Premier roman de Virginie Deloffre, Léna (2011) est une histoire d’attente. Eléna vit dans le nord de la Sibérie au rythme des retours de Vassili Volianov, pilote dans l’armée russe, plus souvent absent que présent. Elle a sa manière à elle de l’attendre, en écrivant de longues lettres à Varia et Mitia, ses parents adoptifs, qui vivent à Ketylin, « une petite bourgade sibérienne agrippée à la rive gauche de l’Ob. »
La toundra près de Dudinka sur l’Ienisseï (Sibérie, Russie)
Photo Dr. Andreas Hugentobler sur Wikimedia commons
C’est sur une lettre de novembre 87 que s’ouvre le roman. Léna raconte son travail au combinat, les files devant les magasins d’alimentation, comment elle bannit toute image de son mari dans un avion et craint les informations à la radio : « J’ai fait de l’absence de Vassili un conte personnel, une légende intérieure que nulle aspérité de la réalité ne doit troubler. Je m’y suis enfermée, dedans de hautes murailles, n’est-ce pas ? Et je m’applique, laborieusement, à y devenir aveugle et sourde. » Elle ne vit que pour ses retours.
L’arrivée des lettres de Léna bouleverse chaque fois Varvara et Dimitri, inquiets de la savoir seule alors qu’elle pourrait loger à la base militaire et voir Vassili plus souvent. Varia, née en 1921, est fille de la Révolution qu’elle défend avec constance contre les accusations de Dimitri. Son mari Victor est mort à Kaliningrad pendant la seconde guerre mondiale. « Les années ont coulé. Varvara est devenue une vraie dondon, une bonne vieille volumineuse, recouverte de tant de tricots et de jupons qu’on ne sait plus distinguer dans cette ampleur ce qui lui appartient en propre et ce qui relève de la garniture. »
Dimitri est le « correspondant permanent de la station de géographie de Ketylin ». Ce chercheur en géologie de l’Institut de Moscou a été envoyé là dans les années soixante, pour avoir « un peu trop déstalinisé sa grande bouche après le XXe Congrès ». On l’a logé chez Varvara pour le surveiller, mais il s’est montré un locataire exemplaire, travailleur, et sa logeuse a vite su qu’il n’avait rien d’un ennemi du peuple – « un bon gars qu’a eu du malheur ». Silencieux autant qu’elle est bavarde, ils s’attachent l’un à l’autre malgré leurs désaccords politiques.
Dans l’appartement communautaire des Volianov, tout le monde s’entend bien. Ania, la petite fille des voisins, adore Vassili – Vassia est son héros, elle raffole des histoires qu’il raconte aux enfants dans la cuisine commune. Léna décrit parfois aussi les retours de son bien-aimé, la petite qui se loge sur ses genoux, la façon qu’il a de la regarder, elle, sa femme. Elle se souvient de son enfance, quand elle accompagnait Dimitri (oncle Mitia) dans ses relevés topographiques, et qu’il lui apprenait « comment marcher dans l’hiver », comment se méfier du gel traître, comment « économiser ses efforts, parler peu, inspirer doucement car l’air glacé brûle les poumons quand il les pénètre. »
Varvara est toute la famille qui lui reste. Léna est la fille d’un cousin de Victor, sa mère était d’une tribu d’Esquimaux éleveurs de rennes, des Nénètses. Lors d’un printemps précoce, la banquise avait cédé sous le poids de ses parents qui pêchaient au trou, leurs corps avaient disparu à jamais, et la petite avait été confiée à cette lointaine parente. Est-ce d’être restée seule sur la berge pendant des heures qui a rendu Léna si accordée à l’immobilité ? « Elle voit bien que les humains s’agitent, et elle demeure en arrière. Elle est au bord de la vie mais elle n’entre pas. Elle est restée dans la salle d’attente. »
Dans la deuxième partie, « L’azur », nous la découvrons sous le regard du lieutenant Volianov. En rentrant chez eux, le pilote se souvient de leurs premières rencontres. Comment Léna va-t-elle réagir à ce qu’il va lui annoncer ? Son rêve à lui vient de prendre forme : on l’a sélectionné pour la Cité des Etoiles, le futur cosmonaute va aller sur Mir où il restera six mois. Sa femme est terriblement bouleversée : « Vassia… Pourquoi ? »
Virginie Deloffre, médecin à mi-temps dans un hôpital, donne vie à ce quatuor attachant en alternant lettres et récit, dans un style très simple. Elle n’a aucun lien d’origine avec la Russie, mais ce pays l’inspire, elle a appris le russe, y a voyagé. La vie au quotidien, le froid, les courts étés, les discussions sur l’URSS et la pérestroïka, la conquête spatiale, tout prend place peu à peu dans Léna (Prix Première de la RTBF, Prix des Libraires, entre autres). Mais c’est avant tout le portrait, sur une dizaine d’années, d’une jeune femme mystérieuse, sensible, qui retient son souffle sur la terre pour un homme épris d’elle, et du ciel.
