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Russie - Page 5

  • Le Dr Jivago (II)

    Dans la première de deux lettres de Chalamov à Pasternak qui suivent Le Docteur Jivago dans la collection Quarto, l’écrivain survivant de la Kolyma écrit : « Qu’est-ce donc que ce roman, et ce docteur Jivago qui n’apparaît pas jusqu’au milieu du livre alors que la véritable héroïne de la première partie de ce tableau, Lara Guichard, s’est déjà déployée à travers le roman, dans toute son ampleur et avec tout son charme (…), aussi pure qu’un cristal, brillant de tous ses feux comme les diamants de la parure de ses noces. »

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    Le Livre premier se termine sur le voyage en train des Jivago loin de Moscou, le Livre second commence par leur arrivée non loin de Varykino. Un personnage providentiel, Samdeviatov, les a prévenus du mauvais accueil auquel ils doivent s’attendre – il a reconnu dans les traits de Tonia, l’épouse de Jivago, la petite-fille du maître des forges Krüger.

    La description de la gare « dans un petit bois de bouleaux » est une merveille, passons. Samdeviatov a prévenu le chef de gare qui leur trouve quelqu’un pour les emmener à Varykino – Vakkh, vêtu de blanc, les y conduit dans une charrette tirée par une jument blanche accompagnée d’un tout jeune poulain « noir comme la nuit » dont la vue ravit leur fils Sachenka. En chemin, « tout leur plaisait, tout les étonnait ».

    Mikoulitsyne, l’intendant du grand-père, et sa femme sont choqués par leur intrusion, peut-être dangereuse pour eux, mais il finit par les loger dans une annexe à aménager et leur donner des semences de pommes de terre. Avant de prendre le thé près du samovar, avec du vrai sucre, Jivago admire le grand bureau de Mikoulitsyne et sa vue. Leur hôte a des amis bien placés. Sa femme fait l’éloge d’Antipov, ce si bon professeur qui aurait été tué sur le front et à qui Strelnikov (le commissaire politique qui a libéré Jivago au cours du voyage, après une arrestation arbitraire) ressemble beaucoup.

    A Varykino, une fois les travaux d’installation terminés et l’hiver venu, Iouri écrit dans ses carnets. Le travail manuel lui a fait du bien. Il relit Tolstoï, Pouchkine, Stendhal, Dickens, Kleist. Tonia se retrouve enceinte. Jivago écrit sur l’art, la poésie, se sent proche de Pouchkine et de Tchekhov qui s’attardent non sur « les fins dernières » mais sur « les détails de la vie ». Au printemps, le chant des rossignols l’émerveille : « Otch-nis ! Otch-nis ! Otch-nis ! » (Réveille-toi !). Evgraf, son demi-frère, leur vient en aide pour la deuxième fois.

    Et Lara ? C’est en lisant à la bibliothèque municipale de Iouratine que Jivago la revoit par hasard. Il observe que Larissa Antipova (elle a épousé Antipov) est visiblement « aimée et connue dans la ville ». Il s’arrange pour lire son adresse sur une fiche. En mai, il se décide à aller la voir : elle le fait monter chez elle, au dernier étage d’une vieille maison, et ils se racontent.

    Lara trouve Jivago sévère quand il reproche aux bolcheviks le changement perpétuel, leurs capacités insuffisantes ; elle a vu de près le travail et la pauvreté, elle se sent proche de la révolution. Son mari, Antipov, n’est pas mort : il a changé secrètement d’identité, c’est Strelnikov, dont elle admire l’engagement, même s’il vit comme si sa fille et elle n’existaient pas. Cette fois, Iouri comprend qu’il aime véritablement cette femme, la revoit sans le dire à son épouse qu’il aime pourtant – il en souffre.

    Un jour, trois hommes l’arrêtent à un carrefour. Ce sont des partisans qui vivent dans les bois, ils ont besoin d’un médecin. Leur chef, le fils de Mikoulitsyne, Liveri, le garde prisonnier à leur service, tout en l’abritant sous sa tente. Le typhus l’hiver, la dysenterie l’été, les blessés dans leurs combats avec des « Blancs », Iouri est surchargé de travail. S’il partage leur idéal tolstoïste, il n’aime pas ces hommes qui le privent de ce qui lui importe en plus de son métier : sa famille, sa maison, sa liberté.

