Rendez-vous manqué avec Nicolas de Staël à Martigny cet été, raison de plus pour lire Le Prince foudroyé, la biographie que lui a consacrée Laurent Greilsamer en 1998. Le peintre du superbe Ciel à Honfleur que j’avais admiré à la précédente rétrospective de la Fondation Gianadda impressionnait ses contemporains par sa haute taille (1m 96) et son allure, et surtout par un caractère sans demi-mesures. De quoi alimenter largement mes billets de cette semaine.
Greilsamer remonte d’abord aux sources familiales des Staël von Holstein, de l’Allemagne à la Russie. Nicolas naît à Saint Pétersbourg en 1913, deuxième enfant du vice-commandant de la forteresse Pierre-et-Paul et de Lubov Vladimirovna. « Tel un prince, il est baptisé dans la cathédrale où reposent les dépouilles des tsars. » Bientôt, la révolution est en marche, les hôtels particuliers pillés, incendiés, la famille doit quitter la ville. Lubov parvient à faire établir que les Staël ne sont pas russes mais estoniens, ce qui leur permet l’exil. Après la Pologne, ce sera la Belgique, en octobre 1922.
La mère de Marina, Nicolas et Olga, avant de mourir à quarante-sept ans, leur a désigné une amie pour tutrice. Celle-ci les confie à la garde des Fricero au 60 de la
rue Stanley à Uccle, « le Neuilly bruxellois », où ils retrouvent d’autres rejetons de l’aristocratie russe. « Kolia » se rend aux offices orthodoxes, reçoit des cours de russe. Dès 1924, il est élève au collège Saint-Michel, qu’il déteste. Son indiscipline lui vaut deux ans d’internat, « un fiasco » qui se termine par un renvoi. Mis au collège Cardinal-Mercier de Braine-l’Alleud, au sud de Bruxelles, « Nicky » trouve un meilleur équilibre en mêlant sport et études. Il se rêve poète, écrit beaucoup, avant de déclarer : « Je serai peintre ! »
Dans la classe-atelier de dessin de Henri Van Haelen, Staël se fait des camarades. « Entre eux, ses condisciples le surnomment « Le Prince ». La légende d’un aristocrate russe orphelin, abandonné, tombé du ciel telle une météorite, est née. » Géo de Vlamynck, professeur anticonformiste, lui ouvre la porte de son atelier, l’engage comme assistant pour une fresque sur l’art du verre dont il a reçu commande pour l’Exposition universelle.
1935 : quatre mois de rêve, de randonnées en Espagne. Notes, croquis, couleurs, espaces. « J’aime l’Espagne de plus en plus, j’aime le peuple, l’ouvrier, le mendiant. Quelle misère et quels gens sympathiques ! » Les allées et venues ne cesseront plus. A Paris, il rencontre Rostislas Loukine qui l’initie à l’art des icônes. Première exposition à Bruxelles. Aux Pays-Bas, il étudie Rembrandt et Vermeer. « Sans le sou, il apprend l’art d’emprunter à tous. Endetté chronique, il rend au centuple, ou jamais. » Il veut « voyager et apprendre », part au Maroc. « Je sais que ma vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine, c’est une raison pour que je construise mon bateau solidement et ce bateau n’est pas construit », écrit-il à Emmanuel Fricero, son père adoptif, en 1937. « Je travaille sans cesse et
je crois plutôt que la flamme augmente chaque jour, et j’espère bien mourir avant qu’elle ne baisse. »
C’est au Maroc qu’il croise Jeannine Teslar-Guillou. Elle voyage avec son mari et leur fils Antek, elle a cinq ans de plus que Nicolas, elle peint. Elle se sépare de son mari,
ils ne se quitteront plus. Séjour en Italie, problèmes d’argent. A Paris, Staël s’inscrit à l’Académie d’art contemporain de Fernand Léger. Dans leur cercle d’amis, Jeannine « capte l’attention par ses remarques, son rire et ses calembours. Elle irradie et attire, quand Nicolas intrigue et intimide… ». Il vit complètement absorbé par la peinture, puis c’est la guerre. Il s’enrôle dans la Légion étrangère. Jeannine tombe malade, se réfugie à Nice. Encore des années difficiles. En 1942 naît leur fille Anne.
