On a le cœur serré en lisant La nuit tombée d’Antoine Choplin (2012), le récit court d’une nuit très noire, celle de Tchernobyl – le nom n’apparaît pas. Gouri quitte Kiev à moto, une remorque bricolée à l’arrière, pour se rendre dans « la zone ». Cela fait deux ans qu’il ne s’est plus rendu à Chevtchenko, chez ses amis Iakov et Vera. Presque toutes les maisons du village sont vides, « tout le monde est parti » ou presque.
Mario Sironi, Motociclista, 1924
Iakov ne va pas bien, il souffre beaucoup – « Tu vas le trouver changé, tu sais. » Un verre de vodka en guise d’accueil. Gouri en a apporté aussi, « de la bonne ». Piotr, « le gamin aux chats », est presque toujours fourré chez eux, sa mère a disparu, jamais remise de la mort d’Alexeï, « un des premiers » à mourir durant l’été 1986. Vera le met en garde : « Et tu crois vraiment que c’est possible d’aller jusqu’à Pripiat ? Il paraît que toutes les routes sont surveillées. La zone, c’est plus comme avant, on n’y rentre plus comme ça. »
Gouri veut revoir la ville, son quartier, leur appartement, « récupérer deux ou trois choses », même si on dit que tout a été pillé. Il n’en a rien dit à Tereza, sa femme, trop inquiète depuis que leur fille Ksenia est malade. Sur son lit, Iakov est méconnaissable, mais il est content de partager ses souvenirs avec Gouri. Deux ans plus tôt, ils avaient passé une nuit au pont à chanter, avec les autres. Puis Gouri était parti, on lui avait donné un travail d’écrivain public à Kiev – il s’en est souvent voulu d’être parti. Il aimerait savoir ce qui s’est passé pour eux après cette nuit-là.
Iakov raconte l’arrivée des camions militaires, une quinzaine de gars engagés pour faire leur devoir de citoyen en nettoyant la zone. Les animaux tués, par mesure de précaution. Piotr bouleversé de retrouver ses deux chats en bouillie. Des mois de travail entrecoupés de retours au village, « juste le temps de tout bien laver comme il faut et aussi de dormir tout notre saoul ». Entre Pripiat et la centrale, « certaines nuits, les arbres se mettaient à rougeoyer ». Les évacuations forcées.
Deux vieux, Leonti et Svetlana, se joignent à eux pour le repas du soir, plutôt méfiants envers Gouri parce qu’il vient de la ville. Mais Svetlana lui montrera les pierres sur lesquelles elle peint des fleurs et lui en offrira une. Et aussi leur ami Kouzma, qui raconte ce qu’il a vécu de son côté et l’avertit : dans son village, les pelleteuses ont tout changé, il n’y avait plus rien à récupérer.
Mais quand Gouri remonte sur sa moto, il lui propose de l’accompagner : il connaît les bonnes routes, les rondes des gardes. Pourquoi Kouzma veut retourner dans la zone et ce que Gouri va trouver là où c’était chez lui, Antoine Choplin le raconte dans la dernière partie de La nuit tombée. Un roman prenant, plein de retours à la ligne comme des silences pour souligner l’impensable. Dans un style minimaliste, comme l’écrit Aifelle qui m’a fait découvrir cet auteur, il dit « en peu de pages les ravages profonds causés aux êtres humains balayés par les grandes catastrophes. »