Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Roman - Page 36

  • Une amie artificielle

    Klara et le soleil (2021, traduit de l’anglais par Anne Rabinovitch) : le titre de Kazuo Ishiguro était noté depuis assez longtemps pour que j’aie perdu son sujet de vue. Aussi ai-je hésité en début de lecture : allais-je vraiment m’embarquer dans un roman qui donne la parole à Klara, une AA, à savoir une amie artificielle, un robot qui fonctionne à l’énergie solaire ? S’il n’y avait pas eu la signature de l’auteur des Vestiges du jour et d’Un artiste du monde flottant, prix Nobel de littérature 2017, je ne sais si j’aurais continué.

    ishiguro,klara et le soleil,roman,littérature anglaise,robot,compagnie,humanité,solitude,dystopie,culture
    Octave Soudan (1872-1947), Rayon de soleil sur la ferme

    Auprès de moi toujours était déjà un roman d’anticipation (autour des dons d’organes). D’une manière ou d’une autre, Ishiguro explore les relations que nous avons avec nos proches et l’expérience de la solitude. Dès le début, quand elle est encore neuve, Klara est une excellente observatrice de ce qui se passe dans la boutique et au-dehors (ce qu’elle peut apercevoir de la vitrine). Elle assiste au succès de la nouvelle génération Boy AA Rex, mais Gérante la rassure : un jour, l’un des enfants qui entrent dans la boutique la choisira, elle, Klara, si douée pour regarder et apprendre, voire comprendre les humains.

    Ce sera Josie, « une fille pâle et frêle » de quatorze ans, qui la salue à travers la vitre et à qui Klara rend son sourire. Heureuse de ses réactions, Josie lui promet de revenir. Après quelques jours, elle réapparaît et lui confie qu’elle ne se sent pas très bien parfois ; si elle accepte de devenir son amie, il faut que ce soit en toute connaissance de cause. Quelque temps plus tard, Josie revient avec sa mère. Pour tester l’AA, celle-ci lui demande d’imiter la démarche de sa fille – « Très bien. Nous la prenons. » (Fin de la première partie du roman qui en compte six.)

    Ishiguro raconte l’arrivée de Klara dans la maison où Josie vit avec sa mère et une gouvernante qui s’occupe d’elle quand sa mère est au bureau. Klara aura pour tâche de veiller sur Josie dont elle partagera la chambre, de la distraire et de donner l’alarme en cas de besoin. L’amie artificielle découvre leur univers, leurs habitudes, et peu à peu les choses et les gens qui comptent aux yeux de Josie. Elle observe ce qui lui fait plaisir, reçoit ses confidences. Quand elle doit assister aux rencontres de socialisation entre Josie et d’autres jeunes, elle est beaucoup moins à l’aise ; certains la traitent comme un jouet sophistiqué.

    On découvrira peu à peu des secrets, un drame sous-jacent, des tensions. Comment affronter la maladie, la nôtre ou celle d’un proche ? Klara n’a pas seulement été acquise pour tenir compagnie à Josie. Sa sensibilité est telle qu’elle développe des compétences très proches des sentiments humains. Qu’est-ce qui nous humanise ou nous déshumanise ? Jusqu’où iront nos rapports avec les machines ? 

    L’addiction au numérique est déjà bien visible. Ishiguro va encore plus loin en prêtant à l’amie artificielle de surprenantes qualités d’empathie – une version romanesque de l’intelligence artificielle. Klara et le soleil questionne les comportements et la manière dont les relations interpersonnelles évoluent, dans cette dystopie où la frontière entre être humain et robot semble de plus en plus poreuse.

  • Flou

    ahmet altan,madame hayat,roman,littérature turque,études,littérature,amour,société,turquie,initiation,culture« Avec Madame Hayat, on se voyait le soir au studio de télé, puis on allait chez elle, le lendemain matin on se séparait. De savoir si on se reverrait à la prochaine émission, il n’était jamais question. Parfois elle ne venait pas, sans explication. Je ne lui en demandais aucune. Elle semblait avoir choisi en toute conscience de laisser les choses dans le vague, refusant obstinément que notre relation, comme l’existence en général d’ailleurs, prît un tour plus formel, ou au moins descriptible. Aucune ligne claire, nette, délimitée, ne venait circonscrire notre relation, elle pouvait changer à tout moment, devenir autre chose, voire disparaître purement et simplement. Si ce flou permanent me rendait inquiet, il avait aussi quelque chose d’étrangement excitant. Je voulais les tenir, les avoir bien en main, elle et notre relation, mais elles m’échappaient. »

