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médecine

  • Quitter Moscou

    maxime ossipov,ma province,récit,littérature russe,médecine,province,russie,société,culture« Quitter la province pour aller à Moscou est en quelque sorte naturel et raisonnable et c’est un phénomène de masse : dans notre ville, il n’y a presque personne entre vingt et quarante ans, sauf ceux qui restent plantés avec une bière au milieu de la rue. Quitter Moscou pour la province, au contraire, c’est un acte singulier, peu reproductible ; et c’est là son défaut si on le considère avec les yeux d’un Occidental pour qui la reproductibilité est la meilleure preuve d’existence, et pour qui le marginal est le plus souvent un raté. »

    Maxime Ossipov, Ma province

  • Médecin en province

    On pense à Tchekhov en ouvrant Ma province de Maxime Ossipov (traduit du russe par Anne-Marie Tatsis Botton, Verdier, 2009), deux récits d’un médecin installé « dans la petite ville de N*, chef-lieu d’une région limitrophe de Moscou ». Un peu à Boulgakov aussi. Le même éditeur a publié ensuite ses Histoires d’un médecin russe (2014).

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    Rue Lénine à Taroussa en 2014 (Wikimedia commons)

    « Le cent-unième kilomètre » commence par un constat accablant : « chez les malades, comme d’ailleurs chez beaucoup de médecins, ce qui frappe avant tout, c’est qu’ils ont peur de la mort et n’aiment pas la vie. » Malgré le pouvoir de l’argent et de l’alcool, les cas de mort violente, le désintérêt, le manque d’amis, l’arriération mentale, l’abandon des vieux, il exerce dans son pays natal où il ressent « la liberté d’aider beaucoup de gens » et « la soif d’agir », apprécie les rencontres et la sensation d’être chez lui quand on le salue.

    Sa situation s’améliore avec l’arrivée d’un jeune « collègue et ami » : mortalité à l’hôpital divisée par deux, plus de moyens pour soigner. Les difficultés restent nombreuses, notamment à cause de l’absence de médecin traitant, de ligne de conduite. Les gens, souvent ignorants, croient que tout peut être résolu avec de l’argent. Il faut aussi composer avec « les autorités (ceux à qui on ne peut pas dire non) ». Et soigner des « bandits » comme des « frangins » (membres de groupes d’intervention spéciaux).

    Ce qui le réjouit, c’est de « réaliser certaines choses pas plus mal qu’en Occident », bref de « se conduire en médecin ». De rencontrer des gens qui, chacun, représentent la Russie à leur façon. « Qu’est-ce qui unit ces Russies différentes, qu’est-ce qui les empêche de se disloquer ? Dans mes pires instants, je pense : l’inertie, et elle seule. »

    Pourquoi « Le cent-unième kilomètre » ? Ossipov dit ceci sur le site de la Librairie du Globe : « Mon père était écrivain. Je l’ai vu se débattre toute sa vie entre éditeurs censeurs et correcteurs soviétiques. Peut-être est-ce de là que m’est venu le désir, non d’avoir un pouvoir sur les mots, mais du moins d’en disposer librement. » En 2005, le besoin de retrouver le contact direct avec des patients s’impose, il décide alors de partir en province.

    « Mon grand-père était médecin. Envoyé en 1932 au Belomorkanal, puis libéré en 1945, il est toutefois interdit des 100 km. Il s’est donc installé à 117 km au sud-ouest de Moscou, à Taroussa où il est mort en 1968. » (Il était en effet interdit, pour les anciens prisonniers du Goulag, de vivre à moins de 100 km d’une grande ville.) » Ossipov s’est établi à son tour à Taroussa.

    Autre registre pour le second récit, « La rencontre », une fiction centrée sur les sentiments. Natacha et Génia travaillent dans le milieu musical : « Natacha réussissait un peu mieux : un orchestre, pas le pire, des tournées, alors que Génia bossait avec des chanteurs, des chefs d’orchestre, il accompagnait même des figurants. » Elle joue du violon et c’est à l’école de musique qu’ils se sont rencontrés. Elle est devenue sa femme mais fait chambre à part, ne veut pas d’enfants. Génia en souffre un peu, se montre patient.

