Correspondance 1877-1904 (2e partie). Installé à Melikhovo, Tchekhov y écrit des nouvelles et en donne de lui, des bassets hideux et intelligents, Brome et Quinine, de la médecine qui l’épuise – il songe à ne plus exercer –, des voyages qu’il ferait s’il en avait les moyens. Deux semaines à Moscou en octobre 1893 lui sont « une sorte d’enchantement ». L’année suivante, il séjourne une première fois à Yalta « la très ennuyeuse » pour soigner sa toux, mais selon lui, « le printemps du nord vaut mieux que le printemps d’ici ». Sa santé se dégrade. A son ami Souvorine qui lui conseille le mariage, il dit ses conditions : « Tout doit être comme auparavant, c’est-à-dire qu’elle doit vivre à Moscou et moi à la campagne, et que j’irai la voir. (…) Je promets d’être un mari merveilleux, mais donnez-moi une femme qui, comme la lune, n’apparaisse pas chaque jour dans mon ciel. »
Je suis assis dans un fauteuil au dossier de velours vert.
En face. Cravate blanche. On dit que nous sommes très ressemblants, la cravate et moi,
mais, comme l’an dernier, on dirait à mon expression que j’ai prisé du raifort. »
(Nice, 23 mars 1898)
En 1895, Tchekhov se lance dans la construction d’une école au village et écrit une nouvelle pièce, La Mouette : « C’est une comédie, il y a trois rôles de femmes, six de moujiks, quatre actes, un paysage (vue sur un lac), beaucoup de discours sur la littérature, peu d’action, cinq pouds d’amour. » La première à Pétersboug, le 17 octobre 1896, est très chahutée et il s’enfuit – « Où voyez-vous de la frousse ? J’ai agi aussi judicieusement et froidement qu’un homme qui a fait une demande en mariage, a essuyé un refus et qui n’a plus rien à faire qu’à s’en aller. » La pièce fera pourtant salle comble les jours suivants.
Le Dr Tchekhov veut aussi sauver la revue Chronique chirurgicale, en déficit. L’état de santé de la population est désastreux : « 400 enfants sur 1000 à peine atteignent l’âge de cinq ans ». Il y a beaucoup à faire, et les moujiks de son secteur réclament encore une nouvelle école. Il apporte aussi son concours au projet d’une bibliothèque à Taganrog. De jeunes écrivains lui envoient leurs textes, Tchekhov leur répond scrupuleusement et encourage à travailler la phrase, la concision, le choix des mots.
Le 1er avril 1897, il annonce à Souvorine le diagnostic des médecins, une tuberculose pulmonaire. On lui a prescrit « de changer de façon de vivre » et il abandonne ses fonctions au district. Durant son repos de deux semaines dans une clinique moscovite, Tolstoï vient le voir – « nous avons parlé de l’immortalité ». Rentré à Melikhovo, il passe le printemps à ne rien faire à part nourrir les moineaux et tailler les rosiers. Tchekhov lit Maeterlinck, « des choses étranges, bizarres, mais elles font une énorme impression. » A la fin de l’été, il se rend à Biarritz puis à Nice. « S’asseoir sur la promenade, se dorer et regarder la mer, quelle volupté. » Cette oisiveté lui fait du bien : « Moi, je suis un homme heureux de vivre, du moins, j’ai passé les trente premières années de ma vie à vivre selon mon bon plaisir. » – « La
France est un pays merveilleux, elle a de merveilleux écrivains. » L’affaire Dreyfus le passionne et lui donne de l’amitié pour Zola, mais le brouille un certain temps avec Souvorine qui laisse paraître dans Temps nouveau des articles odieux à ce sujet.
L’école de Melikhovo compte vingt-huit enfants inscrits en juillet 1898, garçons et filles. Tchekhov en construit encore une troisième – « Mes écoles sont considérées comme des écoles modèles » – avant de repartir pour Yalta, un voyage qu’il redoute « comme un exil ». Le climat de la Crimée lui convient, il y rêve de Moscou, s’intéresse au théâtre de Stanislavski : « Plus je vieillis, plus souvent et plus fort
bat en moi le pouls de la vie. » Averti avec retard de la mort de son père, qui l’afflige, il propose à sa sœur de passer dorénavant l’hiver à Yalta et l’été à Melikhovo. Il approuve le choix de Novodievitchi pour la tombe de son père. Tchekhov projette bientôt de s’installer définitivement à Yalta et achète un terrain « dans un endroit pittoresque : vue sur la mer et les montagnes. J’aurai ma vigne, mon puits. C’est à vingt minutes de Yalta. ».
