’alors, bien que de taille colossale : un homme dans la cinquantaine, « (…) dans toute l’acception du terme, un hercule ; son extérieur rappelait le héros naïf et débonnaire des légendes russes, le vieil Ilia Mourometz (…). »

    leskov,le voyageur enchanté,récit,littérature russe,russie,culture
    Ilya Mouromets (1914) par Victor Vasnetsov

    Sous son allure simple et bonhomme et ses habits de moine novice, ils découvrent bientôt quelqu’un qui a « beaucoup vécu » et qui conteste l’opinion selon laquelle il n’y aurait jamais de pardon pour les suicidés « dans l’autre monde », vu qu’un « petit prêtre de campagne » s’occupe d’eux. Leur curiosité éveillée, les autres passagers lui réclament des explications – ce sera le premier récit qu’il leur fera.

    Les voyageurs veulent alors en savoir plus sur ce narrateur loquace et l’interrogent sur son passé. C’est un expert en chevaux, qui donnait des conseils avisés aux acheteurs sur la valeur réelle de leurs acquisitions, et voilà de nouvelles histoires à raconter : comment il s’y prenait, qui il a servi, et de fil en aiguille, les multiples aventures de sa vie.

    Ivan Sévérianovitch Flaguine est né serf du comte K… et à onze ans, il a commencé à travailler comme postillon – son père avait six chevaux kirghiz sous sa direction. Un jour, il provoque la chute mortelle d’un vieux moine ; celui-ci vient le visiter en songe pour lui prédire qu’il sera « plusieurs fois à la veille de périr » et qu’il ne périra pas – jusqu’à ce qu’il entre au monastère et exécute la promesse qu’avait fait sa mère de le donner à Dieu.

    En quelque deux cents pages du Voyageur enchanté (1873, aussi traduit sous le titre Le Vagabond ensorcelé), Nikolaï Leskov donne la parole à ce conteur doué, pressé de questions sur sa vie par ses compagnons de voyage que ses propos ne cessent de surprendre. Ivan Sévérianovitch leur décrit les gens, les milieux qu’il a fréquentés, la Russie profonde du dix-neuvième siècle.

    Selon Gorki, cité par Walter Benjamin, « Leskov est l’écrivain le plus profondément enraciné dans le peuple et le moins touché par quelque influence étrangère que ce soit. »

  • Doute

    Tesson Folio.jpg« Nous étions trop peu couverts, les – 17° C me mordaient les rotules et des camions lettons, surgissant plein pot à notre faible poupe, nous frôlaient, maculant nos vestes de giclures de neige. Le doute s’immisçait en moi : que foutais-je dans cette Oural en plein mois de décembre avec deux zouaves embarqués, alors que ces engins du diable sont conçus pour convoyer de petites Ukrainiennes de quarante-six kilos par des après-midi d’été, de Yalta-plage à Simferopol ?

    Autour de nous, la glace, les congères, les banlieues grises, les usines décrépites et les isbas de travers. Le paysage avait la gueule de bois. Même les arbres croissaient de guingois. Le ciel avait la teinte de la flanelle sale. Et cette boue salée que barattaient les roues des trente-trois tonnes nous mettait dans la bouche un goût de poisson pollué.

    Un casque de moto est une cellule de méditation. Les idées, emprisonnées, y circulent mieux qu’à l’air libre. »                        

    Sylvain Tesson, Berezina

  • Tesson en side-car

    La première chose que j’aie faite après avoir lu Berezina de Sylvain Tesson, c’est prendre des nouvelles de sa santé – dans un entretien récent à Libération, il semble « remis d’aplomb physiquement et mentalement » (après une chute grave en 2014) grâce à la marche (Sur les chemins noirs, 2017). Il fallait être en forme pour entreprendre avec ses complices le parcours de la Retraite de Russie en side-car, de Moscou à Paris, en plein hiver 2012 !

    tesson-8_5182069 photo goisque l'express.jpg
    Sylvain Tesson en décembre 2012, sur ce qui fut, deux siècles plus tôt, le champ de la bataille de Borodino,
    la plus sanglante de la campagne de Russie. T. GOISQUE/SDP (Source : L'Express)

    Dès le premier paragraphe, il définit un « vrai voyage » comme « une folie qui nous obsède », on y reconnaît son tempérament : « L’homme n’est jamais content de son sort, il aspire à autre chose, cultive l’esprit de contradiction, se propulse hors de l’instant. L’insatisfaction est le moteur de ses actes. « Qu’est-ce que je fais là ? » est un titre de livre et la seule question qui vaille. »

    Deux chapitres de préambule, puis le récit de treize journées : une façon originale de revisiter l’histoire de la déroute napoléonienne. Non pas pour « célébrer » les deux cents ans de cette campagne désastreuse de l’empereur, un fou pour certains, un génie pour d’autres, mais pour « saluer la mémoire de centaines de milliers de malheureux soldats », qui, pour la plupart, y ont laissé leur vie.