    Dans la forêt, un « sorbier givré » qui offre des fruits en abondance aux oiseaux devient un interlocuteur cher à Jivago. Les combats, les mouvements des uns et des autres, les représailles, les mutilations, la folie, que de souffrances autour de lui ! La famine n’est pas la moindre. Inquiet pour sa famille, ayant appris qu’elle n’est plus à Varykino, Jivago finit, après plus de dix-huit mois, par trouver une brèche pour s’enfuir de la forêt à ski.

    A l’appartement de Lara envahi par les rats, il trouve un mot pour lui : les siens sont partis à temps pour Moscou. Jivago tombe malade, Lara le soigne, elle est son « cygne blanc ». Grâce à elle, il retrouve du travail. Une lettre de Tonia lui apprend qu’ils sont exilés de Russie et vont vivre à Paris. Iouri et Lara retournent ensemble à Varykino : leur situation fausse les tourmente, mais ils s’aiment. Jivago écrit jusque tard dans la nuit troublée par les hurlements des loups. Tous deux savent que cela ne pourra durer, qu’ils devront se séparer bientôt, même s’ils s’y refusent.

    On a le cœur serré pour ces deux-là, mais aussi pour Tonia, l’épouse et sa petite Macha que son père n’a jamais vue ; pour Antipov, qui sait comment vit Lara mais n’est pas conscient de la force avec laquelle elle l’aime et l’admire ; pour les amis de Jivago qui vont le voir sombrer une fois de retour à Moscou, même si une troisième compagne lui portera secours ; pour tous ceux qui sont pris dans les horreurs de la guerre civile.

    Je conclus la lecture de cette œuvre puissante et émouvante avec Chalamov : « Une des caractéristiques de la littérature russe est sa dimension éthique. Cette dimension ne prend corps que lorsque les comportements humains, dans le roman, sont justes, c’est-à-dire que les personnages le sont. Cela dépend d’autre chose que de la justesse de l’observation. Il y a longtemps que je n’avais lu un ouvrage vraiment russe, apparenté à la littérature d’un Tolstoï, d’un Tchekhov, d’un Dostoïevski. Le Docteur Jivago relève incontestablement de cette dimension supérieure. » (Lettre à Boris Pasternak, janvier 1954 ?)

  • Créer

    Pasternak Quarto.jpg« Ioura marchait seul, dépassait les autres et s’arrêtait parfois pour les attendre. En réponse à la dévastation que la mort avait laissée dans ce groupe qui le suivait à pas lents, un mouvement impérieux comme celui de l’eau qui s’enfonce en creusant ses tourbillons le portait à rêver et à penser, à s’acharner sur des formes, à créer de la beauté. Plus clairement que jamais, il voyait maintenant que l’art, toujours et sans trêve, a deux préoccupations. Il médite inlassablement sur la mort et par là, inlassablement, il crée la vie. Le grand art, l’art véritable, celui qui s’appelle la Révélation de saint Jean et celui qui la complète.

    Ioura savourait d’avance le moment où il disparaîtrait pour deux ou trois jours de l’horizon familial et universitaire, et écrirait des vers à la mémoire d’Anna Ivanovna, où tout ce qui lui viendrait alors à l’esprit trouverait sa place : toutes les images fortuites que la vie pourrait lui souffler ; quelques-uns des plus beaux traits de la défunte ; l’image de Tonia en deuil ; ce qu’il avait remarqué dans la rue au retour du cimetière ; la lessive séchant à l’endroit où jadis la tempête avait hurlé dans la nuit et où, enfant, il avait pleuré. »

    Boris Pasternak, Le Docteur Jivago (Livre I, 3e partie : L’arbre de Noël chez les Sventitski)

  • Le Dr Jivago (I)

    Inutile, il me semble, de résumer Le Docteur Jivago, le chef-d’œuvre de Boris Pasternak que la plupart connaissent par la célèbre adaptation cinématographique de David Lean (1965). On oublie les traits d’Omar Sharif (Jivago) et de Julie Christie (Lara) en découvrant Ioura (Jivago), un petit garçon de dix ans qui éclate en sanglots sur la tombe de sa mère. 1903. Son oncle va l’emmener avec lui à la campagne. Puis on fera connaissance avec une veuve qui s’installe à Moscou en 1904-1905, la mère de Rodion et Larissa (Lara). 