La rencontre d’Alberto Magnelli et l’influence de son ami Henri Goetz produisent un tournant capital : Staël « fait disparaître le sujet sous l’impact de la forme. » Ce n’est pas un rejet de la figuration, mais une « affaire de tripes, d’instinct, de loyauté à l’égard de ses sensations. » Retour à Paris, d’un atelier à l’autre, jusqu’à ce que la marchande de tableaux Jeanne Bucher lui confie les clés d’un hôtel particulier dans le quartier des Batignolles, une chance. Jeannine s’occupe de l’intendance, élève Anne. Antek, douze ans, pourvoit au ravitaillement et à la cuisine. « Staël s’enferme et travaille. »
Vie précaire, corps à corps avec la toile. Le 6 janvier 1944, une exposition sans cartons d’invitation attire les plus grands, dont Braque et Picasso, dans une galerie à l’arrière du boulevard de Montparnasse. Un jeune conservateur, Bernard Dorival, s’enthousiasme pour Staël : « Vos toiles sont d’une puissance sans réplique. L’autorité de l’exécution fait penser à Courbet. »
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Commentaires
J'avais adoré l'expo qui a eu lieu au Centre Pompidou il y a quelques années, j'ai bien l'intention de lire le "prince foudroyé" un jour.
Ses peintures m'enchantent et je ne savais rien de sa vie...alors une semaine qui sera passionnante, merci!
@ Aifelle : Je n'ai pas vu cette rétrospective du Centre Pompidou. La peinture se passe de mots, mais la vie de Staël montre à quel point la création peut être un chemin tourmenté. Il me semble que tu apprécieras cette biographie.
@ Colo : L'enchantement de la couleur, il le ressentait si fort et il le fait ressentir, c'est très physique. Bonne semaine à toi, Colo.
Oui, exactement, c'est une peinture physique, "de tripes et d'instinct", un sens inouï des couleurs, de la construction... et apparemment cela ne l'a pas empêché de vivre, d'aimer et de voyager ! Merci pour ce billet fort intéressant.
Je ne sais pas si j'aime la peinture de Nicolas de Stael qui me paraît un peu aller dans toutes les directions (du moins ce que j'en connais) mais sa vie décrite par vous semble tout à fait passionnante. Et puis s'il aime l'Espagne...alors là...je ne dis plus rien ! ;-)
@ MH : Couleurs et construction, matière et passion... La suite bientôt.
@ Euterpe : Je ne savais pas grand-chose de sa vie, à part son suicide. La biographie de Greilsamer lui rend formidablement hommage.
Un peintre que j'aime énormément et que j'avais moi aussi eu la chance d'admirer il y a quelques années à Martigny
je me promet depuis de lire cette biographie
@ Dominique : Ce genre de promesse, parole de lectrice, on finit toujours par la tenir, n'est-ce pas ?
J'ai lu ce livre lors de sa sortie. Je me souviens que j'avais délaissé ma cuisine, les repas, mes enfants petits, mon mari revenant du travail, tellement j'étais prise par la lecture de ce livre. Bouleversant ! Je l'avais dévoré en deux jours et une nuit. Heureusement pour ma famille ! Ils n'ont pas jeûné trop longtemps !
@ Mirandoline : Oui, la vie de Nicolas de Staël ne peut laisser insensible et Laurent Greilsamer réussit à nous le rendre proche, si l'on peut dire. Je vais faire un tour dans vos lectures, donc en Russie surtout si j'ai bien vu. A bientôt.
"Foudroyé", c'est exactement cela. Avec cette impression que j'ai eu : Jeannine, présente jusqu'au bout.
@ Liousha Tiki : Une biographie que je relirais volontiers.