    Ahmet Altan, Madame Hayat

  • Madame la Vie

    Quand j’ai lu Je ne reverrai plus le monde, Ahmet Altan était encore en prison. C’est là qu’il a écrit Madame Hayat (Hayat Hanım, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes), avant d’être libéré par la Cour de cassation en avril 2021. Prix Transfuge du meilleur roman européen et Prix Femina étranger, Madame Hayat raconte la vie de Fazil, le narrateur, étudiant en lettres, qui a changé du jour au lendemain.

    ahmet altan,madame hayat,roman,littérature turque,études,littérature,amour,société,turquie,initiation,culture

    « La société se trouvait dans un tel état de décomposition qu’aucune existence ne pouvait plus se rattacher à son passé comme on tient à des racines. » Son père, qui avait investi toute sa fortune dans la production de tomates, est ruiné par de nouvelles mesures économiques et meurt peu après. Sa mère n’a plus d’autre source de revenus que le maigre rapport de ses serres florales. Fazil obtient une bourse, mais sa nouvelle condition d’étudiant n’a plus rien à voir avec le train de vie facile qu’il menait auparavant.

    Il loue une petite chambre dans un vieil immeuble « d’une rue de la soif » qu’il peut observer d’un petit balcon et partage la cuisine commune avec les autres locataires. C’est là qu’on lui propose un jour de se faire un peu d’argent comme figurant pour une émission de télévision : dans une salle en sous-sol, il s’agit de s’installer à une des tables près de la scène, un plateau où chantent des femmes mûres plantureuses dans des tenues colorées et aguichantes. Un écran géant montre les chanteuses filmées et de temps à autre les spectateurs.

    C’est à l’écran qu’il remarque d’abord un visage « d’une espièglerie malicieuse » entouré de longs cheveux « roux-blond », une « robe au décolleté profond, couleur de miel », puis les belles hanches d’une femme gracieuse et très excitante. « Jusque-là, je n’avais jamais imaginé que les femmes âgées puissent être aussi attirantes. J’étais émerveillé, abasourdi. »

    A la fin du tournage, quand tout le monde sort, cette femme d’une cinquantaine d’années le remarque et l’invite à l’accompagner au restaurant. Le serveur les installe dans un petit jardin intérieur et l’appelle « madame Hayat » – un nom qui enchante l’étudiant : « et je me répétais dans toutes les langues : Madame Hayat, Lady Life, Madame la Vie, Signora la Vita, Señora la Vida… »

    Elle s’intéresse à lui, l’interroge sur ses études – elle ne lit jamais de romans, qui ne lui apprennent rien sur l’humanité, dit-elle, qu’elle ne sache déjà. Mme Hayat préfère regarder des documentaires. Elle dirige la conversation, le taquine, le surprend, « certainement la partenaire la plus charmante qu’un  homme puisse souhaiter pour un dîner ». Elle ne sait rien de la littérature mais connaît beaucoup de choses sur les hommes, les insectes, le monde. Quand elle repart en taxi, Fazil se reproche de ne pas avoir su lui plaire assez pour qu’elle le retienne.

    Une fois son amant, la revoir devient son obsession. Leur relation occupe toutes les pensées de l’étudiant, même après avoir rencontré Sila, une étudiante de bonne famille qui a subi les mêmes revers de situation que lui, du jour au lendemain. Belle, cultivée, elle est la partenaire idéale pour échanger sur leurs lectures, les cours et les professeurs de lettres. Quand leur complicité devient plus intime, il ne lui parle pas de Madame Hayat, qu’il continue à voir chez elle.

    Dans la rue, de plus en plus de bastonnades visent ceux qui ne vont pas à la mosquée. Les revues sont mises sous pression. Le quartier des bouquinistes est rasé. A l’université, étudiants et professeurs sont suspectés de sédition. L’ancien chauffeur du père de Sila, reconverti dans des affaires malhonnêtes et lucratives, prend plaisir à la suivre pour la traiter de haut. Tout le monde se sent surveillé et peut s’attendre à une arrestation arbitraire. Sila n’envisage qu’une issue pour y échapper : continuer ses études au Canada. Fazil hésite à l’accompagner, même si Madame Hayat elle-même pousse son « petit Marc Antoine », comme elle l’appelle, à partir avec cette étudiante de son âge.

    Fazil, en adoptant un mode de vie modeste, partage les vicissitudes de ses nouveaux compagnons d’infortune. Si le très beau roman d’Ahmet Altan décrit les difficultés d’une jeunesse avide de liberté dans ce climat politique menaçant, c’est avant tout un roman d’initiation amoureuse. Tiraillé entre deux femmes que tout oppose, l’étudiant admire chez Madame Hayat, en plus de sa sensualité enivrante, son goût de la vie, sa curiosité, son art de vivre au présent.