    Un coup de fil efface tout, musique et passé : Génia a fait une chute mortelle, on demande à Natacha d’apporter ses papiers. Après les funérailles, elle ira parler au père Iakov, un Juif converti. Elle voudrait faire quelque chose pour Génia, mais que pourrait-elle faire ? Flash-back. Ossipov raconte le passé de Génia et sa rencontre avec Natacha telle que lui l’a vécue. On change encore de point de vue avec un autre personnage, Sergueï Ilitch, un médecin obsédé par la sténocardie grave de sa mère, toujours sur le qui-vive. Le récit va d’une rencontre à l’autre, d’un coeur à l’autre.

    En une centaine de pages, Ma province de Maxime Ossipov plonge les lecteurs dans une Russie provinciale où tout, finalement, ramène à la vie ou à la mort. On y sent l’amour de la médecine, la volonté d’être utile, mêlés au désenchantement politique. « De son écriture sèche, ironique, dépourvue de toute trace de romantisme, Ossipov dépeint un monde en perdition », écrit Raphaëlle Rérolle dans Le Monde. Au milieu des problèmes subsiste pourtant chez le médecin « une joie profane ».

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    « Vous avez exprimé le désir dans une de vos lettres que je vous envoie un récit international, en prenant pour sujet quelque fait de la vie d’ici. Je ne peux écrire un tel récit qu’en Russie, d’après mes souvenirs. Je ne peux écrire que d’après des souvenirs, je n’ai jamais écrit directement d’après nature. J’ai besoin que ma mémoire filtre le sujet et qu’il ne reste en elle, comme dans un filtre, que ce qui est important et typique. » 

    A F. D. Batiouchkov – Nice, 15 décembre 1897 

    Tchekhov, Correspondance 1877-1904 

    Tchekhov à Melikhovo.jpg

    A vous qui passez ici, 
    meilleurs vœux pour 2010.

  • Tchekhov 1893-1904

    Correspondance 1877-1904 (2e partie). Installé à Melikhovo, Tchekhov y écrit des nouvelles et en donne de lui, des bassets hideux et intelligents, Brome et Quinine, de la médecine qui l’épuise – il songe à ne plus exercer –, des voyages qu’il ferait s’il en avait les moyens. Deux semaines à Moscou en octobre 1893 lui sont « une sorte d’enchantement ». L’année suivante, il séjourne une première fois à Yalta « la très ennuyeuse » pour soigner sa toux, mais selon lui, « le printemps du nord vaut mieux que le printemps d’ici ». Sa santé se dégrade. A son ami Souvorine qui lui conseille le mariage, il dit ses conditions : « Tout doit être comme auparavant, c’est-à-dire qu’elle doit vivre à Moscou et moi à la campagne, et que j’irai la voir. (…) Je promets d’être un mari merveilleux, mais donnez-moi une femme qui, comme la lune, n’apparaisse pas chaque jour dans mon ciel. » 

    Tchekhov Portrait par Ossip Braz en 1898.jpg
    « Braz fait mon portrait. Séances d’atelier.
    Je suis assis dans un fauteuil au dossier de velours vert.
    En face. Cravate blanche. On dit que nous sommes très ressemblants, la cravate et moi,
    mais, comme l’an dernier, on dirait à mon expression que j’ai prisé du raifort. »
    (Nice, 23 mars 1898)

     

    En 1895, Tchekhov se lance dans la construction d’une école au village et écrit une nouvelle pièce, La Mouette : « C’est une comédie, il y a trois rôles de femmes, six de moujiks, quatre actes, un paysage (vue sur un lac), beaucoup de discours sur la littérature, peu d’action, cinq pouds d’amour. » La première à Pétersboug, le 17 octobre 1896, est très chahutée et il s’enfuit – « Où voyez-vous de la frousse ? J’ai agi aussi judicieusement et froidement qu’un homme qui a fait une demande en mariage, a essuyé un refus et qui n’a plus rien à faire qu’à s’en aller. » La pièce fera pourtant salle comble les jours suivants.

     

    Le Dr Tchekhov veut aussi sauver la revue Chronique chirurgicale, en déficit. L’état de santé de la population est désastreux : « 400 enfants sur 1000 à peine atteignent l’âge de cinq ans ». Il y a beaucoup à faire, et les moujiks de son secteur réclament encore une nouvelle école. Il apporte aussi son concours au projet d’une bibliothèque à Taganrog. De  jeunes écrivains lui envoient leurs textes, Tchekhov leur répond scrupuleusement et encourage à travailler la phrase, la concision, le choix des mots. 