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    Portrait de Boris Pasternak par son père, Leonid Pasternak (1910)

    « Ioura se sentait bien auprès de son oncle. Celui-ci ressemblait à sa mère. Comme elle, c’était un homme libre, qui n’avait aucune prévention contre ce qui ne lui était pas habituel. Comme elle, il avait ce sens aristocratique de l’égalité avec tout ce qui vit. Comme elle, il comprenait tout du premier coup d’œil et savait exprimer ses pensées sous la forme où elles lui venaient à l’esprit au premier instant, pendant qu’elles étaient encore vivantes et n’avaient pas perdu tout leur sens. » (Livre I, première partie : Le rapide de 5 heures)

    C’est à Moscou que, par deux fois, Ioura devenu médecin – bien qu’attiré par l’art, il veut être utile à la société – rencontre Lara dans des circonstances très particulières, sans savoir que leurs destinées vont se rapprocher un jour. Le livre premier se termine en 1917 sur le voyage en train du Dr Jivago et de sa famille (sa femme, son fils, son beau-père) vers l’Oural, où ils espèrent échapper à la misère terrible en ville à la suite des bouleversements révolutionnaires.

    « On sentait le commencement de l’hiver urbain dans l’odeur mélangée de feuilles d’érable écrasées, de neige fondante, de fumée de locomotive et du pain de seigle chaud que l’on faisait cuire dans le sous-sol du buffet de la gare et que l’on venait de tirer du four. Des trains arrivaient, d’autres partaient. On les formait ou on les triait, on agitait des drapeaux enroulés et déroulés. Sur tous les tons, les trompettes des gardiens, les sifflets de poche des atteleurs et les voix de basse des sifflets de locomotives s’égosillaient. Des colonnes de fumée montaient vers le ciel en échelles infinies. Des locomotives sous pression attendaient, prêtes à partir, brûlant les nuages froids de l’hiver de leurs bouffées de vapeur bouillante. » (Livre I, deuxième partie : La petite fille d’un autre milieu)

    Deux qualités nous attachent à l’intrigue du Docteur Jivago, roman où se mêlent l’histoire, la guerre, les amours, la vision poétique. D’abord, l’art avec lequel Pasternak campe concrètement ses personnages – leur physique, leurs vêtements, leurs gestes, leurs façons de parler – et rend sensibles leurs émotions. Tous, et ils sont nombreux autour des protagonistes, apparaissent dans leur singularité, sympathiques ou non.

    « Pacha, Lipa, les Kologrivov, l’argent, tout cela tourbillonnait dans sa tête. Lara en avait assez de la vie. Elle devenait folle. Elle était tentée de mettre une croix sur tout ce qu’elle avait connu et éprouvé jusque-là et de se refaire une vie neuve. Tel était l’état d’esprit qui, à la Noël 1911, lui fit prendre une résolution fatale. Elle décida de rompre sur-le-champ avec les Kologrivov, de se faire une vie indépendante et solitaire, et de demander à Komarovski l’argent qu’il lui fallait pour cela. Il lui semblait qu’après tout ce qui s’était passé entre eux et après ces années de liberté reconquise, Komarovski avait le devoir de lui apporter une aide chevaleresque, propre et désintéressée, sans exiger d’explications.
    Tel était son but, lorsque le soir du 27 décembre elle prit le chemin de la Petrovka ; en partant, elle chargea le revolver de Rodia, abaissa le cran de sûreté, et plaça l’arme dans son manchon. » (Livre I, troisième partie : L’arbre de Noël chez les Sventitski)

    Ensuite, Pasternak nous montre, tout aussi vivante que ses personnages, la Russie livrée aux tumultes de la première moitié du XXe siècle : ville ou campagne, extérieur ou intérieur, train ou carriole, ce sont des bruits, des odeurs, des saisons, des atmosphères. Pour l’illustrer, voici d’autres extraits, dans la traduction française de Michel Aucouturier, Louis Martinez, Jacqueline de Proyart et Hélène Zamoyska.