    Magnifique portrait de femme – « Sa liberté me rend plus libre » a écrit l’auteur à l’occasion du prix Femina –, Madame Hayat décrit l’entremêlement des désirs chez un jeune homme qui rêve d’enseigner la littérature et qui apprend à observer la vie réelle. « Un livre universel, trempé dans l’encre de l’humanisme et de la liberté. » (Philippe Chevilley, Les échos)

  • Paul

    Polders.jpg« Il y a des jours où je me sens polychrome, polarisé, pollué, polyèdre, polyglotte, polynésien, polystyrène, polyuréthanne, polytonal, etc., etc. Il y a des jours où je me sens dans tous mes états et complètement poli par la pluie. J’écris comme un fou des mots que je ne connais pas mais qui ont l’air de me raconter des choses. Je dresse des listes dans un carnet que j’ai planqué dans le watergang et que je remplis de notes tout à coup. Il y a des jours comme ça où je me sens comme perdu dans les polders, que pourtant je connais comme ma poche. Il y a comme ça, oui, des jours où, vraiment, je ne sais plus quoi faire. »

    Mario Alonso, Watergang

     

    Photo © 2022 gerthermans.be
    https://blog.gerthermans.be/wandeling-door-de-uitkerkse-polder/

  • Watergang

    C’est à la radio que j’ai entendu parler de Watergang, le premier roman de Mario Alonso, qui a remporté cette année le prix Première (première chaîne radio de la RTBF). « J’écrirai mon premier roman à treize ans. » La phrase d’ouverture de Paul, douze ans, le premier des narrateurs et le point focal du roman, donne immédiatement la tonalité : un style simple, basique, souvent oral.

    mario alonso,watergang,roman,littérature française,middelbourg,polders,vie ordinaire,famille,écriture

    « Courir c’est l’affaire de ma vie. Je cours d’un bout à l’autre du watergang. » (Littéralement « couloir d’eau », un watergang s’appelle aussi « watringue ».) Le futur écrivain, Paul De Vaart, rêve d’être connu plus tard sous le nom de Jan De Vaart. Sa mère a repris son nom de jeune fille quand leur père est parti, sa sœur et lui le portent aussi. Sur un carnet, il a prévu comme première phrase celle-ci : « J’ai treize ans, j’habite Middelbourg et ma sœur est enceinte. » Birgit n’en a rien dit à son petit ami, Jeroen, le père. Paul, qui partage sa chambre, l’entend pleurer la nuit.

    Quand Kim prend la parole, on comprend que les personnages ont deux prénoms, celui qu’ils portent dans la vie avec Paul et celui qu’ils porteront dans le futur roman de Jan. Pour Kim, Paul est beau, mystérieux – « il ne parle pas à tort et à travers comme la plupart des autres garçons. Et ça, les filles elles trouvent que c’est irrésistible. » Si Paul hante le watergang, où elle l’accompagne parfois, sa sœur préfère retrouver ses copines avec qui elle communique par textos quand ce n’est pas avec Jeroen au Holy Hour, où les jeunes de Middelbourg se retrouvent.

    A chaque chapitre, le narrateur change. Si Paul a déclaré avec sérieux qu’un jour il tuerait quelqu’un, ce qui a épaté les filles, il considère que comme écrivain, il n’aura pas besoin « de parler de revolver et de répandre le sang » pour faire son effet. Quand le polder lui-même prend la parole, c’est pour parler du garçon courant « d’un bout à l’autre du pays le cœur battant ». « Car le watergang sera toujours son allié, et les éléments qu’il brave chaque jour lui seront à jamais une source d’inspiration. »

    Paul observe sa sœur, ses copines, les couleurs qu’elles portent (le rose surtout). Il donne la parole à Middelbourg même, avec sa terre marron. A Julia, qui porte le même prénom que la première femme de l’homme de Middelbourg qui vit avec elle en Angleterre. A « Super », surnom que Paul a donné à sa mère ; elle se sent pourtant une femme très ordinaire, sauf aux yeux de son fils. A « Action » : Paul estime qu’elle n’est pas nécessaire à son futur roman, que les faits suffisent. Etc.

    Watergang est un premier roman qui ne ressemble à aucun autre. Mario Alonso, « né quelque part en Espagne dans les années 60 », selon la notice de l’éditeur, projette à présent d’écrire des « romans paysages ». Les phrases courtes, les personnages ordinaires, les rêves et impressions de Paul, tout cela tisse peu à peu une atmosphère mélancolique, par petites touches, comme dans le mouvement de la vague peinte par Natalie Levkovska en couverture.