    Tchekhov 1892 (assis à l'avant-plan) photo prise par son ami Isaak Levitan.jpg
    Photo prise par son ami Isaak Levitan

     

    Le 1er avril 1897, il annonce à Souvorine le diagnostic des médecins, une tuberculose pulmonaire. On lui a prescrit « de changer de façon de vivre » et il abandonne ses fonctions au district. Durant son repos de deux semaines dans une clinique moscovite, Tolstoï vient le voir – « nous avons parlé de l’immortalité ». Rentré à Melikhovo, il passe le printemps à ne rien faire à part nourrir les moineaux et tailler les rosiers. Tchekhov lit Maeterlinck, « des choses étranges, bizarres, mais elles font une énorme impression. » A la fin de l’été, il se rend à Biarritz puis à Nice. « S’asseoir sur la promenade, se dorer et regarder la mer, quelle volupté. » Cette oisiveté lui fait du bien : « Moi, je suis un homme heureux de vivre, du moins, j’ai passé les trente premières années de ma vie à vivre selon mon bon plaisir. » – « La
    France est un pays merveilleux, elle a de merveilleux écrivains. »
    L’affaire Dreyfus le passionne et lui donne de l’amitié pour Zola, mais le brouille un certain temps avec Souvorine qui laisse paraître dans Temps nouveau des articles odieux à ce sujet.

     

    L’école de Melikhovo compte vingt-huit enfants inscrits en juillet 1898, garçons et filles. Tchekhov en construit encore une troisième – « Mes écoles sont considérées comme des écoles modèles »  avant de repartir pour Yalta, un voyage qu’il redoute « comme un exil ». Le climat de la Crimée lui convient, il y rêve de Moscou, s’intéresse au théâtre de Stanislavski : « Plus je vieillis, plus souvent et plus fort
    bat en moi le pouls de la vie. »
    Averti avec retard de la mort de son père, qui l’afflige, il propose à sa sœur de passer dorénavant l’hiver à Yalta et l’été à Melikhovo. Il approuve le choix de Novodievitchi pour la tombe de son père. Tchekhov projette bientôt de s’installer définitivement à Yalta et achète un terrain « dans un endroit pittoresque : vue sur la mer et les montagnes. J’aurai ma vigne, mon puits. C’est à vingt minutes de Yalta. ».
     

    Tchekhov A Melikhovo, le chevalet dans la chambre de sa soeur Macha.JPG

    Le chevalet dans la chambre de sa sœur Macha à Melikhovo

     

    En novembre, il écrit pour la première fois à Maxime Gorki, loue la force extraordinaire de sa nouvelle Dans la steppe. Comme Gorki sollicite ses critiques, il répond : « Parler des défauts du talent, c’est comme parler des défauts d’un grand arbre qui pousse dans un jardin ; car il s’agit surtout, non de l’arbre, 
    mais des goûts de celui qui regarde l’arbre. »
    Il lui conseille de quitter la province qui « fait vieillir de bonne heure » pour se frotter davantage à la littérature et aux hommes de lettres à Moscou ou Saint-Pétersbourg. « La grâce, c’est quand l’homme dépense le moins de mouvements possible pour une action précise. »
    Il le pousse à plus de retenue, de simplicité dans les descriptions.

     

    En hiver, Yalta est un désert, écrit-il à sa sœur avec qui il envisage de vendre Melikhovo à moins qu’il n’arrive à vendre ses œuvres à un bon prix. Il passe en
    janvier 1899 un contrat avec Marx, un éditeur pétersbourgeois, pour l’ensemble de ses œuvres passées et futures, excepté ses pièces, ce qui lui procure le confort d’un revenu fixe. La Mouette se joue à Moscou avec succès, Oncle Vania tourne en province.
      

    Tchekhov et Olga Knipper.jpg

    Dear Writer, Dear Actress, The Love Letters of Anton Chekhov and Olga Knipper

     

    De Melikhovo, le 16 juin 1899, il écrit à l’actrice Olga Knipper pour lui demander de ses nouvelles : « L’auteur est oublié, – oh, comme c’est cruel, comme c’est terrible, comme c’est perfide ! » Les lettres se multiplient à sa « chère actrice », il lui annonce la vente de Melikhovo, l’invite dans sa propriété de Crimée. « Portez-vous bien, soyez gaie, heureuse, travaillez, bondissez, chantez, et, si possible, n’oubliez pas le lointain écrivain, votre admirateur empressé. » Tchekhov ne se montre pas avare de mots doux pour celle qu’il épousera : « précieuse, superbe artiste », « ô ma joie ! » Il la conseille pour son jeu : « Il faut exprimer les souffrances comme elles s’expriment dans la vie, c’est-à-dire, pas avec des gestes des pieds et des mains, mais par l’intonation, le regard, non par des gesticulations, mais avec de la grâce. »