    En se coiffant d’un bicorne pour l’aventure, Tesson arbore sa fascination pour « le petit Corse », partagée par Cédric Gras et leur ami Thomas Goisque, photographe « devenu russophile plus tardivement » qu’eux. Deux Russes les rejoindront, Vitaly et Vassili, enthousiastes et débrouillards. L’autre héroïne de cette virée historique, c’est l’Oural, « motocyclette à panier adjacent », « fleuron » de l’industrie soviétique, encore produite actuellement, sans électronique, facile à réparer. 80 km/heure maximum.

    « Les livres seraient nos guides sur la route. » Les trois Français ont beaucoup lu pour préparer leur voyage : mémoires de barons d’Empire et d’officiers (Gras), du sergent Bourgogne (Goisque), de Caulaincourt, « grand écuyer de Napoléon » (Tesson). De Moscou à Borodino (3 décembre 2012), on lira donc en même temps que leurs premières péripéties en side-car une petite leçon d’histoire sur l’entêtement de Napoléon à Moscou, sur les ruses de Koutouzov.

    « Ce voyage était certes une façon de rendre les honneurs aux mânes du sergent Bourgogne et du prince Eugène, mais aussi une occasion de se jeter de nids-de-poule en bistrots avec deux de nos frères de l’Est pour sceller l’amour de la Russie, des routes défoncées et des matins glacés lavant les nuits d’ivresse. » Wiazma, Smolensk, Borissov, Vilnius, Augustów, Varsovie, Pniewy, Berlin, Naumburg, Bad Kreuznach, Reims, Paris, les étapes sont indiquées sur deux cartes au début du livre, celles de la campagne de Russie en 1812 et de leur itinéraire suivi deux cents ans plus tard.

    Sylvain Tesson sait très bien que leurs ennuis sur la route, le froid, la neige, la boue, les camions, les pannes, ne sont rien à côté de ce qu’ont souffert ces milliers d’hommes qui ont donné leur vie en Russie en suivant Napoléon, morts au combat ou de faim ou de froid… Il leur rend hommage en s’arrêtant sur leurs traces et s’interroge sur le sacrifice collectif de ces hommes, si éloigné de la mentalité contemporaine en Occident.

    Une occasion de pratiquer l’ironie, voire l’autodérision : « Et puis, nous étions devenus des individus. Et, dans notre monde, l’individu n’acceptait le sacrifice que pour d’autres individus de son choix : les siens, ses proches – quelques amis, peut-être. Les seules guerres envisageables consistaient à défendre nos biens. » (Certains jugent ces réflexions méprisantes pour le commun des mortels, agacés par un auteur qui « se met en scène », par ses « vannes » sur les Français, son goût de l’héroïsme – voir le débat sur le site du Nouvel Obs.)

    On découvrira donc avec la petite bande la Berezina, rivière biélorusse qui a donné son nom à la célèbre bataille, un « haut lieu » au sens que lui donne Cédric Gras : « un arpent de géographie fécondé par les larmes de l’Histoire, un morceau de territoire sacralisé par un geste, maudit par une tragédie, un terrain qui, par-delà les siècles, continue d’irradier l’écho des souffrances tues ou des gloires passées. »

    Dans sa « chambre froide à roulettes » ou son « cercueil de zinc », Sylvain Tesson réfléchit alors à une typologie des hauts lieux : tragiques, spirituels, géographiques, du souvenir, de la création, héraclitéens... J’ai aimé retrouver dans ces deux dernières catégories « les murs de la bastide de Nicolas de Staël, les salles silencieuses de l’appartement d’Anna Akhmatova » et « les parois des Calanques de Cassis » (Le cinquième jour)

    Berezina, en convoquant l’histoire et la géographie, parle aussi de l’amitié, des rencontres, de la Russie, de Tolstoï bien sûr (Guerre et Paix), de ce qui donne un sens à la vie. Sylvain Tesson a trouvé le ton juste pour rendre compte sans lourdeur de cette équipée « en side-car avec Napoléon ». Deux cents pages bien rythmées que la critique a parfois jugées sévèrement ; pour ma part, comme Dominique et Keisha, j’ai apprécié la compagnie de ces fans d’Oural et de Russie, une « fine équipe ».

  • Il y a eu la vie ici

    choplin,antoine,la nuit tombée,roman,littérature française,russie,tchernobyl,culture« Il y a eu la vie ici
    Il faudra le raconter à ceux qui reviendront
    Les enfants enlaçaient les arbres
    Et les femmes de grands paniers de fruits
    On marchait sur les routes
    On avait à faire
    Au soir
    Les liqueurs gonflaient les sangs
    Et les colères insignifiantes
    On moquait les torses bombés
    Et l’oreille rouge des amoureux
    On trouvait du bonheur au coin des cabanes
    Il y a eu la vie ici
    Il faudra le raconter
    Et s’en souvenir nous autres en allés »

    Antoine Choplin, La nuit tombée