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Roman - Page 32

  • Que savons-nous ?

    « Que ceux qui ont connu et aimé Véronique Verbruggen soient les bienvenus. » La carte des regrets (2020) de Nathalie Skowronek s’ouvre sur cette invitation à une soirée d’hommage en l’honneur de celle qui dirigeait une petite maison d’édition d’art parisienne. Et sur des questions. Titus Séguier quittera-t-il Finiels (Mont Lozère) pour y aller ? Qu’apprendra-t-on sur la « personnalité secrète » de Véronique, selon les dires de sa complice, Francesca Orsini, une céramiste italienne ? « Que savons-nous de l’existence de ceux qui nous entourent ? »

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    Même sa fille Mina, vingt et un ans, étudiante au conservatoire de piano, s’interroge sur la vie de sa mère et les circonstances de sa mort : son corps a été trouvé par un randonneur sur le GR 70, non loin du col de Rabusat. Daniel Meyer, le mari de Véronique depuis dix-neuf ans, l’a épousée enceinte d’un autre. Ophtalmologue jovial, c’est lui qui a acheté les soixante mètres carrés de la rue Cassette pour lancer sa maison d’édition, et lui a présenté Francesca. Un mari bienveillant par rapport aux nombreuses absences de sa femme pour son travail, son besoin de nature ou de solitude.

    « Car Véronique oscillait entre le trop lointain et le très proche, prenant le large, faisant marche arrière, préparant son retour en même temps qu’elle envoyait les signaux du départ. » Elle aimait marcher dans les Cévennes, sur les chemins de Stevenson, regarder les arbres, les oiseaux, les chevaux de Przewalski. Quand la police l’appelle,  Daniel s’effondre ; il ignorait le problème cardiaque de sa femme (une stagiaire qui l’avait trouvée fatiguée, essoufflée, l’avait encouragée à voir un cardiologue).

    C’est leur passion pour le peintre flamand Jeroen Herst (un petit maître du XIXe) qui a rapproché Véronique et le cinéaste Titus Séguier, réalisateur de documentaires. Herst peignait le Bas-Escaut, la Lys, la mer du Nord – « Voilier rentrant au port » est une des toiles préférées de Véronique – et il était aussi botaniste. En visite à Gand chez l’arrière-petite-fille du peintre, en vue de réaliser un film sur lui, Titus a appris qu’une éditrice était  aussi venue la voir.

    A leur premier rendez-vous à Paris, lui est curieux de ce « drôle d’échalas à cou de girafe » et lui parle des Cévennes – « chez lui ». Véronique est séduite : « Cet homme m’embarque pour une conversation infinie. » Lorsqu’elle ira dans la maison de Titus (le Mas de l’alouette), une ancienne bergerie aménagée par lui, elle acquiescera aux mots gravés sur l’arbre en face : « Ici c’est le paradis ».

    L’amour de Titus ne l’a pas menée jusqu’à la rupture avec Daniel, celui-ci ne veut pas l’interroger sur ses absences. Véronique ne peut quitter l’un pour l’autre : « Daniel était sa famille, Titus son amour. » La carte des regrets suit les traces des déplacements de Véronique, montre le mari sauvegardant l’œuvre éditoriale et préparant une soirée d’hommage à sa femme, où Titus ne figure pas sur la liste des invités. Le réalisateur, de son côté, prépare un documentaire sur elle – les magazines d’art associent leurs deux noms.

    Quant à Mina, la fille de Véronique, bouleversée par la mort de sa mère et désireuse de comprendre la part de sa vie qu’elle lui a tenue secrète, tout en soutenant Daniel, son père adoptif, elle voudrait rencontrer Titus. Nathalie Skowronek rend avec une belle sensibilité déjà perçue dans Max, en apparence le cheminement de la douleur chez ces trois personnages et, en creux, les choix et les hésitations d’une femme.

    La romancière bruxelloise, élue cette année à l’Académie où elle sera reçue le 29 octobre prochain, pose sur le triangle amoureux un regard plein d’empathie. « Du moment où elle avait confondu rupture et abandon, Véronique rendait tout départ impossible. » C’est dans une peinture de Jeroen Herst qu’elle nous donne la clé de l’énigme posée dans ce roman court et attachant. Loin des dénouements explicites, la fin, jugée « un peu alambiquée » par Monique Verdussen (La Libre Belgique), m’a semblé subtile, comme l’exprime Joseph Duhamel dans un coup de cœur du Carnet (Le Carnet et les Instants).