     

    Tchekhov continue ses échanges avec Gorki, parle de lui avec Tolstoï. Quand celui-ci tombe malade, il s’inquiète : « S’il mourait, un grand vide se formerait dans ma vie. » Lui-même, à quarante ans, souffre d’asthme et de « toutes sortes d’autres ennuis » qui l’empêchent de vivre librement. Il avoue à Gorki qu’il s’ennuie – « sans compagnie, sans la musique que j’aime, et sans femmes, dont Yalta est dépourvu. » A Olga, il parle de sa nouvelle pièce : « Ah ! quel rôle tu as dans Les trois sœurs, quel rôle ! » En décembre 1900, à Nice : « J’ai acheté un manteau d’été et je fais l’élégant. » Sa « petite chérie », « exploitatrice de mon cœur » (sic), son « petit chien » devient sa femme au printemps 1901. A sa mère, Anton Tchekhov écrit alors : « Chère maman, donnez-moi votre bénédiction, je me marie. Rien ne sera changé. » 

    Tchekhov sa tombe au cimetière de Novodievitchi.JPG
    Tombe de Tchekhov au cimetière de Novodievitchi

     

    La correspondance des dernières années est pleine des lettres du couple qui ont inspiré un superbe spectacle, Tchekhov, Tchekhova, au Rideau de Bruxelles dans les années ’80 (avec Anne Chappuis et Jules-Henri Marchant, inoubliables). Et puis Gorki, Tolstoï, les problèmes de santé, la création d’une nouvelle pièce, La Cerisaie – à Olga, « C’est toi qui joueras le rôle de Lioubov Andreevna, car personne d’autre ne peut le tenir. Elle est intelligente, très bonne ; elle est aimable avec tout le monde, a toujours un visage souriant. » Il insiste pour qu’on ne considère pas cette pièce comme un drame, mais comme une comédie. Au printemps 1904, sur le conseil des médecins, Tchekhov se rend au sanatorium de Badenweiler où il a l’impression de se rétablir et souffre de l’absence de talent et de bon goût – « par contre, de l’ordre et de l’honnêteté, en veux-tu, en voilà. »

     

    La dernière lettre du recueil est adressée de là à sa sœur Macha, le 28 juin. Il y meurt le 2 juillet – avez-vous déjà écouté l'enregistrement de Nathalie Sarraute à propos de ses derniers mots prononcés en allemand, Ich Sterbe ? (Sarraute, Tropismes et L’usage de la parole, extraits, Ed. des femmes) Tchekhov est enterré au fameux cimetière de Novodievichi. A Macha, il se plaignait de la chaleur, de son estomac, et terminait ainsi sa lettre : « Pas une seule Allemande bien habillée, c’est une absence totale de goût qui porte à la mélancolie. »

  • Programme

    « Rien sur terre n’est impur pour les chimistes. L’homme de lettres doit être
    aussi objectif que le chimiste ; il doit renoncer à la subjectivité de la vie et
    savoir que les tas de fumier jouent dans le paysage un rôle très honorable et que les passions mauvaises sont, autant que les bonnes, inhérentes à la vie. »

    A M. V. Kisseleva – Moscou, 14 janvier 1887 

    Tchekhov peint par son frère Nikolaï Tchekhov.jpg


    « J’ai la conviction profonde que tant qu’il y aura des forêts en Russie, des ravins, des nuits d’été, tant que l’on entendra le cri des bécasses et le pleur du vanneau, on n’oubliera ni vous, ni Tourgueniev, ni Tolstoï, ni Gogol. »

    A D. V. Grigorovitch – Moscou, 12 janvier 1888

     

    « Je tiens les étiquettes et les marques de fabrique pour des préjugés. Mon saint des saints, c’est le corps humain, la santé, l’intelligence, le talent, l’inspiration, l’amour et la liberté la plus absolue, la liberté vis-à-vis de la force et du mensonge, où que l’un et l’autre s’expriment. Voilà le programme auquel je me tiendrais, si j’étais un grand artiste. »

    A A. N. Plechtcheev – Moscou, 4 octobre 1888

     

    Tchekhov, Correspondance 1877-1904