Le chevalet dans la chambre de sa sœur Macha à Melikhovo
En novembre, il écrit pour la première fois à Maxime Gorki, loue la force extraordinaire de sa nouvelle Dans la steppe. Comme Gorki sollicite ses critiques, il répond : « Parler des défauts du talent, c’est comme parler des défauts d’un grand arbre qui pousse dans un jardin ; car il s’agit surtout, non de l’arbre,
mais des goûts de celui qui regarde l’arbre. » Il lui conseille de quitter la province qui « fait vieillir de bonne heure » pour se frotter davantage à la littérature et aux hommes de lettres à Moscou ou Saint-Pétersbourg. « La grâce, c’est quand l’homme dépense le moins de mouvements possible pour une action précise. »
Il le pousse à plus de retenue, de simplicité dans les descriptions.
En hiver, Yalta est un désert, écrit-il à sa sœur avec qui il envisage de vendre Melikhovo à moins qu’il n’arrive à vendre ses œuvres à un bon prix. Il passe en
janvier 1899 un contrat avec Marx, un éditeur pétersbourgeois, pour l’ensemble de ses œuvres passées et futures, excepté ses pièces, ce qui lui procure le confort d’un revenu fixe. La Mouette se joue à Moscou avec succès, Oncle Vania tourne en province.
Dear Writer, Dear Actress, The Love Letters of Anton Chekhov and Olga Knipper
De Melikhovo, le 16 juin 1899, il écrit à l’actrice Olga Knipper pour lui demander de ses nouvelles : « L’auteur est oublié, – oh, comme c’est cruel, comme c’est terrible, comme c’est perfide ! » Les lettres se multiplient à sa « chère actrice », il lui annonce la vente de Melikhovo, l’invite dans sa propriété de Crimée. « Portez-vous bien, soyez gaie, heureuse, travaillez, bondissez, chantez, et, si possible, n’oubliez pas le lointain écrivain, votre admirateur empressé. » Tchekhov ne se montre pas avare de mots doux pour celle qu’il épousera : « précieuse, superbe artiste », « ô ma joie ! » Il la conseille pour son jeu : « Il faut exprimer les souffrances comme elles s’expriment dans la vie, c’est-à-dire, pas avec des gestes des pieds et des mains, mais par l’intonation, le regard, non par des gesticulations, mais avec de la grâce. »
Tchekhov continue ses échanges avec Gorki, parle de lui avec Tolstoï. Quand celui-ci tombe malade, il s’inquiète : « S’il mourait, un grand vide se formerait dans ma vie. » Lui-même, à quarante ans, souffre d’asthme et de « toutes sortes d’autres ennuis » qui l’empêchent de vivre librement. Il avoue à Gorki qu’il s’ennuie – « sans compagnie, sans la musique que j’aime, et sans femmes, dont Yalta est dépourvu. » A Olga, il parle de sa nouvelle pièce : « Ah ! quel rôle tu as dans Les trois sœurs, quel rôle ! » En décembre 1900, à Nice : « J’ai acheté un manteau d’été et je fais l’élégant. » Sa « petite chérie », « exploitatrice de mon cœur » (sic), son « petit chien » devient sa femme au printemps 1901. A sa mère, Anton Tchekhov écrit alors : « Chère maman, donnez-moi votre bénédiction, je me marie. Rien ne sera changé. »
La correspondance des dernières années est pleine des lettres du couple qui ont inspiré un superbe spectacle, Tchekhov, Tchekhova, au Rideau de Bruxelles dans les années ’80 (avec Anne Chappuis et Jules-Henri Marchant, inoubliables). Et puis Gorki, Tolstoï, les problèmes de santé, la création d’une nouvelle pièce, La Cerisaie – à Olga, « C’est toi qui joueras le rôle de Lioubov Andreevna, car personne d’autre ne peut le tenir. Elle est intelligente, très bonne ; elle est aimable avec tout le monde, a toujours un visage souriant. » Il insiste pour qu’on ne considère pas cette pièce comme un drame, mais comme une comédie. Au printemps 1904, sur le conseil des médecins, Tchekhov se rend au sanatorium de Badenweiler où il a l’impression de se rétablir et souffre de l’absence de talent et de bon goût – « par contre, de l’ordre et de l’honnêteté, en veux-tu, en voilà. »
La dernière lettre du recueil est adressée de là à sa sœur Macha, le 28 juin. Il y meurt le 2 juillet – avez-vous déjà écouté l'enregistrement de Nathalie Sarraute à propos de ses derniers mots prononcés en allemand, Ich Sterbe ? (Sarraute, Tropismes et L’usage de la parole, extraits, Ed. des femmes) Tchekhov est enterré au fameux cimetière de Novodievichi. A Macha, il se plaignait de la chaleur, de son estomac, et terminait ainsi sa lettre : « Pas une seule Allemande bien habillée, c’est une absence totale de goût qui porte à la mélancolie. »
Commentaires
Le parcours de ce grand artiste est traversé de souffrances, de bonheurs et de passions. Ce vécu si riche d'émotions fortes a sûrement contribué à l'acquisition de ce don de l'observation et je comprends bien l'opinion de Doulidelle.
Merci pour cette belle approche, je vous souhaite un très joyeux réveillon !