    Quant au titre La carte des regrets, peut-être inspiré par la Carte de Tendre que j’ai choisie pour illustrer ce billet, il attire l’attention à la fois sur les allées et venues de l’éditrice et sur la délicatesse avec laquelle Nathalie Skowronek décrit les sentiments – « Ensuite, il faut passer à Sensibilité, pour faire connoistre qu’il faut sentir jusques aux plus petites douleurs de ceux qu’on aime. » (Madeleine de Scudéry, Clélie, Histoire romaine)

  • Une nouvelle vie

     Strout Olive enfin.jpg« – Madame Kitteridge, est-ce que vous vous êtes mariée ? Tom m’a raconté que vous aviez épousé Jack Kennison, mais je me suis dit : ça ne doit pas être vrai.
    Olive Kitteridge s’immobilisa, la serviette au-dessus de la tête, et regarda le mur.
    – Si, c’est vrai. J’ai épousé Jack Kennison.
    Cindy la scruta.
    – Eh bien… félicitations, alors. Ça ne vous fait pas bizarre ?
    – Oh si, c’est bizarre.
    Olive la regarda et hocha la tête.
    – Bizarre, touuuuuut à fait.
    Elle hésita, reprit son séchage de cheveux. Et ajouta :
    Mais nous sommes assez vieux, lui et moi, pour savoir comment ces choses marchent, alors ça va.
    – Quelles choses ?
    – Avant tout : savoir quand la fermer.
    – Et sur quels sujets vous la fermez ?
    Olive sembla réfléchir à la question.
    – Eh bien, par exemple, quand il prend son petit déjeuner. Je ne lui dis pas : Jack, bon Dieu, pourquoi tu racles ton bol si fort ?
    – Et vous êtes mariés depuis combien de temps ?
    Ça va faire bientôt deux ans. Tu te rends compte, à mon âge, commencer une nouvelle vie…
    Olive posa la serviette sur ses genoux et leva légèrement la main, paume ouverte.
    – Sauf que ce n’est jamais une nouvelle vie qui commence, Cindy. C’est la vie qui continue. » »

    Elizabeth Strout, Olive, enfin

  • Olive & Co

    « Grande, forte. Mon Dieu, quelle femme étrange. » C’est dans ces termes que Jack Kennison pense à Olive Kitteridge au début de Olive, enfin d’Elizabeth Strout (2019, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Brévignon, 2021). Comme le roman précédent, celui-ci déroule une série d’histoires concernant les habitants de Crosby, sur la côte du Maine, où la prof désormais retraitée est mêlée d’une manière ou d’une autre, le plus souvent à l’avant-plan, parfois comme un personnage secondaire.

    Strout-OliveAgain.jpg

    Jack, professeur d’université à la retraite, longtemps bel homme, 74 ans, s’est installé dans une belle maison de Crosby où il vit seul depuis la mort de sa femme Betsy. Leur fille Cassie vit à  San Francisco et répond assez froidement à son coup de téléphone quand il reconnaît avoir été « une merde » avec elle (pendant des années, il a refusé de lui parler, n’acceptant pas son homosexualité) : « Tu dis ça à cause de la façon dont tu t’es comporté avec moi ou à cause de ta liaison avec Elaine Croft, pendant toutes ces années ? » Dans un bar de Portland, déçu par les réponses convenues du barman, il sent qu’Olive lui manque et se demande pourquoi elle ne lui fait plus signe.

    Le whisky aidant, une fois rentré chez lui, il écrit un message à l’amant de sa femme pour l’informer de son décès quelques mois avant, puis un petit mot manuscrit à Olive pour lui demander de reprendre contact avec lui. A la supérette, elle lui avait parlé d’un enfant sur le point de naître chez son fils ; il ignore qu’en réalité, c’est à Crosby qu’elle a aidé une femme à accoucher sur la banquette arrière de sa voiture ! Quand Olive le raconte à Jack au téléphone, il l’invite à le rejoindre chez lui ; elle y passe finalement la nuit, dans la chambre d’amis.