    « Le mutilé qui venait de mourir était le deuxième classe de réserve Himazeddine, l’officier qui criait dans la forêt était son fils, le sous-lieutenant Galioulline, l’infirmière était Lara, les témoins Gordon et Jivago. Tous étaient là, réunis, côte à côte ; les uns ne se reconnurent pas, les autres ne s’étaient jamais connus ; certaines choses restèrent à jamais cachées, d’autres, pour se révéler, devaient attendre une nouvelle occasion, une nouvelle rencontre. » (Livre I, quatrième partie : Les échéances approchent)

    Dans ce grand roman autour de la révolution russe, Pasternak se sert non seulement de ce qu’il a observé ou vécu lui-même au cours de ces années-là, mais il prête à Iouri Andreïevitch Jivago sa vision du monde, ses élans poétiques, ses sentiments, son « adhésion lyrique à ce qu’il y a de spontanéité et de nouveauté imprévisible dans la tempête révolutionnaire » (Encyclopedia Universalis), sa sensibilité au malheur des hommes et particulièrement des femmes, sa volonté et sa faiblesse dans la vie, son sens de l’émerveillement.

    « Autour d’un premier centre tournoyaient ses pensées sur Tonia, sur sa maison, sur la vie harmonieuse d’autrefois, où tout, dans les moindres détails, était parfumé de poésie, pénétré de tendresse et de pureté. Le docteur tremblait pour cette vie, il souhaitait qu’elle demeurât entière, intacte et, emporté par le rapide de nuit, il brûlait d’impatience de la retrouver après plus de deux ans d’absence. » (Livre I, cinquième partie : L’adieu au monde ancien)

    Le style de Boris Pasternak, tel que je le perçois dans cette traduction française du Docteur Jivago, allie au réalisme des choses vues le ressenti des personnages principaux. Le rythme y est souvent marqué, le mouvement de la phrase nous emporte aussi bien dans la description que dans l’action, les pensées, les discussions.

    « Et il lui semblait que dès cette époque on voyait se presser sur les trottoirs des vieillards correctement vêtus, reproche muet aux passants ; sans un mot, ils proposaient des choses que personne n’achetait et dont personne n’avait besoin : fleurs artificielles, petits réchauds ronds, munis d’un couvercle de verre et d’un sifflet, vêtements de soirée en gaze noire, uniformes de ministères abolis.
    Des gens de condition plus simple faisaient commerce de choses plus nécessaires : croûtons pointus d’un pain noir, vite rassis, dont la vente était rationnée, rogatons de sucre humides, petits paquets de mauvais tabac coupés en deux. »
    (Livre I, sixième partie : La halte de Moscou)

    « Le dégagement de la voie [enneigée] demanda trois jours. Toute la famille Jivago, Nioucha comprise, prit une part active aux travaux. Ce fut le meilleur moment de leur voyage.
    La région avait quelque chose de clos, de secret.
    Elle faisait songer à la révolte de Pougatchev réfractée par Pouchkine, au pittoresque asiatique des descriptions d’Aksakov.
    Les différentes catégories de voyageurs ne travaillaient pas simultanément. Le chantier de déblaiement était entouré de sentinelles. » (Livre I, septième partie : Le voyage

  • Quitter Moscou

    maxime ossipov,ma province,récit,littérature russe,médecine,province,russie,société,culture« Quitter la province pour aller à Moscou est en quelque sorte naturel et raisonnable et c’est un phénomène de masse : dans notre ville, il n’y a presque personne entre vingt et quarante ans, sauf ceux qui restent plantés avec une bière au milieu de la rue. Quitter Moscou pour la province, au contraire, c’est un acte singulier, peu reproductible ; et c’est là son défaut si on le considère avec les yeux d’un Occidental pour qui la reproductibilité est la meilleure preuve d’existence, et pour qui le marginal est le plus souvent un raté. »

    Maxime Ossipov, Ma province

  • Médecin en province

    On pense à Tchekhov en ouvrant Ma province de Maxime Ossipov (traduit du russe par Anne-Marie Tatsis Botton, Verdier, 2009), deux récits d’un médecin installé « dans la petite ville de N*, chef-lieu d’une région limitrophe de Moscou ». Un peu à Boulgakov aussi. Le même éditeur a publié ensuite ses Histoires d’un médecin russe (2014).