Tania, c'est vraiment extra ton billet. Un vrai enchantement de le lire, tout comme la vie selon Tchékov. J'adore cet auteur, mort si jeune. Bonne années 2010!
Merci pour ces deux magnifiques billets. Je connaissais peu la vie de Tchekhov...tant d'art et de souffrances.
Très belle année à toi, guapa.
(euh...année 2010 ne prend pas de "s"...). Quand on regarde le mois de décembre de ton blog, on est frappé par la régularité et la rigueur kantienne avec laquelle tu publies...et écris.
Superbe et passionnant billet, je vais ajouter sur mes deux billets sur Tchékhov un lien emportant le lecteur jusqu'ici
Dans le petit volume que j'ai lu, le seul disponible en bibliothèque, j'ai aimé les lettres à Gorki empruntes de compréhension, d'encouragement et d'exigence.
@ Claire : la double passion de Tchekhov pour la médecine et pour la littérature me touche beaucoup, et son art de rendre la vie en deux traits de plume. J'ai peu de goût pour les réveillons, Claire, mais beaucoup pour ce commentaire enthousiaste. Que 2010 vous sourie.
@ Damien : ton passage ici me fait toujours plaisir. L'amour de Tchekhov m'a été transmis par une amie très chère en compagnie de qui j'ai eu l'intense émotion de poser des fleurs sur sa tombe. Que 2010 t'inspire.
@ Colo : merci, amie, je suis très heureuse de t'avoir fait connaître mieux ce cher Anton Tchekhov. Que 2010 t'enchante.
@ Dominique : oui, Dominique, il y a une grande compréhension et beaucoup d'exigence dans les conseils d'écriture de Tchekhov. La correspondance avec Olga a paru à part chez Albin Michel en 1991, j'ignore si elle est plus disponible que celle des Editeurs Français Réunis. Que 2010 te passionne.
J'ai dans mes piles depuis .. un certain temps dirons-nous, une biographie de Tchekhov. Je ne sais pas ce quelle vaut, mais tu me donnes un désir urgent de la mettre sur le dessus de la pile. Je te souhaite un beau passage à l'année 2010.
En cette période de champagne, levant une flûte une pensée pour son départ : une dernière gorgée, lui se retournant et parti...
La réponse à son ami Souvorine est caractéristique du mépris masculin pour la femme qui reste dans le fond de tous les « mâles » … : « elle doit vivre à Moscou et lui à la campagne … » il ira la voir quand ça lui plaira, il sera alors un mari merveilleux … On ne peut pas mieux définir le rôle ou la place de « l’épouse femme-objet » …
J'ai oublié de préciser que c'est une biographie d'Henri Troyat.
@ Aifelle : le talent de biographe de Troyat ne fait pas de doute. Je te recommande aussi le magnifique "Regardez la neige qui tombe - Impressions de Tchekhov" de Roger Grenier (Gallimard, 1992). Que 2010 t'offre de beaux paysages.
@ JEA : ou un verre de vodka (croyez-en une allergique aux sulfites privée définitivement de champagne). Que 2010 vous enivre.
@ Doulidelle : Tchekhov était amoureux de sa liberté avant tout. "J'appréhende une femme et la régularité de la vie familiale qui limitera ma liberté et, dans mon idée, ne va pas avec mon caractère désordonné, pourtant cela vaut mieux qu'errer sur la mer de la vie et subir des orages dans la frêle barque de la débauche." (A Souvorine, 10 novembre 1895) Que 2010 réponde à tes désirs.
Je croyais avoir laissé un commentaire pour vous dire toute mon admiration et mon plaisir aussi en lisant ce billet. Je le fais maintenant et en profite pour vous remercier de vos vœux et vous souhaiter à mon tour, Tania, une excellente année!
@ Tania : Dans cet esprit pourquoi le mariage ? Pour moi, c'est un "sacrilège" et une "trahison" ... !
Très bel article pour cet auteur délicat et mélancolique. Ses pièces de théâtre sont un enchantement. "Oncle Vania", "La Cerisaie", on pourrait les voir et les revoir sans se lasser. Que ce billet vous porte mes voeux les meilleurs pour 2010. Inspiration et joies de tous ordres.
ARMELLE
@ Doulidelle : pourquoi juger de l'alliance entre l'auteur et l'actrice ? Leurs lettres expriment beaucoup d'amour, en tout cas.
@ Armelle : comme vous, je ne me lasse pas du théâtre de Tchekhov. Que 2010 vous surprenne avec de belles toiles ou des voyages inédits.
J'adore la photo des amoureux, elle aussi exprime bcp de tendresse.
Ils sourient tous les deux de manière très spontanée (ce qui est rare pour une photographie de l'époque) et on sent une grande complicité. Elle a les yeux rieurs, lui a cette nostalgie grave qu'on retrouve dans toute son oeuvre mais là il est heureux, ensemble ils font vraiment la paire !