    Kayley Callaghan, une élève de quatrième, fait le ménage chez plusieurs personnes de Crosby, chez sa prof d’anglais notamment, pour aider sa mère, veuve depuis deux ans. Quand elle remarque comment le mari de Mme Ringrose la regarde, elle découvre une nouvelle manière de toucher une enveloppe, mieux garnie que celle du ménage, sans se douter de ce que cet argent gagné en secret va provoquer.

    On retrouve bien sûr Christopher, le fils unique des Kitteridge, qui vient rendre visite à sa mère avec Ann, sa nouvelle compagne, et leurs quatre enfants, ceux d’Ann, petit Henry qui a deux ans et le bébé de six semaines. Christopher est très étonné des changements dans la maison, débarrassée des bibelots et de beaucoup d’affaires. Sa première impression est plutôt favorable, et leur séjour se déroule cahin-caha malgré l’animosité entre les deux femmes. Mais quand Olive, le dernier jour, annonce son prochain mariage et qu’arrive Jack, celui qu’elle va épouser, la réaction de son fils est très différente de ce qu’elle attendait. Olive va comprendre de mieux en mieux pourquoi il la rejette depuis si longtemps.

    La mort d’un habitant dans l’incendie de sa maison et les révélations de son avocat à sa fille venue l’enterrer, la rencontre entre Olive et une ancienne élève traitée contre le cancer, la promenade nocturne d’un mari qui se sent seul, toutes les chroniques de Olive, enfin sont racontées sans faux-fuyant. Avec le temps, la vie de couple ou la vie de famille connaissent bien des vicissitudes. Cinq ans après leur mariage, Olive et Jack n’y échappent pas.

    Des anciens élèves qu’Olive Kitteridge rencontre par hasard, la plus intéressante est celle d’Andrea L’Rieux dans un café. Elle a reconnu le visage triste qu’Andrea portait déjà dans sa jeunesse. Au grand étonnement d’Olive, elle a été nommée « poète officielle des Etats-Unis », une célébrité dont les habitants de Crosby sont fiers. Olive et elle se parlent très franchement de leur vie. La chute de ce chapitre est formidable.

    Elizabeth Strout parvient, dans Olive, enfin comme dans Olive Kitteridge à nous rendre toutes ces tranches de vie, ces situations captivantes par sa manière directe de dire les choses, le franc-parler de son héroïne, la drôlerie souvent des réactions, des paroles ou des faits inattendus. Avec l’âge (d’un chapitre à l’autre, il y a parfois plusieurs années), Olive découvre les ennuis de la vieillesse, affronte la solitude et l’invisibilité des personnes âgées, tout en prenant conscience de ses erreurs. Son goût intact de la compagnie des autres et des conversations « honnêtes » à rebours des convenances sociales est son meilleur allié.

  • A leur arrivée

    incipit,roman,littérature anglaise,états-unis,isaac bashevis singerA leur arrivée, ils disaient tous la même chose : l’Amérique, ce n’est pas pour moi. Mais peu à peu, ils finissaient par trouver leur place et ce n’était pas pire qu’à Varsovie.
    Moshe – désormais « Morris » – Calisher avait choisi de se tourner vers l’immobilier et comprit très vite qu’il n’était plus nécessaire d’être expert en la matière, pas plus qu’en Pologne. Vous achetiez une maison, la mettiez en location et encaissiez les loyers – qui vous servaient à vivre et à rembourser votre emprunt. Il restait même de quoi payer cash une deuxième maison. Il suffisait de commencer et Morris Calisher avait fait sa première acquisition en 1935. Depuis, la chance ne le quittait plus.

    Isaac Bashevis Singer

  • Un samedi de juin

    incipit,roman,littérature anglaise,etats-unis,elizabeth stroutUn samedi de juin, en début d’après-midi, Jack Kennison mit ses lunettes de soleil, prit place dans sa voiture de sport après avoir baissé la capote, passa la ceinture de sécurité sur son épaule et son ventre proéminent, puis mit le cap sur Portland – à près d’une heure de route – pour acheter un gallon de whisky sans risquer de tomber sur Olive Kitteridge à la supérette de Crosby, dans le Maine. Ou sur cette autre femme qu’il avait croisée à deux reprises dans le magasin, lui, sa bouteille de whisky à la main, elle, monologuant sur la météo. La météo ! Cette femme – son nom lui échappait – était veuve, elle aussi.

    Elizabeth Strout

    Photographie par Leonardo Cendamo / Getty (The New Yorker)