Commentaires
Je garde le souvenir d'un premier roman attachant et mélancolique. J'avais particulièrement aimé le duo Varvara-Dimitri. La photo est magnifique.
le sujet et la géographie du roman me le font noter immédiatement, et quel tour de force d'écrire ainsi sur un pays qui n'est pas le sien
je suis en pleine lecture russe avec Résurrection de Tolstoï que je n'avais jamais lu
J'aime beaucoup le thème. Moi aussi je m'étais éprise de la Russie à l'époque où une prof de Russe a insolitement débarqué dans mon lycée alsacien ! Nous étions plusieurs filles avides de savoirs qui se sont précipitées dans son cours alors que nous n'avions pas le droit car nous avions déjà trois langues étrangères à notre actif. Tout ce qu'il me reste de cette aventure extraordinaire, ce sont quelques mots, quelques phrases, la capacité de déchiffrer le cyrillique et la nostalgie d'un pays où je ne suis jamais allée alors que j'ai lu tant d'auteurs russes !
C'est dit, voilà encore un livre que je note sur la liste de mes futures lectures !
Merci Tania pour cette présentation si convaincante !
@ Aifelle : Varvara et Dimitri, si différents et si attachés l'un à l'autre et à Léna, sont au coeur du roman, c'est vrai. Ces bleus sibériens m'ont aussi séduite. Bonne soirée, Aifelle.
@ Dominique : J'en suis aussi étonnée. Ai-je lu "Résurrection" ? Voilà que le doute me prend, il n'est pas dans ma bibliothèque. Mais j'ai en mémoire une belle adaptation filmée, vue il est vrai dans un contexte très particulier, une nuit de nouvel an à l'hôpital - il neigeait - atmosphère, atmosphère.
@ Euterpe : A défaut de connaître le russe, je me débrouille encore un peu avec le cyrillique que j'avais étudié en vue de deux voyages en Russie. Toi qui aimes voyager, Euterpe, c'est assurément un pays à découvrir, si différent des idées préconçues - et qui donne un éclairage plus intense à la lecture des écrivains russes.
je me demande comment on peut écrire (et de préférence bien écrire) sur un pays, un métier, des situations qu'on ne connaît pas du tout...
ça me semble un véritable tour de force!
N'est-ce pas le propre du romancier, de la romancière, de donner vie à des situations non vécues ? Voir le lien sur "Prix Première" pour la culture russe dont s'est imprégnée Virginie Deloffre. Bonne soirée, Adrienne.
Chère Tania,
Je ne connaissais pas. Tu me donnes envie de le lire. Ecrire sur des pays où on n'a jamais été, n'est-ce pas courant en littérature ?
Bonjour, chère Mado, merci de laisser quelques mots ici. La réponse est oui, je le pense. Peut-être y a-t-il malgré tout deux sortes d'écrivains, ceux ou celles qui n'écrivent de la fiction qu'à partir de leur propre expérience et ceux ou celles qui se documentent et projettent leur imaginaire sous d'autres cieux, à d'autres époques ?
L'attente, l'absence, lieux et thèmes de poésie, de réflexion et de mélancolie par excellence. La Russie est par nature cette terre, qui par son immensité, rend plus prégnante l'absence, l'éloignement, l'attente.Et jamais on n'écrit mieux que sur celle dont on rêve et qui prend substance dans l'imaginaire.
Vous avez consacré à la Russie tant de beaux billets de voyage que votre commentaire en prend davantage de relief. Merci, Armelle, bel été à vous.
Je viens de le terminer et je reste éblouie par la justesse et la retenue de Virginie Deloffre, en espérant qu'elle publie rapidement un deuxième roman.
Bonsoir, Delphine. Merci d'ajouter ta réaction de lectrice ici.
(J'espère que les vacances se passent bien pour toute ta famille.)