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    Rue Lénine à Taroussa en 2014 (Wikimedia commons)

    « Le cent-unième kilomètre » commence par un constat accablant : « chez les malades, comme d’ailleurs chez beaucoup de médecins, ce qui frappe avant tout, c’est qu’ils ont peur de la mort et n’aiment pas la vie. » Malgré le pouvoir de l’argent et de l’alcool, les cas de mort violente, le désintérêt, le manque d’amis, l’arriération mentale, l’abandon des vieux, il exerce dans son pays natal où il ressent « la liberté d’aider beaucoup de gens » et « la soif d’agir », apprécie les rencontres et la sensation d’être chez lui quand on le salue.

    Sa situation s’améliore avec l’arrivée d’un jeune « collègue et ami » : mortalité à l’hôpital divisée par deux, plus de moyens pour soigner. Les difficultés restent nombreuses, notamment à cause de l’absence de médecin traitant, de ligne de conduite. Les gens, souvent ignorants, croient que tout peut être résolu avec de l’argent. Il faut aussi composer avec « les autorités (ceux à qui on ne peut pas dire non) ». Et soigner des « bandits » comme des « frangins » (membres de groupes d’intervention spéciaux).

    Ce qui le réjouit, c’est de « réaliser certaines choses pas plus mal qu’en Occident », bref de « se conduire en médecin ». De rencontrer des gens qui, chacun, représentent la Russie à leur façon. « Qu’est-ce qui unit ces Russies différentes, qu’est-ce qui les empêche de se disloquer ? Dans mes pires instants, je pense : l’inertie, et elle seule. »

    Pourquoi « Le cent-unième kilomètre » ? Ossipov dit ceci sur le site de la Librairie du Globe : « Mon père était écrivain. Je l’ai vu se débattre toute sa vie entre éditeurs censeurs et correcteurs soviétiques. Peut-être est-ce de là que m’est venu le désir, non d’avoir un pouvoir sur les mots, mais du moins d’en disposer librement. » En 2005, le besoin de retrouver le contact direct avec des patients s’impose, il décide alors de partir en province.

    « Mon grand-père était médecin. Envoyé en 1932 au Belomorkanal, puis libéré en 1945, il est toutefois interdit des 100 km. Il s’est donc installé à 117 km au sud-ouest de Moscou, à Taroussa où il est mort en 1968. » (Il était en effet interdit, pour les anciens prisonniers du Goulag, de vivre à moins de 100 km d’une grande ville.) » Ossipov s’est établi à son tour à Taroussa.

    Autre registre pour le second récit, « La rencontre », une fiction centrée sur les sentiments. Natacha et Génia travaillent dans le milieu musical : « Natacha réussissait un peu mieux : un orchestre, pas le pire, des tournées, alors que Génia bossait avec des chanteurs, des chefs d’orchestre, il accompagnait même des figurants. » Elle joue du violon et c’est à l’école de musique qu’ils se sont rencontrés. Elle est devenue sa femme mais fait chambre à part, ne veut pas d’enfants. Génia en souffre un peu, se montre patient.

    Un coup de fil efface tout, musique et passé : Génia a fait une chute mortelle, on demande à Natacha d’apporter ses papiers. Après les funérailles, elle ira parler au père Iakov, un Juif converti. Elle voudrait faire quelque chose pour Génia, mais que pourrait-elle faire ? Flash-back. Ossipov raconte le passé de Génia et sa rencontre avec Natacha telle que lui l’a vécue. On change encore de point de vue avec un autre personnage, Sergueï Ilitch, un médecin obsédé par la sténocardie grave de sa mère, toujours sur le qui-vive. Le récit va d’une rencontre à l’autre, d’un coeur à l’autre.

    En une centaine de pages, Ma province de Maxime Ossipov plonge les lecteurs dans une Russie provinciale où tout, finalement, ramène à la vie ou à la mort. On y sent l’amour de la médecine, la volonté d’être utile, mêlés au désenchantement politique. « De son écriture sèche, ironique, dépourvue de toute trace de romantisme, Ossipov dépeint un monde en perdition », écrit Raphaëlle Rérolle dans Le Monde. Au milieu des problèmes subsiste pourtant chez le médecin « une joie profane ».